Chapitre Dix : Etre ou ne pas être un ours, telle est la question écrit par BIGFLO99
Chapitre Dix : Etre ou ne pas être un ours, telle est la question écrit par BIGFLO99
Un soir, à la télévision, sur la grande chaîne nationale, il y eut un reportage sur la fonte des glaciers. Stella regarda l'émission, enroulée dans un vieux plaid qui accompagnait ses soirées plateau-télé, les yeux rivés sur les images blanches de l'autre bout de la Terre. Ça lui paraissait si loin de son quotidien. La fonte était inexorable, rapide et spectaculaire. Un sujet parfait pour faire le plein d'audimat dans les salons surchauffés de la capitale.
Ces géants blancs aux reflets bleutés reculaient partout sur le globe à une vitesse tellement rapide que l'humanité tout entière était dépassée par la situation. Bien sûr, les idées ne manquaient pas pour ralentir le phénomène mais la plupart d'entre elles étaient impossibles à mettre en place. Elle regarda, grelottante d'anxiété, l'immensité de la catastrophe. Pour la première fois, elle mesura vraiment l'ampleur des dégâts aux pôles. C'était un sujet qui était devenu à la mode et on le servait à toutes les sauces : télévision, presse papier et même le récit poignant de quelques explorateurs partis se rendre compte de la situation par eux-mêmes, qui vous retournait les tripes en un instant.
Devant l'imminence de la disparition des glaciers et de la banquise, des cars entiers de touristes du monde entier se précipitaient sur place pour observer le spectacle par eux-mêmes et en profiter, en direct live. À force de communiquer dans toutes les langues sur la fonte inexorable de la glace, on avait simplement fini par l'accélérer. Être le dernier à posséder un glaçon arctique ou un morceau de la mer de glace devint le déplacement tendance du moment. Le voyage ultime à ne pas rater. On s'en parlait maintenant dans les entreprises, à la pause, autour de la machine à café, et les collègues déjà partis vous vantaient les mérites de telles ou telles agences de voyages.
On se déculpabilisait à coup de propagande de masse, de toute façon des glaciers il n'y en aurait bientôt plus.
— Autant en profiter, il faut y aller, avant qu'il ne soit trop tard. Tu devrais envisager le voyage, Stella, ce n'est pas si cher, et, en ce moment, il y a même des supers promotions ! lui expliqua une de ses collègues journaliste.
Elle avait programmé une excursion tout compris, boissons incluses, pour le mois de juillet. Les compagnies maritimes produisaient des centaines d'expéditions polaires, à la saison chaude. Après les safaris en Afrique, les excursions sur la banquise affichaient des publicités qui vantaient un voyage satisfait ou remboursé. Stella, elle-même, était passée feuilleter des prospectus en papier glacé à l'agence de voyage locale qui promettaient des couchers de soleils inoubliables et des vues à couper le souffle. Elle se demandait si un voyage ne serait pas une bonne idée pour se changer les idées après sa rencontre manquée de la descente de ski avec les deux femmes.
A la coupure pub du reportage, Stella s'énerva, se levant du canapé, grognant et se demandant tout haut à quel moment on allait fournir aux touristes des glacières pour que chacun puisse en garder un petit morceau pour le congélateur de la maison. En fait, elle ignorait qu'une société y avait pensé et que l'idée était déjà brevetée. Elle arrivait trop tard pour commercialiser les Glacières du Pôle !
Ces géants de glace ne manquaient pas d'atouts touristiques. Il suffisait de voir les minuscules bateaux posés au pied des colosses gelés pour comprendre l'émotion qui devait saisir les visiteurs. Une immensité blanche aux reflets bleutés. Un monde perdu de glace et d'eau. Des pans entiers de glace brute sculptés par le vent et les vagues, le dernier rempart de vie désertique et sauvage que la civilisation n'avait pas encore définitivement envahi, quoi que ce ne fût qu'une question de jours avant que tout ne soit englouti, mangé avec appétit, comme le reste. La glace n'échapperait pas à la voracité de l'espèce humaine.
Les derniers icebergs sur lesquels s'agrippaient les ours blancs diminuaient en nombre. La vie sauvage avait bien changé depuis que les excursions s'étaient multipliées. Aux premiers touristes, les ours avaient distribué des regards étonnés, de longs et paisibles déhanchés, en aller-retour le long de la banquise, pour observer ces drôles de visiteurs en cagoules et gros bonnets. Ces défilés, qui n'avaient rien à envier à Dior ou Chanel, avaient excité l'appétit des photographes en herbe. Ca crépitait, ça photographiait en rafales, ça flashait à l'envi. On jouait à la surenchère sur les bateaux de tourisme : qui avait le meilleur zoom, le dernier téléobjectif à la mode, la meilleure prise du blanc plantigrade ? Elle se demanda ce que Karl Lagerfeld en aurait pensé, peut être que la dernière égérie de la marque Chanel était là sous les yeux des touristes : une ourse en manteau de fourrure blanc se dandinant gracieusement sur la neige immaculée, le tout sur fond de disparition imminente. Elle se dit qu'on aurait pu passer une bande son bien trash par-dessus pour faire bien, en fond sonore.
Au fil du temps, sur fond de réchauffement climatique, les relations entre les touristes et la faune sauvage s'étaient définitivement refroidies : les ourses et leurs petits, les premiers, fuirent le bord des banquises pour des contrées plus reculées. Quelques gros mâles téméraires avaient bien tenté une observation poussée de ces drôles de hautes boites noires que les touristes remplissaient de restes de nourritures et qu'ils appelaient poubelles mais, on leur avait rapidement rappelé à coup de tir de trente-deux long rifle où se situait la frontière entre l'homme et l'animal. Le patron, c'était celui qui avait les plus gros fusils, pas celui qui était arrivé le premier sur place. Les vendeurs d'armes nous le rappelaient bien régulièrement, à coup de spots publicitaires, en nous proposant de devenir des maîtres absolus sur terre. Pour essayer de s'excuser un peu, on rappelait que ce n'étaient pas les humains qui avaient inventé la loi de la Jungle mais bien l'espèce animale, les ours en premier. On avait simplement bien vite compris le message. Les ours avaient intérêt à se tenir à carreaux.
Les plantigrades avaient finis par disparaître de la vue des touristes et on ne savait plus trop où ils étaient, car de nombreuses opérations d'exploration à l'intérieur des terres rapportaient n'avoir croisé aucun ours au cours de leurs récents périples. On supposait qu'ils mouraient en nombre, à moins qu'ils ne se cachent sous la fine couche de glace ? Qui sait ? On en était rendus pour les compter à analyser les images satellites et, ce n'était pas évident, vu qu'ils étaient blancs sur fond blanc et qu'ils ne cessaient de bouger. La nature n'était pas si bien faite. À la fin, nul ne savait bien combien il restait réellement de spécimens sur l'étendue blanche.
Dépourvus d'ours à prendre en photo, les touristes boudaient ferme. Un riche magnat américain avait proposé de monter un zoo en plein air avec des ours blancs reproduits en captivité pour satisfaire la féroce fringale de leurs objectifs tout neufs. Cela avait fait scandale. Ce fut l'occasion pour les médias de proposer quelques reportages inédits qui changeaient du réchauffement climatique et présentaient sous tous les angles les aventures succulentes et truculentes qui tournaient autour de ce riche promoteur immobilier et américain, aux mille facettes sournoises et qui débordait d'idées saugrenues. Divertissant.
Il y avait maintenant un nouveau projet de vidéo projection d'ours en trois dimensions sur la banquise. Du cinéma en plein air avec des lunettes appropriées. Un projet un peu ridicule mais beaucoup plus consensuel.
Projet criminel, selon Stella.
Projet rentable, d'après les concepteurs.
Question de points de vue, en fait.
L'autre gros spectacle qui attirait les foules sur la banquise c'était ce qu'on appelait les « grosses chutes surprises » : votre tour opérateur vous en garantissait au moins une par voyage. De temps en temps, d'énormes blocs de glaces se détachaient sous l'effet de la pression et de la fonte inexorable des neiges et tombaient dans l'océan avec un immense fracas. La gerbe d'eau était toujours spectaculaire, soudaine, belle, et surtout, dangereuse. Le grand frisson.
Sauf que Dame Nature était imprévisible. Parfois, les chutes de blocs étaient si nombreuses que les touristes, lassés, finissaient par s'en détourner pour retourner à l'intérieur du bateau au chaud manger leurs spaghettis au pesto. Pour d'autres voyages, la chute du bloc se faisait longuement désirer. Le bateau tournait en rond, devant le glacier, pendant des heures, en attendant que celui-ci se décide enfin à fondre, comme il se doit. Pour lutter contre ces chutes aléatoires et imprévisibles, il se murmurait que certains voyagistes envisageaient le recours à la dynamite. Il fallait ce qu'il fallait. Puisque l'on garantissait la chute dans le prospectus de vente, les moyens étaient nécessaires, sinon on risquait la demande de remboursement d'une centaine de voyageurs.
Stella se leva à la fin de l'émission. Elle était blanche comme la banquise. Deux reflets bleus battaient sur le côté de son front, les deux veines de sa tempe, gonflées, tendues, qui trahissaient sa colère. Elle sortit en claquant la porte avec fracas. Le tableau accroché à droite de la porte d'entrée s'effondra dans un bruit de verre cassé. Quand elle sentait que la situation allait échapper à son contrôle, Stella fuyait. Elle s'échappait. Ce soir-là, elle se promit d'essayer de faire plus d'efforts pour sauver cette maudite planète.
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