Venomous web's spider
Les clics incessants de ma souris résonnent dans le silence de ma chambre entièrement plongée dans le noir. Seul l’écran de mon ordinateur la baigne dans une lueur fantomatique, artificielle. Mes yeux parcourent les différentes pages internets que j’ouvre les unes après les autres. Des vidéos s’entassent sur mon bureau, formant une mosaïque d’images mouvantes que je scrute dans les moindres détails. L’une d’elles donne l’image d’une adolescente qui se maquille face à la caméra, ses pupilles fixant un autre point. Sans doute sur un miroir positionné derrière l’objectif. À première vue, elle ne doit pas avoir atteint la majorité. Je ne lui donne pas plus de dix-sept ans. Je délaisse ce plan pour poser mon attention sur un autre. Un groupe de trois étudiants, sans doute un peu plus jeunes que moi, marchant côte à côte sur le trottoir à la sortie d’un club. Ils semblent plongés dans une conversation animée à en juger leurs gestes agités. L’un d’eux rit à gorge déployée. Je n’entends pas leur conversation. Sous l'irritation, ma langue claque contre mon palais tandis que je passe à une autre vidéo. Au milieu d’un tapis pelucheux blanc, une demoiselle tape dans ses mains pour appeler un chien au pelage foncé qui se précipite dans sa direction. Elle le félicite en ébouriffant ses poils et dépose un baiser affectueux sur sa truffe. Je serre la mâchoire. Plus mon regard tente de s’accrocher à un espoir, plus il s’évapore. Vaincu, je rejette ma souris d’un geste brusque et soupir d’agacement. Je masse mes tempes, comme si cela pouvait calmer la course effrénée de mon cœur.
— Je vais jamais y arriver…
Un simple murmure dans la pièce semblant décuplé par le silence religieux qui m’entoure. Je jette un coup d’œil dans le coin droit en bas de mon écran. 4 février, 22h59. Je fixe inlassablement l’unité des minutes qui passe à la suivante, affichant désormais 23h00. Plus que deux jours et une heure. Je réfrène un geste de colère dirigé vers ma longue chevelure platine que je serre entre mes doigts. À toute vitesse, je me tourne vers le miroir à ma gauche pour me recoiffer. La crainte que la moindre mèche puisse se trouver au mauvais endroit me donne ces sales tocs. Mes cheveux sont parfaitement lissés, ne laissent entrevoir aucune imperfection et leur blancheur cristalline de ces derniers me rassure. Je sonde mon reflet dans les moindres recoins, admire ma peau d’une blancheur spectrale, la finesse de ma gorge décorée d’un collier en cuir et le piercing parant mon sourcil bien dessiné. Je m’attarde sur les détails de mon maquillage, allant de mes lèvres pourpres jusqu’au contour noir de mes yeux. Mes pupilles à l’origine marron, voire noirs, sont masqués par le filtre d’une lentille de contact d’un gris métallique. D’un geste rapide, je mets mes cheveux derrière mon oreille trouée de plusieurs bijoux en acier. Un gothique, fan de hard métal, qui égorge des chèvres les soirs de pleine lune. C’est comme ça qu’on pourrait me qualifier la première fois qu’on me voit. Mes traits androgynes, renvoient une beauté artificielle et froide. Un mirage. Je crée mon physique à mon bon vouloir, comme un chef d’orchestre composant la plus pure des mélodies. Un artiste qui dessine un univers qu’il rend plus vrai. À la frontière entre le virtuel et le réel, c’est là que je me situe. Les gens ne savent pas ce que je suis. De toute façon, je ne leur laisse pas l’occasion de me placer dans une case. Je sors rarement de chez moi. Et quand je le fais, je m’assure d’être aussi éphémère qu’un éclair dans le ciel.
Machinalement, j’attrape un paquet de gâteaux laissé sur un coin de mon bureau. Je déchire l’emballage et amène la succulente friandise jusqu’à ma bouche. Soudain, j’arrête mon geste. Mes lèvres effleurent la texture moelleuse, mais je n’achève jamais mon mouvement. Les gâteaux finissent, comme à chaque fois, dans la corbeille sous mon bureau. Celle-ci contient plus de nourriture que je n’ai jamais entamé que de papiers froissés. Dicté par mes souvenirs douloureux, je baisse les yeux vers ma silhouette svelte. Mes hanches sont à l’étroit dans un corset de cuir qui me serre l’abdomen. Tant que la balance indique 45 kg ou moins, je suis dans la moyenne. Pour un homme d’un mètre soixante-seize, j’estime que c’est le poids qui me convient le mieux. Si par malheur je dépasse ce seuil, j’ai toujours la solution pour extraire de mon estomac les quantités en trop. Je cherche encore le moindre détail qui pourrait perturber l’équilibre de ma silhouette ou la beauté de mon visage. Rien. Tout est parfait. Mes muscles se relâchent à cette constatation, faisant pivoter ma chaise à roulette pour faire face à mon ordinateur.
Ce n’est pas la première fois de la soirée que je fais ce genre de vérification et ça me fait perdre un temps précieux dans mon travail. Je ne peux pas m’en empêcher. Je ne peux plus. Les évènements remontent à plus de dix ans, alors que je venais d’arriver au collège, mais ils continuent de me hanter. Je revois encore les autres enfants de mon école me pointer du doigt en riant. Je les entends encore m’appeler par ces surnoms odieux, « boule de pus », « blaireau à lunettes », « Kazuo le monstre »… Et j’en passe. Je n’ai pas eu une enfance facile. Ou du moins, une scolarité compliqué. J’étais le bouc émissaire de mon école, et ce même si ma mère m’en changeait tous trois ans. Ça se finissait toujours de la même façon. Pour la société, je n’entrais pas dans les normes. Pour les autres, j’étais différent par mon apparence. J’en ai fait des crises d’angoisse et des nuits blanches, à tel point que mes parents m'ont payé des consultations chez le psychologue. Qui ne menaient évidemment à rien. Je me contentais de garder le silence et de baisser les yeux. Je n’étais pas regardable, que ce soit pour les gens autour, comme pour moi. Il fallait que ça change. Et ça a changé. L’image du laideron plein d’acné, en surpoids et à la vision défaillante avait disparu. J’en garde des séquelles psychologiques et physiques, mais je suis un nouvel homme. Je ne me rabaisserais plus devant qui que ce soit. Je suis devenu la personne que je voulais être en tout point. Je me suis façonné cette image que rien ni personne ne pourra détruire. Je suis maître de ma vie.
Je remarque que je suis en train de ronger l’ongle de mon pouce nerveusement alors que les souvenirs envahissent mes pensées. Je n’ai pas oublié. Je n’oublie jamais. Oh, d’ailleurs… Mes yeux s’illuminent lorsqu’une idée me traverse l’esprit. Je me jette sur ma souris et ouvre une nouvelle fenêtre qui affiche une page noire, couverte de kanjis. Je relis les phrases comme pour être sûr de ne pas perdre de vue mon objectif. « Jeunesse rebelle », « Impureté de l’âme. »
— Bingo…
Un sourire se dessine au coin de mes lèvres tandis que je referme toutes les fenêtres comportant les différentes vidéos sur mon bureau. Je retourne sur le site duquel elles sont issues et tape frénétiquement sur mon clavier ces quelques mots : « Tokyo, Shinagawa, 2-16-1 Nishi-gotonda. » Plusieurs vidéos s’ouvrent en même temps et je fais le tri parmi elles. Lorsque je trouve enfin ce que je cherche, je double-clique sur l’onglet qui m’affiche l’image en plein écran. La pièce que j’observe est plongée dans la pénombre, mais la lueur des lampadaires qui perce à travers les stores me révèle une silhouette qui ne m’est pas inconnue. Au cœur de cette chambre à coucher des plus ordinaires, un étudiant de mon âge dort paisiblement dans son lit. Le plan est filmé depuis un bureau. Certainement depuis son ordinateur portable. Cela fait des années que je n’avais pas vu le visage de cette petite enflure qui a ruiné une partie de ma vie. Il n’est pas le seul. La liste se trouve dans un coin de ma tête, il va juste me falloir plus de temps et surtout de contrats… Une fenêtre pop-up émerge alors au centre de mon écran. Ma boîte mail au nom de Cheshire, annonce un nouveau message de la part de mon client actuel.
« Tu as ce que je t’ai demandé ? »
Mon sourire s’élargit davantage tandis que mes doigts s’activent sur le clavier.
« J’ai trouvé exactement ce qu’il te faut. La marchandise sera livrée comme convenu le 6 février à l’endroit de rendez-vous. »
Je dirige le curseur de ma souris sur “envoyer” et lorsque le clic significatif retentit, une joie malsaine anime mes prunelles. Alors, qui est-ce qui va être défiguré à présent ?
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