Voyage en Sabuline

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Savez-vous pourquoi les rêves semblent si réels ?

Parce qu’ils l’ont été. Les rêves ne sont que des souvenirs.

Enfin, plus ou moins…

Vous êtes-vous demandé combien de temps cela représenterait, si vous mettiez tous vos rêves bout à bout ?

Un mois, juste un mois.

Vous vous dites sans doute que je suis fou, mais j’ai choisi cette folie. Si vous en doutez, alors lisez ce qui va suivre. Je l’ai écrit de mémoire et si j’ai pu le faire, c’est parce que… j’ai éternué

Un éternuement qui pourrait bien être le point de départ pour sauver deux mondes.

1er undicembre

Comme chaque lendemain de réveillon, la poussière de souvenance a été répandue sur notre Terre…

Je me suis rappelé qu’en ce jour, j’allais partir vers Sabuline, le pays des rêves, comme tout le reste de l’humanité. J’ai préparé mon sac, avec des vêtements de rechange, ma brosse à dents et quelques livres. Même si tout nous sera fourni sur place, je n’aime pas me sentir démuni. Déjà, je suis sorti dans la rue avec les autres citoyens, pour attendre les grands voiliers volants ; ils nous conduiront dans les nuées étoilées qui s’étendent au-delà de notre vision et de notre conscience. Les enfants sont toujours plus enthousiastes que les adultes, quand ils voient apparaître les nefs qui descendent majestueusement vers la ville. Peut-être se souviennent-ils – au moins un peu – de leurs undicembre, du moins mieux que leurs aînés.

Nous n’avons pas à nous inquiéter de ce que nous laissons derrière nous ; des troupes de Sabuliens émergent des voiliers pour prendre notre place dans les maisons ; légers et éthérés, ils possèdent un corps légèrement translucide, sans réelle substance, lumineux et scintillant. Ils s’assurent que rien ne change : ils nourrissent les poissons rouges, empêchent les plantes de trop pousser et les plats dans les réfrigérateurs de moisir. Ne me demandez pas comment… Sans doute bénéficient-ils des talents que nous ignorons.

Bientôt, leurs silhouettes multicolores nous entourent et comme une immense vague, nous avançons sur les passerelles d’ivoire des grands navires. Le voyage par lui-même durera deux jours, à travers les Sept Anneaux de Lumière.

3 undicembre

Enfin, les vaisseaux émergent de l’Anneau violet et Sabuline se révèle sous nos yeux.

Avez-vous déjà fait des rêves où s’étendaient devant vous des contrées que vous n’aviez jamais visitées ? Ou des panoramas féeriques, fantasmagoriques ? Ne vous êtes-vous pas dit que vous aviez contemplé tout cela, dans une autre vie ?

Vous l’avez bel et bien vu. Le pays de Sabuline n’existe pas dans les limites de notre réalité ; ses frontières varient continuellement : elles peuvent se rétrécir ou s’élargir à l’infini, en paysages sans cesse changeants…

Tandis que les vaisseaux font leur approche, je remarque que le port s’est modifié depuis l’année dernière : tous les bâtiments sont en verre translucide, avec des poissons fluorescents qui nagent dans l’épaisseur des murs. Un comité de Sabuliens nous attend sur le ponton pour nous conduire à nos appartements. Le mien se présente comme une bulle qui oscille doucement dans la brise ; je devrais avoir la nausée, mais il n’en est rien. Les habitants nous laissent le temps de nous installer et nous convoquent pour le lendemain matin sur la grande place de la ville.

4 undicembre

À Sabuline, on ne rêve pas. Pourquoi en aurait-on besoin ? Le rêve est présent à chaque instant de notre existence éveillée. Nous nous retrouvons en rangs réguliers, hommes, femmes, enfants de tous pays. Sur une estrade se dressent sept Sabuliens à la noble contenance.

« Vous êtes libres de voyager durant tout le temps que vous passerez ici, précise un grand dignitaire bleu. À votre retour, vous devrez avoir découvert le plus de lieux possible, y compris la contrée des Cauchemars…

La simple mention de ce nom nous fait tous trembler. C’est pourtant nécessaire : si nous ne faisions que de beaux songes, nous perdrions toute notre vie à dormir afin de revoir les merveilleux rivages et les plaisirs sans fin qui habitent nos souvenirs inconscients. Il ne faut cependant pas trop y traîner, de crainte que notre sommeil ne devienne hanté de sombres délires.

Étrangement, alors que nous sommes si nombreux, nous marcherons seuls dans nos pérégrinations ; on raconte que chaque fois qu’un de nous se rapproche de l’autre, le paysage change pour nous empêcher de nous rencontrer.

Quand nous partons, c’est vraiment le hasard qui guide nos pas. Sauf quand nous nous rendons dans la contrée des Cauchemars. Et parce que je me rappelle soudain ce que j’ai oublié une année durant, je décide de me lancer en premier, afin de mettre tout de suite le plus pénible derrière moi. Certains y vont tout à la fin… Chacun sa tactique.

6 undicembre

L’intérêt de la contrée des Cauchemars, c’est qu’on est heureux par la suite de retrouver le pays des Rêves ! Même si l’on ne risque rien physiquement, on traverse une série de lieux qui font de leur mieux pour vous glacer d’effroi. Forêts profondes emplies de bruits étranges, villes dévastées peuplées de zombies, cimetières hantés au clair de lune…

Les Somniens, les Sabuliens obscurs y vivent, aussi sombres et furtifs que les Sabuliens oniriques sont brillants et lumineux. On dit qu’ils peuvent prendre, comme leurs congénères, toutes sortes d’apparences, mais les leurs n’ont rien de gracieux ou d’attendrissant : ils s’habillent de formes monstrueuses pour épouvanter les visiteurs.

Je les entends chuchoter dans mon dos, et c’est plus horrible même que les terribles illusions que j’ai dû affronter. Mais je ne me découragerai pas. Je me suis promis de rester deux jours encore…

8 undicembre

Je tiens toujours le coup, mais mes nerfs sont à vif, continuellement… C’est le dernier jour. Bientôt, il suffira que je désire – réellement, de toutes mes forces – retourner de l’autre côté de la frontière et je reviendrai au Pays des Rêves, pour y passer le reste de mon séjour.

Je marche au milieu d’un territoire de cendres, où tout a été calciné. Seul le vent murmure à mes oreilles, des menaces discrètes et confuses. Il sèche ma peau et m’assoiffe. Pour la dixième fois depuis que j’y suis entré, je sors ma gourde de cristal pour prendre une lampée d’ambroisie, ce qui sert tout à la fois de nourriture et de boisson à Sabuline.

C’est alors que je l’entends. Une plainte qui aurait pu tout aussi bien être issue des illusions qui ponctuent la contrée des Cauchemars, mais à Sabuline, on perd la faculté d’hésiter. Je me dirige aussitôt vers le lieu d’où parviennent ces gémissements…

Et je découvre, à ma grande stupeur, une Sabulienne onirique à la délicate teinte pourprée, enterrée presque entièrement dans les cendres. Sans attendre, je m’efforce de la dégager. Mes mains s’enfoncent dans la poussière grise ; j’ai le sentiment qu’elles se dessèchent à vue d’œil, que très vite, elles ne seront plus que peau sur les os… mais je persévère. On revient toujours indemne des Cauchemars, au moins, physiquement.

Quand la jeune Sabulienne s’extirpe enfin de ce piège mortel, elle me semble curieusement terne, comme si son épreuve lui avait fait perdre ses couleurs. Elle se répand en remerciements qui me laissent confus et gêné. Lorsque je lui explique que je retournerai bientôt au pays des Rêves, elle joint les mains avec bonheur et me demande de la ramener avec moi.

Illusion, réalité ? La Sabulienne va-t-elle soudain devenir un monstre épouvantable qui me dévorera ? Encore une fois, en théorie, je ne risque rien.

Alors, j’accepte sa requête.

12 undicembre

Étrangement, pour la première fois depuis que je voyage à Sabuline, j’ai eu du mal à retrouver le pays des Rêves. Enfin, une haute cascade arc-en-ciel nous signale que nous sommes du bon côté de la frontière. Ma compagne, qui s’est présentée sous le nom d’Oniria, me saute au cou – son contact m’évoque la douceur d’une eau tiède. Elle a commencé à reprendre un timide éclat.

Elle m’a raconté son histoire : ancienne princesse de Sabuline, elle s’est vue écarter du pouvoir au profit de sa sœur, Somnia. Elle a été emprisonnée dans une geôle au beau milieu du territoire somnien, mais elle a réussi à s’enfuir… Hélas, un Sabulien onirique ne peut aisément survivre dans la contrée des Cauchemars. Il perd ses forces, dépérit et meurt. Elle a cependant choisi de courir le risque…

« Nos deux mondes tirent leur essence de l’énergie des rêves… Ma sœur pense que celle des cauchemars est plus puissante, mais elle se trompe : elle est comme un brasier qui dévore tout et les laissera tous deux exsangues. Elle tient à ce que la part de cauchemar devienne de plus en plus importante, mais de fait, elle doit donner aux hommes plus de poussière d’oubli pour qu’ils ne deviennent pas fous. La contrée des Cauchemars gagne chaque jour un peu plus sur le pays des Rêves… »

Au départ, je ne la croyais pas vraiment, mais son récit a fini par me troubler. D’après mes souvenirs des autres mois d’undicembre, le pays des Rêves était bien plus étendu, plus florissant aussi.

Le paysage qui nous entoure est une forêt rose et violette, peuplée de licornes ; mais les feuilles semblent à certains endroits étrangement brunâtres et les gracieuses créatures ne brillent pas autant qu’elles le devraient. Est-ce que ma compagne dit vrai ? Et si les rêves nous désertaient ?

16 undicembre

À travers tous les paysages magnifiques que nous avons traversés, j’ai remarqué des petites choses, des traces de déclin…

« N’est-ce pas pareil, sur votre terre ? » demande Oniria.

Dans mon monde… les hommes savent de moins en moins rêver. Et la terre souffre aussi. Comme à Sabuline, les océans prennent la couleur du plomb, le ciel devient jaunâtre, les animaux sont plus rares, les neiges éternelles fondent…

Oui, elle a sans doute raison. C’est exactement la même chose.

Nos mondes se meurent… Et l’oubli est la cause de ces maux.

19 undicembre

Dans la soirée, nous avons fait escale dans un somptueux palais de neige où, d’étrange façon, il ne fait pas froid ; il brille et scintille de toute part, comme taillé dans un diamant pur. Des lueurs pastel jouent sur les délicates sculptures…

Et je repense, bizarrement, à un récit que j’ai lu voilà bien longtemps, quand je n’étais qu’un enfant : un garçon entrait dans un monde imaginaire décrit dans un livre, pour le sauver en le réimaginant. Lorsque j’en parle à Oniria, elle éclate de rire :

« Oh oui, je me souviens de son auteur, il s’appelait Michael, je crois… Il éternuait toujours quand était répandue la poussière d’oubli. Ses rêves étaient plus riches, plus clairs, et s’évanouissaient moins vite. Comme c’est le cas pour bien des écrivains, et bien des artistes aussi. Mais même eux oublient de plus en plus Sabuline, et quand ils s’en souviennent, ce sont les cauchemars qui remontent plus aisément à la surface… ce qu’ils créent est sombre et désespéré… »

Je hoche la tête gravement.

Je sais ce que je dois faire.

24 undicembre

Nous avons manqué de prudence… Alors que nous avancions dans un verger aux fruits succulents, de toutes sortes et variétés, nous nous sommes soudain retrouvés dans une zone où tous les arbres étaient morts et rabougris… Une enclave de Cauchemar !

J’ai entendu chuchoter dans mon dos, et avant d’avoir pu faire quoi que ce soit, nous avons été cernés. Je n’ai rien pu faire contre les formes sombres et éthérées des Somniens. Alors, je me suis enfui – mais seulement parce qu’Oniria m’y a encouragée.

Je suis arrivé seul dans le Royaume des Rêves, errant à travers ces paysages qui se délitaient subtilement, en prenant bien soin d’éviter toutes les zones de Cauchemars.

Chaque jour, néanmoins, ma résolution devient plus puissante.

Je n’oublierai pas.

Non seulement je n’oublierai pas, mais j’obligerai les autres à se souvenir…

Et peu à peu, par la force de nos rêves, nous ramènerons l’éclat de Sabuline et de la Terre.

31 undicembre

Les grands vaisseaux nous ont ramenés chez nous. Nous sommes de nouveau rassemblés dans les rues, tandis que les Sabuliens restés sur Terre remontent à bord. Ces êtres qui m’ont toujours paru si accueillants me semblent à présent inquiétants.

Leur chef nous balaye de ses larges yeux luminescents :

« À présent, mes amis, vous allez recevoir la poussière d’oubli, qui renverra tout ce que vous avez vu dans les coffrets du sommeil. Êtes-vous prêts ?

Il y a du regret dans les regards, mais pas autant que jadis. Sans doute trop de cauchemars se sont mêlés aux rêves.

Il ouvre les deux mains et bientôt, s’étend un voile de poussière argentée, qui n’est pas sans rappeler le désert de cendres où j’ai rencontré Oniria. J’attends qu’elle descende sur nous et…

J’éternue.

Un éternuement soigneusement préparé.

Un peu de poussière tournicote autour de moi ; je prends soin de ne pas reprendre ma respiration. Pas avant d’être sûr que tout est retombé sur le sol.

1er janvier

Il se fait tard. Mes doigts sont tachés d’encre.

Mais au moins, je suis sûr que tout est encore frais dans ma tête et ne 's’effacera pas, comme des rêves qui s’évanouissent trop vite le matin arrivé.

Je me souviens.

D’autres liront ce journal, et se souviendront à leur tour.

Jusqu’à ce que de plus en plus d’humains éternuent, quand descend l’oubli, et choisissent de faire face à leurs rêves, même si quelques cauchemars refont surface à l’occasion.

Alors, peut-être, au prochain undicembre, je pourrais sortir Oniria de sa prison et nos deux mondes revivront.

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