Balade au fil du temps
Elsa préparait son petit déjeuner : le pain grillait et son thé infusait. Sur la table, son portable se mit à croasser : certainement un nouvel sms de David, seulement le 6ème en 36h. Après son comportement jaloux et injustifié de l’avant-veille, elle ne souhaitait plus avoir affaire à lui, du moins pendant un temps. Elle saisit l’appareil et le mit en silencieux.
Le calme revenu, elle se remit à rêvasser. Soudain, un autre son incongru rompit le calme de ce dimanche matin. Elle se figea. Le bruit provenait de l’intérieur de sa maison. Elle tendit l’oreille pour tenter de localiser sa source. Silence absolu. Elsa se leva et décida de vérifier. Deux semaines avant, un village voisin avait été « visité ». Les malfaiteurs ont agi en plein jour alors que les propriétaires étaient dans leur jardin. Elle ne comptait pas subir le même préjudice.
Elle commençait son examen quand le bruit se reproduisit. Bien que moins fort, elle repéra tout de même son origine et se dirigea immédiatement vers la chambre d’amis. Elle ouvrit doucement la porte et y découvrit un homme empêtré dans le fourbi normalement rangé dans le placard mais actuellement étalé sur le sol. À son entrée, il s’immobilisa et regarda Elsa, un sourire aux lèvres.
« Bonjour » dit-il poliment « veuillez excuser mon intrusion, ce n’était pas prévu ainsi. »
Après quelques secondes, Elsa réussit à formuler « que faites-vous ici ? »
- Je suis arrivé au mauvais endroit.
- Quoi ? … Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ?
- Je m’appelle Benjamin. Je suis un voyageur. Toutes mes excuses pour cette entrée fracassante. Entrer par la porte aurait été plus approprié.
- En effet. Que faites-vous ici ?
- Je n’ai pas de mauvaise intention. Je suis venu assister à l’élection du Pape.
- Pardon ?
- Je suis ici pour attendre que le nom du nouveau pape soit dévoilé.
Elsa resta silencieuse en essayant de comprendre l’individu. Devant sa réaction, l’homme continua :
- Je ne suis pas à Rome ?
- Non.
- Où suis-je alors ?
- Vous êtes à Brec’h… en France.
L’homme garda, à son tour, le silence.
- Quel jour sommes-nous ? reprit-il.
- Dimanche 09 juin.
- De quelle année ?
- 2013.
- Alors je suis arrivé trop tard.
- Ok stop. Je ne comprends rien.
- C’est bien simple : je suis venu assister à l’élection du Pape François. Mais il y a dû avoir une erreur de programmation car je ne suis ni au bon endroit, ni au bon moment.
L’homme se leva et ajouta « je suis un voyageur du futur. »
- Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas fou. Je vais vous expliquer. Puis-je m’asseoir et avoir un peu d’eau ?
Machinalement, Elsa se retourna et le guida vers la cuisine. Elle lui servit un verre d’eau pendant qu’il prenait une chaise et s’installa devant lui en silence, attendant son explication. L’homme lui inspirait confiance mais, par sécurité, elle avait glissé son portable dans sa poche, prête à composer le 17.
Après quelques gorgées, Benjamin débuta son récit :
- Je me doute que cette histoire vous semble abracadabrante mais c’est la stricte vérité. Je viens du futur, d’un futur où le voyage dans le temps est possible.
Á mon époque, ces voyages sont accessibles à tous. Un peu comme internet aujourd’hui. J’ai entrepris de visiter le passé et d’assister à des grands événements.
- Comment cela fonctionne ?
- Pour faire simple, nous programmons la date et le lieu de destination. Et pouf ! Nous voilà dans le passé. La technologie me dépasse mais c’est efficace.
- Á quels événements avez-vous assisté ?
- Je ne peux pas évoquer ceux de votre futur. Mais j’étais au stade de France pour la finale de la coupe du monde de football en 1998, dans le QG de campagne de Barack Obama lors de son élection en 2008, à Aichi au Japon pour la 1ère exposition universelle du XXIème siècle…
- Pourquoi ces événements ?
- Pour moi, ils sont importants : des rassemblements populaires spontanés, dans la joie et le respect de tous. Je souhaite y assister voire y participer mais discrètement car je ne dois pas interférer dans le déroulement de l’Histoire. D’ailleurs, je ne peux pas vous en dire plus. J’en ai déjà trop dit.
- Comment faites-vous pour repartir ?
- La durée du voyage est programmée. Le moment venu, je disparais. Il faut juste m’isoler pour ne pas être vu.
- Quand partez-vous ?
- Normalement, ce soir, à 22h.
- Avec cette erreur de date, votre programme n’est plus valable ? Qu’allez-vous faire ?
- Je ne sais pas. Rassurez-vous, je ne vais pas vous déranger.
- Vous ne me dérangez pas. Vous connaissez la région ?
- Non.
- Pour ne pas perdre votre temps, je vous propose de vous faire visiter le Morbihan sud. Histoire de ne pas être venu jusqu’ici pour rien !
- C’est une bonne idée, avec plaisir.
Quelques minutes plus tard, la voiture d’Elsa prit la direction de la Presqu’île de Quiberon. Tout au long de la journée, elle guida Benjamin à travers le Morbihan sud pour lui faire découvrir ses sites préférés : la côte sauvage, Le Bono, l’alignement de Kerzerho… Il était curieux de tout et Elsa répondait à ses questions dans la mesure de ses connaissances. Á la fin de leur périple, ils dînèrent dans une crêperie à Vannes et flânèrent sur le port.
De retour chez Elsa, une franche amitié s’était établie entre eux et les questions prirent un tour plus personnel.
- De quelle région êtes-vous ? demanda Elsa.
- Je vis à Nantes. Ma famille est de la région nantaise depuis plusieurs générations.
- Moi aussi. Je suis venue dans le Morbihan pour le travail mais j’espère y retourner.
Ils étaient réunis dans le salon de la maison. Benjamin observait l’intérieur de la pièce. Son regard s’arrêta sur une sculpture en bois : « je connais cet objet. »
- Je l’ai trouvé parmi les affaires de mon père, un souvenir de famille, ajouta-t-il.
- C’est étrange car c’est une de mes réalisations, un exemplaire unique. Je sculpte le bois que je collecte lors de mes balades.
- C’est votre création ?
- Oui.
- Celle de mon père était signé : un E et un C enchevêtrés sous le socle.
Il retourna l’objet et constata la présence de la signature.
- C’est ma signature : Elsa Chatellier.
Ils restèrent silencieux. Leurs réflexions les menaient, chacun de leur côté, à la même conclusion : ils avaient un lien de parenté. Leurs émotions étaient confuses et ils n’osèrent pas reprendre la parole.
Soudain, le portable d’Elsa sonna. Elle se retourna pour saisir l’appareil : c’était la sonnerie du réveil qu’elle avait programmée à 21h55.
- Tu pars dans 5 minutes.
- Nous sommes de la même famille.
- Il semblerait, oui.
- C’est étrange. Je n’avais jamais envisagé cette situation.
- Beaucoup de questions me viennent à l’esprit. Mais tu dois rester discret sur mon avenir ou ton passé.
- Oui. J’ai, moi aussi, beaucoup de questions. C’est une occasion unique de connaître mes aïeuls.
- En même temps, nous sommes sûrs de rien. La sculpture est, peut-être, arrivée par un autre biais dans ta famille : une vente, un cadeau… Les possibilités ne manquent pas.
- Oui. Mais j’aimerais bien t’avoir comme aïeule.
- Tu reviendras ?
- Non. Nous avons pour règle de ne pas revenir.
- Donc, nous ne saurons jamais.
Le portable retentit à nouveau : le rappel. Elsa leva les yeux là où Benjamin se tenait une seconde avant. Il avait disparu, subitement, en silence.
Elle s’installa dans le fauteuil et songea à cette journée, à son dénouement tout en sachant qu’elle avait peu de chances de connaître jamais la vérité.
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