En arriver là
À quel moment avait-il décidé d’en arriver là ? Lui-même n’en était pas certain. Il repensait à cette conversation qu’il avait surprise entre Pierre Monge, le directeur des ressources humaines, et son collègue et partenaire de golf, Bertrand Malepart, comme quoi malgré ses résultats honnêtes, son style de management était dépassé. Il revoyait leur silence gêné lorsqu’il les avait salués en souriant à la machine à café. Il repensait à ces messages qu’il avait découverts de manière fortuite sur le portable de Linda et qui laissaient peu de doutes quant à la nature de sa relation avec Geoff Reed, son confrère de l’hôpital qui l’accompagnait dans ses nombreux séminaires.
Mais ce n’était pas tant un épisode précis qui l’avait décidé qu’une accumulation de signes troublants, jusqu’à l’insidieuse certitude que sa vie entière n’était qu’une pièce de théâtre creuse, qu’une répétition de scènes factices, jouées par de mauvais comédiens qui avaient l’air de se prendre au sérieux.
Erwan s’était pourtant pris au jeu lui aussi. Il avait travaillé dur, il avait joué et il avait gagné d’une certaine façon, il le savait. Son bureau de directeur financier régional culminait au quarante-et-unième étage d’une tour de la Défense – trois étages sous celui du PDG. Il vivait dans une magnifique maison de la banlieue parisienne dont il n’utilisait pas toutes les pièces. Il avait épousé une très belle femme, aujourd’hui neuropsychiatre d’autorité. Il avait deux beaux enfants, Victor et Astrid, partis faire carrière à l’étranger et qui l’appelaient de temps à autre. Il possédait une superbe Audi, intérieur cuir avec toutes les options, dans laquelle il pouvait facilement transporter son matériel de golf et son labrador. Il allait souvent dîner au restaurant ou chez des amis et les invitait parfois en retour.
N’arborait-il pas tous les attributs de la réussite ? Lui-même avait eu la prétention de le croire et de se faire une idée de sa propre importance, mais ce temps-là lui paraissait bien loin, aujourd’hui. Ce temps où la sincérité de son entourage ne lui semblait pas feinte, où les sentiments signifiaient autre chose que des échanges convenus. À mesure qu’il franchissait un à un les barreaux de l’échelle sociale, le prisme de son regard s’était imperceptiblement décalé, jusqu’à déceler les rouages des saynètes absurdes qui composaient sa vie. Au début il avait mis cela sur le compte du surmenage, d’une petite dépression ou d’une crise de maturité passagère qu’il finirait bien par surmonter tôt ou tard. Or non seulement cette intuition avait perduré, mais elle avait évolué vers une indéniable certitude, presque une évidence. Toutes ses relations n’étaient que des convenances, tous ses échanges ne faisaient que suivre des scripts préétablis, toutes ses actions n’obéissaient qu’à la nécessité d’une mise en scène aussi grotesque que rigoureuse.
Pendant plusieurs mois il avait continué de jouer son rôle à la perfection, tout en notant intérieurement les détails et les variations minimes de chaque séquence, jusque dans son intimité avec Linda. En l’occurrence, sans nier le plaisir physique qui accompagnait leurs rares ébats, Erwan en ressortait toujours avec le sentiment amer qu’ils ne faisaient que reproduire un mauvais scénario de film érotique. Était-ce sa faute à lui ? À elle ? Était-ce les autres ? Étaient-ils tous vraiment dupes ? Et sinon, pourquoi persistaient-ils à faire comme si de rien n’était ? Que cherchaient-ils ? Que lui voulaient-ils ? N’avait-il pas fait tout ce qu’on pouvait attendre de lui ?
C’est ainsi qu’un jour à son bureau, tourmenté par ces questions, il avait lancé cette recherche Internet… Il sortait d’une réunion, en fin de journée, où il avait dit ce qu’il fallait dire, fait ce qu’il fallait faire, souri lorsqu’il le fallait, parlé fermement au moment opportun, réagi avec à-propos aux petites blagues et sarcasmes d’usage. De retour à son ordinateur, il avait regardé le curseur clignoter au bout de la phrase qu’il avait tapée presque sans y penser, « comment simuler sa mort ». Puis il avait appuyé sur Entrée.
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