Comme sur des roulettes
« Quand même… quel dommage… » soupire ma tante.
« Quoi, quel dommage ?
_ Ton fiancé, il pourrait être beau garçon, si… »
Je serre les poings, les dents, pour ne pas l’écouter. Ne pas l’entendre.
Et en même temps, comment lui en vouloir ? Comment lui reprocher, alors que ma première pensée, à moi aussi, la première fois que je l’avais rencontré, quand j’avais enfin vu, compris… avait été « Dommage qu’un si beau mec soit coincé dans un fauteuil roulant. »
Mais quand on connait un peu Gabriel, on se rend compte qu’il n’est pas « coincé », encore moins « cloué » dans son fauteuil. Oubliant le DJ qui s’époumone dans son micro pour faire bouger les anciens de leurs chaises, à grands renfort de jeux débiles et de chansons démodées, je suis à mille lieux de la soirée des noces d’or de mes grand-parents. Oubliés, les oncles, les tantes et les vagues cousins qui sont pratiquement des inconnus et que je ne reverrai qu’au prochain enterrement…
Je suis revenue au mariage de ma copine Sarah. A table, j’étais placée face à son cousin, que je n’avais jamais rencontré. On avait sympathisé rapidement, Sarah n’avait pas fait son plan de table au hasard et elle devait se douter qu’on s’entendrait bien, avec notre passion commune pour le cinéma.
J’étais arrivée en retard, n’ayant pas obtenu de congé en ce samedi, j’avais loupé la cérémonie et le vin d’honneur, j’étais arrivée pour le repas. Il était déjà assis quand j’avais trouvé ma place, et je n’avais pas remarqué tout de suite que sa chaise était un peu différente de toutes les autres… qu’il s’agissait d’un fauteuil roulant. Je m’étais sentie bête de n’avoir rien remarqué. Puis, encore plus bête : où était le problème ?
Je n’avais pas dansé de la soirée, même s’il m’y avait encouragée en disant qu’il trouverait bien quelqu’un d’autre pour lui tenir compagnie pendant ce temps. Mais je n’avais pas envie de danser. Avec lui, j’étais bien. Ça faisait longtemps que je n’avais pas rencontré un garçon avec lequel le courant passe comme ça. Tout de suite. Aussi facilement. Comme une évidence.
Mais rien n’était évident. A commencer par son handicap. A ma grande honte, je me suis rendu compte que s’il me plaisait énormément, son handicap me freinait carrément. Mon égo de nana ouverte et tolérante en a pris un coup…
Ce soir-là, on avait simplement échangé nos numéros de téléphone, et on s’était quittés en promettant de se revoir bientôt. On avait échangé quelques SMS dans les jours suivant le mariage, et puis une dizaine de jours plus tard, il m’avait appelée : il avait deux places pour un film d’auteur en hongrois sous-titré, dans le cinéma de son quartier, est-ce que ça me disait qu’on aille boire un verre après ça ?
Le verre s’était transformé en repas dans le même bistro, puis on avait marché - on s’était promenés - sur les boulevards, et à un moment il avait ralenti le rythme :
« J’habite là. Tu veux monter ? Ou tu préfères rentrer chez toi ? »
J’avais aimé la simplicité de sa question, sa façon de me laisser la possibilité de me défiler. Même pas peur, j’avais accepté. Un peu curieuse, je l’avoue, de voir où il vivait. Je l’avais suivi dans l’ascenseur, le long du couloir qui sentait les produits d’entretien, jusqu’à son appartement. Une grande pièce à vivre avec cuisine américaine – pas d’éléments hauts, seulement des placards bas. Pas de tapis ni rien qui trainait par terre, de la place pour circuler entre les meubles. Deux portes : chambre, salle de bain.
« Tu veux un café ? Un truc frais ? Je dois avoir de quoi faire des mojitos, sinon… »
Tout en parlant, il se contorsionnait pour ôter son blouson, j’esquissai un geste pour l’aider mais il m’arrêta d’un regard noir et d’une phrase un peu abrupte : « Ça va, j’suis un grand garçon. »
Bon…
« Installe-toi. » proposa-t-il, plus doux. « Désolé, j’ai tendance à mordre quand on veut me materner. »
Bon, je ne savais plus où me mettre, c’était officiel cette fois. J’avais gaffé. Alors que… c’était juste instinctif, quand ma mère avait du mal à enfiler son manteau, je lui tenais la manche pour l’aider, si une copine croulait sous le poids de ses valises, je prenais d’office un de ses sacs…
« Te fais pas de nœuds au cerveau. » Il me regardait, l’air un peu moqueur. « Pars du principe que si j’ai besoin d’aide, je demande.
_ OK. » murmurai-je. « Désolée, je ne voulais pas... » Ma voix mourut en même temps que sa main se posait sur mon bras, déclenchant chez moi une série de réactions que je mis un moment à analyser : cœur battant à tout rompre, poils hérissés, cerveau déconnecté, chatouilles dans le nombril... La totale, quoi !
Ma réaction m’a surprise, parce que je n’avais jamais pensé à Gabriel comme ça. Pour moi, c’était juste un pote, avec qui il ne pourrait jamais rien se passer. Débile. C’était un mec, j’étais une fille, et qu’il y ait des roulettes dans l’équation ne changeait rien à l’énoncé : il me plaisait. Beaucoup. Et je crois bien que l’inverse était vrai aussi…
« Bertille ? »
Il me regardait, incertain.
Je le regardais, perdue.
J’étais assise sur son canapé pas confortable – trop dur – et lui me faisait face. Je sentais sa main, toujours posée légèrement sur mon poignet. Je n’arrivais pas à le quitter des yeux. Si je baissais le regard, je n’étais pas certaine de parvenir à le regarder à nouveau, après.
« Tu veux qu’on en parle ? Tu as des questions ? » me demanda-t-il, comme si c’était évident ce qui me bloquait. Et c’était peut-être évident, en effet. Parce que j’étais transparente, comme un livre ouvert ? Parce qu’il avait l’habitude ? Ou parce qu’il se passait quelque chose entre nous, une sorte de connexion qui laissait passer des choses… comme cette envie de prolonger la soirée, qui nous tenait l’un et l’autre depuis des heures, depuis qu’on avait quitté la salle obscure à la fin du générique, et qui faisait qu’on avait, sans même en parler, fait en sorte de ne pas se quitter…
Je fermai les yeux en soupirant : « Je ne sais pas… je ne sais pas ce qui m’arrive… »
Un doigt tout doux, tout léger, s’est posé sous mon menton pour me faire lever la tête, et j’ai rencontré un regard tout aussi doux. Pas vexé, pas blessé mais attentif, tendre même. « Fais-moi un peu de place… » dit-il en manœuvrant son fauteuil, et je le vis, à la force des bras, se transférer sur le canapé. Il atterrit un peu en vrac, je me poussai pour lui laisser la place de s’installer comme il voulait. Sans faire un geste pour l’aider, j’avais retenu la leçon.
Et on a parlé. Longuement. J’ai pu lui poser toutes les questions qui me taraudaient depuis qu’on se connaissait. Il m’a assuré qu’il préférait en parler franchement, qu’il était prêt à tout entendre. Qu’il avait sans doute déjà tout entendu…
Il m’a expliqué qu’il avait des sensations dans la moitié inférieure du corps, qu’il sentait ses jambes, qu’il pouvait même les bouger un peu, mais qu’elles ne supportaient pas son poids. Qu’il avait des séances de kiné régulièrement pour faire travailler ses muscles, mais que c’était seulement de l’entretien, que ça ne ferait jamais de miracle.
« Ça te fait mal ?
_ Parfois… Surtout au dos, en fait, en fin de journée, à cause de la position assise à longueur de temps.
_ Il y a quelque chose qui peut te soulager, dans ces moments-là ? » m’inquiétai-je.
Il sourit : « M’allonger. Un bain chaud. Un massage… »
Je hochai la tête.
« Ça va tu sais. Vraiment. J’ai appris à vivre avec. J’ai jamais su marcher, alors ça ne me manque pas réellement. » me dit-il en prenant ma main dans la sienne. Je souris pour lui faire plaisir, mais… qui tentait-il de convaincre en disant cela ?
« Tu as d’autres questions ? »
Je haussai les épaules. J’en avais des tas, oui. Mais peut-être pas le genre de questions qu’on pose à un garçon rencontré dix jours avant, même s’il est pratiquement assis sur vos genoux…
« Tu es sure ? » insista-t-il. Il se penchait vers moi depuis un petit moment, lentement, centimètre par centimètre. Comme s’il croyait que je ne le remarquais pas… Mais moi aussi je penchais vers lui. Et j’ai senti son souffle sur mon visage, le bout de son nez qui effleurait le mien. Ses cheveux bouclés et un peu longs, qui lui faisaient comme une crinière dorée, une crinière de lion, ont chatouillé mon front et ma joue. Je sentais la chaleur de ses lèvres près des miennes, tout près. On est restés une petite éternité comme ça. Je ne savais pas trop si on était en train de s’embrasser ou non. Le baiser de Schrödinger, en quelque sorte… En tout cas c’était incroyablement sensuel, je n’avais jamais vécu un truc pareil.
« Bertille… » a murmuré Gabriel, me caressant de son souffle.
Une vague chaude et humide a traversé mon ventre, un frisson m’a secouée toute entière. On ne s’était pas encore touchés, et j’avais déjà envie de lui comme jamais…
J’avais tourné légèrement la tête, juste pour que nos lèvres se rejoignent. C’était le signal qu’il attendait pour caresser ma bouche de la sienne, pour entremêler nos doigts, glisser une main dans mes cheveux.
« Tu es certaine que tu n’as pas d’autre question ? » me demanda-t-il en s’écartant de moi quelques instants, un peu haletant.
« Tu as déjà fait l’amour ?
_ Oui. » sourit-il.
Je bafouillai un peu en cherchant mes mots, je n’allais quand même pas lâcher un ‘est-ce que tu peux bander ?’ Je me mordillais les lèvres en tentant de trouver une formulation moins abrupte, la bonne manière de poser ma question. Ses yeux pétillaient, un sourire éclairait son visage tandis qu’il attirait ma main près de sa bouche pour poser ses lèvres sur mes doigts. Il embrassa mes phalanges, l’une après l’autre, sans me quitter du regard, puis fit descendre ma main le long de son torse, lentement. J’avais chaud, c’était direct comme procédé ! Je n’osais même pas regarder ce qu’il faisait, ce qu’on faisait… Sa main était légère et j’aurais pu libérer la mienne, mais je le laissai me guider jusqu’à effleurer la ceinture de son pantalon de toile, puis descendre encore le long de la braguette, que je trouvai gonflée. Un bref coup d’œil me confirma ce que je sentais : il bandait.
« Bertille ? »
Le son de sa voix m’a fait lever les yeux vers lui et retirer ma main, comme prise en faute. Ma réaction l’a fait rire et il m’a attirée à lui pour m’embrasser de nouveau.
« Rassurée ? ça fonctionne…
_ Ouais… mais… Tu ne peux pas bouger ?
_ Ah non… » répondit-il entre deux baisers, avant d’ajouter : « J’espère que tu aimes être au-dessus ? » comme si c’était naturel.
Et en fait, ça l’était. C’était juste moi qui me faisais des montagnes d’un rien, et qui tentais de tout analyser… On a continué à s’embrasser, à se caresser sur ce canapé trop dur et trop étroit, jusqu’au moment où on a failli basculer.
« Attends… Gabriel, on va finir par tomber. » regrettai-je en m’écartant un peu. Il reposa sa tête et ses épaules sur le coussin, leva les yeux vers moi. Il ne souriait plus mais tendit le bras pour caresser mon visage et glisser ses doigts dans ma nuque. Je me penchai un peu vers lui, verrouillant nos yeux.
« Bertille… est-ce que tu en as envie autant que moi ?
_ Oui… » soufflait-je en l’embrassant. Il répondit brièvement à mon baiser, puis me repoussa pour se redresser : « Alors, on sera mieux dans ma chambre. »
« Mmmm, pas de soutif, j’adore… » marmonna-t-il en me voyant retirer mon haut. Ses yeux étincelaient, il se léchait les lèvres de gourmandise en regardant ma poitrine nue. Je l’ai vu prendre appui sur ses coudes, ses abdos se sont contractés et il a relevé le buste, juste assez pour poser ses lèvres sur mon téton gauche et le sucer d’une langue experte, encouragé par mes gémissements de plaisir.
Lorsqu’il s’est recouché avec une grimace – il avait sans doute trop forcé pour se redresser aussi longtemps – j’ai fait semblant de ne rien voir et je me suis juré de l’empêcher de recommencer. Après tout, je pouvais aussi bien me pencher vers lui pour lui faciliter la tâche…
On s’était caressés, faisant tranquillement connaissance avec le corps de l’autre. Il avait exploré mon dos, ma nuque si sensible, m’arrachant des frissons en longeant ma colonne vertébrale. Je découvrais ses biceps musclés, ses abdos bien dessinés, ses jambes minces, maigres. Il m’avait laissée le regarder, avant de me dire qu’il avait longtemps complexé, mais qu’avec le temps il avait fini par « faire la paix avec son corps. » Il en parlait simplement, et j’étais admirative face à son optimisme, sa joie de vivre malgré son handicap et les difficultés qu’il occasionnait.
« Bon sang, j’en peux plus, j’ai trop envie de toi, Bertille ... » a-t-il gémi au bout d’un long moment consacré à s’aguicher et à s’exciter mutuellement. Se renversant sur le dos, il m’a attirée sur lui. Je me plaçai à califourchon sur ses cuisses en m’assurant que je ne lui faisais pas mal, et mis en place le préservatif qu’il me tendait. Puis ses mains sur mes hanches m’ont guidée vers lui, vers sa virilité dressée devant moi, aidée à m’empaler. J’y suis allée doucement, savourant la sensation de son sexe en moi.
Si la position d’Andromaque n’avait rien de nouveau pour moi, en revanche ce qui m’était inhabituel, c’était de commencer par-là, et de savoir qu’il n’y aurait pas de changement. J’avais un peu la pression, tout de même : c’était à moi de mener la danse, et si j’aimais ça, me dandiner sur mon partenaire, monter et descendre, me donner du plaisir en me frottant sur lui… je me demandais si j’arriverais à le faire jouir ainsi.
« Chhhhhht… » m’a-t-il interrompue en caressant mon visage. « Bertille, viens… viens, j’ai envie de t’embrasser… »
Gabriel m’a attirée pour que je me penche vers lui, m’a ceinturée de ses bras forts, j’ai senti ses mains un peu rugueuses parcourir mon dos, mes hanches, malaxer mes fesses. « Stresse pas, d’accord ? » murmura-t-il. « Prends le temps, on est pas pressés… »
Il m’avait câlinée, rassurée même si je n’avais pas l’impression d’être angoissée.
Notre première fois avait été belle, tendre, sensuelle. Torride, aussi, à certains moments. Mais ce n’était rien en comparaison avec le lendemain matin, après une nuit à somnoler entre deux confidences, blottis l’un contre l’autre dans son lit. Au réveil, une sorte de pulsion nous avait saisis l’un et l’autre et on avait refait l’amour. Plus longuement, plus fort encore. J’avais chaud rien que d’y repenser…
J’étais à mille lieues de la salle des fêtes et de ma famille, de ma tante qui me parle encore. Gabriel s’approche de nous, un petit sourire aux lèvres. Je me penche pour lui parler à l’oreille, histoire de ne pas hurler à cause de la musique : « Ça va, mon ange ? »
Il acquiesce, et son sourire s’accentue encore. Il sait à quoi je pensais à l’instant, j’en mettrais ma main à couper ! Il m’avait déjà, plus d’une fois, prise en flagrant délit de souvenirs coquins, comme il disait.
Il n’aimait pas beaucoup que je l’appelle comme ça, à cause de son prénom, il disait que ça faisait cliché… Moi j’aimais bien. Le cliché, et puis son air faussement fâché, un peu boudeur.
Ma tante et tous les autres, le monde entier pouvait bien le regarder bizarrement, s’apitoyer sur son sort ou se demander ce que je lui trouvais. On était heureux, ensemble. On avait la même passion pour le cinéma, le même amour du chocolat sous toutes ses formes, et le même humour qui nous fait répondre en chœur « comme sur des roulettes ! » quand on nous demande si ça va.
Il éloigne légèrement son fauteuil d’un coup de poignet expert, tout en me tirant par l’autre main. Il tourne le dos aux lumières du DJ, qui éclairent ses cheveux bouclés en contre-jour, lui faisant comme une auréole.
Mon ange… Gabriel...
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