Prologue

10 minutes de lecture

28 Capricornii 14 073

L'homme tomba à genoux sur le sol froid. L'attaque lui avait coûté ses dernières forces. Ses longs cheveux verdâtres couverts par la crasse collaient à son visage défiguré par les plaies et les bleus. Sa poitrine le brûla tandis qu'il tentait de reprendre son souffle saccadé, entrecoupé de quintes de toux. Son regard se posa alors sur le nuage de poussière devant lui, causé par un long et éreintant combat. La lune et les étoiles avaient beau éclairer l'immense plaine où tout s'était joué, il ne pouvait constater si, oui ou non, il avait réussi. Il ne pouvait qu'avoir réussi. Il devait avoir réussi.

Des bruits de pas lui parvinrent, mais il était trop concentré sur ce qu'il voyait, ou plutôt, ce qu'il ne voyait pas, pour y prêter attention. Un autre homme, nu-pieds, le dépassa lentement et s'arrêta à quelques mètres de lui. Ses cheveux brillant comme l'argent étaient si longs qu'ils touchaient presque le sol. Il n'avait pas été épargné lui non plus : du sang s'écoulait d'une profonde blessure sur le haut de son crâne, souillant la moitié de son visage aux traits juvéniles. Mais il semblait, lui aussi, prêt à ne pas quitter le nuage des yeux.

Leurs poings serrés tremblaient sous l'appréhension. Ils avaient donné tout ce dont ils étaient capables dans cet ultime assaut. Si même avec ça, ils avaient échoué... alors ils ne pourraient plus très longtemps se lamenter d'être les derniers survivants de cette horrible guerre. L'homme à terre ne s'accordait même pas le droit de s'entendre respirer, ni de loucher en direction de son aîné.

— Croyez-vous que ce soit enfin terminé, Seigneur Vaaka ? osa-t-il à peine murmurer.

Ce dernier ne lui répondit pas tout de suite, bien trop concentré sur sa cible pour réagir au son de sa voix.

— Je l'espère... Son aura a disparu, mais c'est peut-être un autre de ses pièges. Restez sur vos gardes, Prêtre Serpentis. Nous allons en avoir le cœur net.

Vaaka s'avança avec précaution en direction du nuage commençant à disparaître. Ses pieds touchèrent le sol avec délicatesse et légèreté, avant de le quitter. Il s'éleva dans les airs, et continua son chemin en lévitant. Comme à son habitude, il préférait prendre de la hauteur pour constater les choses. Son regard, qu'il voulait impassible devant son serviteur, laissa cependant échapper quelques lueurs d'inquiétude. Ils n'avaient pas le droit d'échouer. Pas après tout ce qu'ils avaient enduré. Trop de vies, trop d'êtres chers avaient été sacrifiés pour arriver à ce moment. Ce moment où ils sauveraient l'Univers.

— Je vois quelque chose...

Le Prêtre se releva avec peine et retint son souffle, non seulement par crainte mais également pour cacher le martyre que son corps lui infligeait. Son bras gauche était brisé et pendait misérablement. Le droit, bien qu'en meilleur état, n'allait pas tarder à rendre l'âme à son tour. Avec sa main salie par un mélange poisseux de terre et de sang, il appuyait tant bien que mal sur son flanc déchiré par une profonde plaie. Mais au moment où il se retrouva totalement debout, un cri de douleur perça à travers ses lèvres fendues : sa cheville était manifestement tordue et l'empêchait de se tenir convenablement.

Le cœur battant à tout rompre, il observa le corps inanimé, tuméfié de l'homme allongé au sol. Du sang encore frais imbibait son kimono rouge et noir déchiré. Il ne semblait plus respirer... non, c'était certain : il ne respirait plus. Il ne s'agissait pas d'une feinte, contrairement à ce que les deux survivants redoutaient. Ses yeux étaient fermés, et son visage en paix. Ils avaient réussi... Ils avaient gagné !

Après quelques instants d'hésitation, Vaaka se posa à terre et s'agenouilla près du corps. Il prit sa main d'un geste affectueux et la serra fort tandis que ses joues se couvraient de larmes :

— Pardonnez-moi, Père. Pardonnez mon impuissance à vous libérer de ce fardeau plus tôt. Mais je sais que vous auriez été fier de moi. De nous tous. Vous pouvez retourner aux étoiles en paix. Votre travail est désormais achevé. C'est à nous de prendre la relève.

Il déposa la main sur la poitrine ensanglantée et se releva, inspirant profondément tandis qu'il se tournait vers son compagnon d'armes :

— Mon père n'est plus. Notre Génération n'est plus. Il est temps de passer à la dernière étape.

Le cœur du Prêtre manqua un battement à ces mots. Il s'était préparé mentalement à ce moment inéluctable, mais le vivre était une épreuve bien différente... et combien plus ardue.

— Êtes-vous sûr que ce soit nécessaire, Seigneur Vaaka ? Devons-nous vraiment en arriver là ?

— Vous savez que c'est la seule chose à faire. Maintenant que Père s'est éteint, nous sommes plus que jamais en danger. La Barrière a déjà cédé. Si nous n'agissons pas vite, le Néant nous engloutira tous.

Devant le regard hésitant de son allié, l'homme aux cheveux d'argent comprit qu'il devait trouver les mots justes pour le faire sortir du déni dans lequel il s'enfermait. Et vite.

— Les choses se déroulent ainsi depuis des millénaires. Vous savez tout aussi bien que moi que nul n'est éternel. Et c'est aujourd'hui que notre fin s'est amorcée. C'est pour cela que vous êtes là. Vous seul avez le pouvoir de préserver tout ce qui est.

— D'autres auraient été plus dignes que moi de remplir ce rôle. Je ne suis pas prêt !

— Vous apprendrez, tout comme l'a fait mon père et ceux qui l'ont précédé. Vous avez été choisi, pas un autre, car c'était votre destin.

— Le destin n'avait rien à voir là-dedans. J'ai simplement eu la chance de remporter ma place pour ce voyage, et de rester en vie jusqu'à maintenant.

— Peut-être. Quoi qu'il en soit, c'est vous qui êtes à mes côtés en cet instant. Écoutez, je ne vais pas me lancer dans un long discours sur ce que vous représentez de l'Humanité. Le meilleur ? Certainement pas. Le pire ? Encore moins. Vous êtes simplement... humain. Dans la plus grande splendeur de vos qualités et de vos défauts. Et pourtant, vous êtes arrivé jusqu'ici. Vous avez prouvé votre valeur. C'est plus que suffisant pour vous déclarer digne de devenir un Dieu.

Venant de celui qui avait longtemps été le plus hostile à son encontre, le Prêtre se sentit honoré par de telles paroles. Sa logique et son devoir lui imposaient d'accomplir ce qu'il avait à faire. Pourtant son cœur, son humanité, continuaient de freiner cette lourde décision.

— Mais... Nous savons tous deux ce que cela implique pour vous. Je... Je ne peux pas vous infliger ça ! C'est la pire des cruautés... J'ignore comment les autres ont fait, mais je n'arrive pas à cautionner ça ! Vous ne le méritez pas !

— Je le sais, répondit Vaaka d'une voix adoucie, mais c'est ainsi. Quelqu'un doit le faire, et ce ne peut être que moi. Nous n'avons pas le choix. Si cela peut vous aider, vous pouvez toujours vous dire que je suis votre Dieu, et que vous devez en conséquence obéir à ma volonté. C'est le seul moyen d'assurer la sécurité de l'Univers. Nous devons contenir le Néant, quel qu'en soit le prix. D'autres ont fait ce sacrifice avant moi. D'autres le feront. Aujourd'hui, c'est mon tour. Et j'en suis fier, peu importe ce qu'il adviendra.

Comme pour appuyer ses propos, il s'approcha de lui, et le prit par les épaules :

— Moi, Vaaka, Incarnation de la constellation de la Balance, suis heureux d'avoir combattu à vos côtés, Prêtre Serpentis. Et je le suis plus encore pour être celui qui va contribuer à votre ascension.

L'homme desserra les poings, résigné. Il avait raison : c'était la seule chose à faire. Chaque seconde d'hésitation était une seconde de plus accordée au Néant. Il n'y avait plus à tergiverser. L'heure était aux actes, et aux adieux.

— Entendu, Seigneur Vaaka. Je ferai selon votre volonté.

Le soupir de soulagement de l'être divin acheva de le faire revenir à la réalité. Ils avaient perdu suffisamment de temps comme ça. Mettre un terme à la vie du Seigneur Elifren était la partie la plus dure, mais pas la plus capitale de leur mission. Dès l'instant où il avait quitté le monde des vivants, un terrible compte à rebours s'était mis en marche. Même si ces quelques minutes de répit étaient plus que bienvenues, en abuser davantage serait une folie : il pourrait très bien ne rester qu'une poignée de secondes avant que tout ne disparaisse, et eux avec. Il n'y aurait alors plus rien ni personne pour arrêter le Néant.

— Hâtons-nous, poursuivit le guerrier nu-pieds, ou nous mourrons tous les deux bêtement. Quel terrible manque de discernement ! Décidément, jusqu'à la fin, vous aurez été un piètre compagnon, je m'étonne d'être encore en vie avec une plaie telle que vous sur mon dos !

Malgré la dureté de ces paroles, l'homme ne s'en offusqua pas. C'était le comportement typique de Vaaka. Un peu trop sévère, mais juste. C'était la clé de leur survie à tous les deux. La douceur n'avait jamais sauvé personne, et ils le savaient parfaitement.

— Allez, commençons le rituel avant qu'il ne soit trop tard.

Le Prêtre et le Dieu acquiescèrent simultanément et se mirent en place, l'un en face de l'autre, les yeux dans les yeux, mains entrelacées. L'humain restait parfaitement immobile, se retenant de montrer la douleur qui l'assaillait sans cesse et empirait avec le contact. Vaaka salua son courage d'un regard approbateur, puis leva les yeux vers le ciel nocturne, cherchant en lui-même la puissance sous l'inspiration des milliards d'étoiles qui observaient ce moment.

— Que l'âme de l'Univers entende mon appel. Que les étoiles m'accordent leur bénédiction. Que mon cœur soit le vecteur de la fin d'un cycle et du commencement d'un autre. Je suis la volonté des astres protecteurs, le bras d'un idéal de paix et de prospérité.

Il baissa la tête pour regarder de nouveau son compagnon droit dans les yeux. Les siens, d'ordinaire d'un noir profond, s'illuminèrent :

— Que le natif des étoiles offre la puissance de l'Univers au natif de la terre. Moi, Incarnation de la Balance, j'accepte de léguer le pouvoir de la vie et de la mort à ce Prêtre Serpentis. Que son âme se lie à jamais au monde céleste. Que son corps reçoive la divinité. Que je sois le témoin et l'instrument de la naissance du maître de la nouvelle Génération !

Son corps entier se mit soudain à trembler : il ne restait plus qu'un mot à prononcer pour achever le rituel. Un seul mot, qui scellerait à jamais son destin. Ça le terrifiait, et il ne pouvait plus le cacher. L'espace d'un instant, entre deux sanglots, il songea à tout arrêter, à s'enfuir jusqu'au centre de l'Univers et profiter de ses derniers jours. Mais il n'avait plus le droit de se montrer égoïste.

— Perintö...

Sa voix se perdit dans un infini écho alors qu'une intense lumière jaillit entre les deux hommes, tourbillonnant, dansant dans les airs, les enveloppant peu à peu.

— Que les étoiles vous guident... Ophiuchus.

Ce dernier n'en revint pas. Il lui avait souri. Pour la première fois depuis leur rencontre, Vaaka l'avait appelé par son prénom, et lui avait souri. Mais il n'eut pas le temps de lui répondre, car son visage s'effaça dans la lumière, qui finit par totalement les engloutir. Quelques secondes plus tard, elle s'affaiblit avant de peu à peu disparaître, ne laissant derrière elle qu'un homme aux cheveux verts, lavé de toute blessure et purifié de tout mal.

Sa tenue de Prêtre Serpentis fut remplacée par un kimono rouge et noir. Ses joues autrefois vierges étaient désormais parées de marques, symboles de pouvoir. Une aura nouvelle se dégagea de lui, puissante, divine. Il ouvrit les yeux et regarda autour de lui le paysage dévasté par les précédents combats. Et dire qu'il y a encore quelques heures, cette plaine abritait une flore splendide, que nulle part ailleurs on ne pouvait admirer. À présent, ce n'était plus qu'une terre brûlée. Son regard s'arrêta sur la parcelle où se trouvait le corps de son prédécesseur : il avait disparu. L'ultime preuve de la fin d'une ère.

Il leva ensuite la tête en direction des étoiles. Elles brillaient toutes si ardemment... Il était difficile de croire que leur éclat avait bien failli se ternir pour toujours. C'était pour cette beauté, pour cet espoir qu'il était là. Grâce à la barrière englobant l'Univers, il pourrait les protéger du Néant. Il ne l'avait jamais vu, mais il savait que c'était là, en-dehors. Comment quelque chose qui n'était même pas vivant pouvait être la cause de tant de morts et de souffrances ? Il l'ignorait, mais il avait bien l'intention de ne pas le laisser gagner.

Puisqu'il avait accepté de faire son devoir, la Barrière ne courait plus aucun danger. Du moins, pour le moment. Un tel sortilège avait besoin de puissance. Beaucoup de puissance. Et même lui ne pourrait la lui offrir indéfiniment. Heureusement, il ne serait pas seul très longtemps. Bientôt, l'un après l'autre, ses enfants naîtraient. Il deviendrait le Père de la nouvelle Génération de ceux que l'Humanité appelait Dieux des Étoiles. Et il pouvait désormais être considéré comme tel. Car à compter de ce jour, Ophiuchus Thysia était l'être le plus puissant de l'Univers.

— Vaaka, je vous en fais le serment : je ferai tout pour honorer votre mémoire et celle de vos semblables. Je vais reconstruire cet endroit. J'y régnerai tout comme mes prédécesseurs, et je veillerai sur la Terre et ses habitants. Je glorifierai les étoiles qui m'ont vu naître, et je protégerai la Barrière aussi longtemps qu'il me le sera possible. Ma Terre natale me manquera. Mais c'est ici, au sein de la constellation du Serpentaire, qu'est ma place. C'est mon devoir... en tant que sa nouvelle Incarnation.

Annotations

Vous aimez lire Merywenn1234 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0