Chapitre Dix-sept : Le voyage du pauvre écrit par Camille F.
Chapitre Dix-sept : Le voyage du pauvre écrit par Camille F.
Stella avait bien dû s'évanouir, sur ce banc. Elle se rappelait à peine le visage de la jeune fille qui avait deviné son malaise et était venue la réveiller. Elle était jolie, lui semblait-il seulement. En revanche, la saisissante impression que les mots rapides et inquiets de cette jeune fille lui avaient faite était restée gravée dans sa mémoire. Si l'on avait pu traduire les impressions en mots, cela eut donné quelque chose comme : « Comment ? C'est à moi qu'elle s'adresse ? Comment est-ce possible ? »
De même, il ne lui restait de son trajet de retour à l'hôtel que des images fugitives de gratte-ciel démesurés, d'enseignes éclairées au néon, d'une vie trépidante dont, un instant, comme en rêve, elle avait fait partie.
Stella se remettait seulement de plusieurs jours qu'elle avait passés clouée au lit, dans un état de faiblesse extrême. Tous ces mauvais sandwichs avalés à la va-vite dans des aéroports, l’activité incessante, le repos négligé, la course aux "bons sujets" avaient fini par avoir raison de son corps. Peut-être pouvait-il s'agir aussi d'effets secondaires de ce vaccin que, par abnégation, croyait-elle, conscience professionnelle, elle avait accepté de se faire injecter. Avec tout ce temps passé au lit, elle en avait eu pour réfléchir. Si c'était cela, elle ne pouvait que regretter son orgueil qui, non content de se voir imposer cette injection, avait voulu s'en faire d'aussi impérieuses raisons. Elle aurait au moins pu prendre un peu plus au sérieux celles de ces fameux anti-vaccins qu'elle n'avait vus jusqu'ici que comme, au mieux, des râleurs, et au pire, des paranoïaques. Enfin, en définitive elle ne savait rien de la vraie cause de son état.
À part les petites choses à grignoter qu'elle s'était fait monter par le room service — elle ne pouvait pas avaler grand-chose — elle avait passé tous ces jours dans un état fébrile de semi-conscience où rêveries et réflexions se mêlaient. À la fin, ce repos forcé lui parut avoir duré une éternité. Il lui revenait en mémoire des mots qu'elle avait lus un jour, et qui l'avaient laissée à moitié scandalisée, à moitié circonspecte, selon lesquels « la maladie est le voyage du pauvre ». Il lui avait fallu les deux à la fois pour qu'elle comprenne. Dans cette chambre d'hôtel qui, au fond, n'avait rien de japonais, elle goûtait l'ironie de sa situation. Elle se trouvait dans ce pays qu'elle ne connaissait que par les mangas qu'elle avait dévorés petite, et ce n'était pas en l'explorant qu'elle s'était sentie étrangère, mais immobile dans cette chambre d'hôtel quelconque dont elle aurait pu trouver la réplique à peu près exacte n'importe où ailleurs, avec une maladie qui seule lui avait inspiré l'unique question qui lui semblait désormais valable : « mais qu'est-ce que je fous ici ? » Son voyage et son malaise l'ayant corps et esprit livrée à elle-même, elle sentit la vérité selon laquelle elle serait étrangère partout tant qu'elle n'aurait pas établi demeure en soi. Elle comprit que l'intérêt du voyage n'était peut-être pas seulement de voir de nouvelles choses, mais aussi de quitter les anciennes.
Elle repensait aux touristes japonais, dont elle et beaucoup d'autres aimaient à se moquer. Aujourd'hui elle était sur leur territoire et, avec son petit carnet qu'elle trimbalait partout comme un appareil photo au travers duquel voir la vie, elle ne différait pas d'eux. Même les mots un peu plus personnels qu'elle y écrivait parfois relevaient plus du selfie que d'une quelconque jugeote. Elle n'avait été qu'une sorte de touriste utile, en somme.
Au fond de son lit, malade, obligée à ne regarder qu'en elle-même, que par elle-même, ce n'était pas les glaciers qu'elle avait vus, ni la forêt d’Amazonie ou le sylvothérapeute, mais sa peur de la sédentarité — qu'elle avait toujours associée à la mort, la facilité de n'avoir jamais trop le temps de s'attacher, le sentiment d'importance que ses missions lui procuraient, et tout un tas de choses du même genre qu'elle repoussait généralement sous le tapis. Pas moyen d'y échapper cette fois ; mais elle finit bien par se dire que ce n'était pas trop douloureux. Son état lui faisait éprouver une solitude difficile, mais sa situation géographique libérait sa souffrance en lui retirant les familiarités qui auraient pu l'aggraver en la soutenant : au moins, elle souffrait incognito.
Maintenant qu'elle allait un peu mieux et qu'une sorte de tranquillité commençait à l'envahir, elle réfléchissait aussi aux bénéfices étranges et inattendus de la maladie. Malgré tout, Il lui semblait que celle-ci avait fait correspondre pour elle son état actuel et son état "réel", s'il en fut. Pour beaucoup peut-être ce qu'on appelle la bonne santé n'est qu'une sorte d'état d'agitation vaguement pathologique, et avec la maladie parfois on peut atteindre quelque chose comme son état "réel". Elle en aurait d'autres, de drôles de pensées comme celle-ci...
Pour l'heure, elle reprenait des forces et se demandait ce qu'elle allait bien pouvoir faire désormais ; Xai venait de l'appeler, inquiet de l'absence de nouvelles.
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