Il pleuvait des cordes
Alexandre a toujours préféré l'ombre à la lumière, les pluies d’orage au soleil, le silence au tumulte. Avec son visage d’ange, ses iris bleu marine et ses longues mèches noires, il attirait le regard des femmes. On le décrivait comme un être discret, sensible, solitaire et rêveur. Enfant et adolescent, il s’étonnait que l’on s’adressât à lui pour entamer une discussion, ou lorsque ses camarades de classe l’invitaient à partager leurs jeux. Confiné dans ses incertitudes et ses craintes, il doutait de l’intention des autres. Afin de se sentir accepté ou apprécié, il devait d’abord s’assurer de la réalité de sa propre existence. La tâche était insurmontable, tant il souffrait de manque d’amour.
Depuis ses tout premiers cris, une seule personne avait compté pour Alexandre, celle qui l’avait mis au monde. Pourtant, dès l’instant où elle lui avait donné la vie, sa mère s’était acharnée à l'ignorer.
Brune, élancée, Cécile était une très jolie femme. Ses grands yeux pers dévoraient son visage trop avare de sourires. Vieillir était son pire tourment. Elle brûlait à petit feu, se consumait d’être tellement désarmée face au temps qui passe, son invincible adversaire. Afin de ne pas se confronter à la réalité de son déclin futur, elle s’interdisait toute relation avec les gens de sa génération.
Elle venait de fêter à grands flots de larmes amères et nostalgiques ses quarante ans, quand son médecin lui apprit qu’elle attendait un enfant, fruit d’une de ses nombreuses aventures éphémères. Cécile fut catégorique, elle n’en voulait pas, il arrivait trop tard dans sa vie. Mais la mauvaise nouvelle de cette grossesse s’annonçait elle aussi tardivement. Enceinte de près de quatre mois, un avortement s’avérait impossible. Elle n’avait pas le choix, elle devait supporter l’intrus ; cette chose indésirable investissait déjà son corps et malgré elle le déformerait bientôt.
La haine est parfois préférable à l’indifférence, c’était en tout cas ce que pensait Alexandre. Les regards impavides et fermés de sa mère le frappaient avec une égale violence que s’il eût reçu ses coups. Chaque parole qu’elle lui avait adressée fut formulée en crachant, comme pour se libérer d’une intolérable obligation.
Durant trente-cinq années, sans jamais se révolter, il fut le fils embarrassant de cette Folcoche dénuée de tout sentiment maternel, uniquement obsédée par sa plastique.
Cécile était là, allongée sur le dos, les yeux clos. Par un imperceptible rictus, ses lèvres scellées exprimaient tout le cynisme de son existence. Alexandre se tenait près de sa mère inerte, il pouvait désormais la toucher. La chair de son corps à jamais figé était glacée. La pensée absurde qu’elle devait avoir froid, comme lui dont tous les membres tremblaient, lui traversa l’esprit.
Enfin, il avait la liberté de l’approcher, de l’envelopper de ses bras, de se serrer contre elle, de caresser sa chevelure dont la teinture brune des longueurs tranchait avec la grisaille naturelle des racines. Il se laissa même aller à déposer un baiser sur les joues fripées de cette femme effrayée par la vieillesse. Puis il lui murmura à l’oreille les mots d’un fils aimant, frustré de les avoir réprimés si longtemps.
Lorsque Alexandre quitta la chambre mortuaire de l’hôpital, il pleuvait des cordes, tellement qu’il lui vint l’envie d’en saisir une pour se la passer au cou. L’idée l’amusa, il en riota même quelques secondes. Jusqu’au moment où il sortit son smartphone de sa poche, l’alluma et réécouta pour la énième fois le message envoyé trois jours plus tôt par sa mère : Trouve-moi vite le moyen de me faire mourir, au moins tu ne seras pas né pour rien.
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