Chapitre 3 : L'Assemblée (Partie 2/2)
Quelques murmures se dispersent à travers la foule. Se pourrait-il qu'il ait raison ? Peuvent-ils réellement abandonner leur colère, offrir une seconde chance à celle qui a tenté de causer leur perte ? Si leur père en est persuadé, pourquoi continuer à la rejeter ? Mais cinq siècles de rancœur ne s'effacent pas comme ça. Ce sont des choses qui demandent du temps. Sont-ils vraiment prêts à y consacrer le leur ?
— Cependant, songez à ceci : Kozoro n'a pu renaître parmi les divins par elle-même. Pas sur Terre. Quelqu'un y a contribué.
Voici enfin venue la question que tous se posent depuis que l'aura de Kozoro a été de nouveau ressentie. Comment a-t-elle retrouvé sa véritable nature ? La Terre est un endroit vaste, emplie d'une infinité de merveilles, abritant des êtres si proches mais si différents d'eux, que chacun considère à sa manière. Mais la Terre est un endroit dangereux. Non pas que ses habitants puissent les blesser, loin de là. En vérité, il n'y a aucune chance qu'ils y meurent, car seule la main d'une autre Incarnation, seule la main de l'un des leurs, peut leur apporter souffrance et mort. Ils peuvent vivre un millénaire entier avant de s'éteindre en paix. Et grâce au pouvoir de leur père, le seul à disposer d'une éternelle longévité, ils peuvent renaître.
Renaître, pas revenir à la vie, c'est là une chose bien différente, mais qui aurait peut-être été bien pratique. Car à chaque renaissance, ils sont dépossédés des souvenirs de leurs anciennes vies, et voient leur personnalité changée. Une Incarnation n'est jamais la même au fil de ses vies. C'est un cycle éternel. Mais il existe un lieu où il n'est pas bon d'être une Incarnation en péril, où il ne faut surtout pas mourir. Ce lieu, aussi paradoxal que cela puisse être, c'est la Terre, le monde des humains. Car si c'est là que la mort s'abat, le cycle de renaissance fait toujours effet... cependant, on ne revient pas en tant que divinité, mais en tant qu'humain.
L'Incarnation ayant le malheur de mourir sur Terre renaîtra indéfiniment en humaine aux pouvoirs à jamais scellés, inconsciente de sa véritable nature. Et il lui est impossible de la regagner. Son aura, qui en temps normal peut être ressentie par n'importe lequel de ses pairs, est effacée, considérée comme morte. C'est là la pire chose qui puisse arriver, car la Barrière n'est alors plus alimentée par cette aura. Et des rares ayant subi un tel sort parmi les précédentes Générations ayant veillé sur l'Univers, aucun n'a jamais pu revenir parmi les siens. Le retour de Kozoro reste ici un mystère. Et si quelqu'un sur Terre a découvert un moyen de défaire ce sortilège... comment considérer cette personne ? Alliée ou ennemie ?
— Je crains que votre sœur ne soit en danger là-bas. Quelles peuvent bien être les intentions de celui qui l'a réveillée ? Nous devons y aller et la ramener. Empêcher que son cœur si bienfaisant ne soit à nouveau lâchement corrompu. Je ne me permettrai pas de perdre ma fille une seconde fois !
— Qu'est-ce qui vous dit que son cœur sera bienveillant ? intervient de nouveau l'homme assis en tailleur. Vous l'avez dit vous-même, elle ne peut plus être celle que nous avons connue. Avant sa trahison, elle était aimante, généreuse. Et avait toujours cette obsession maladive pour le bien-être des humains. Peut-être en est-elle aujourd'hui l'exact opposée ?
— Je l'espère bien, ne peut s'empêcher de clamer une femme aux cheveux rouges d'un sourire mauvais, elle était si faible, je ne pouvais pas m'amuser pleinement avec elle.
À ces mots, tout s'enchaîne très vite. Beran disparaît de son siège dans un éclat lumineux, et réapparaît debout sur la table du rang de l'Été. Sans laisser le temps à qui que ce soit de réagir, il empoigne brutalement sa sœur, la soulève sans aucun effort, et la projette au centre de la pièce avant de s'y téléporter pour la plaquer au sol.
— Tu ne la toucheras pas une seule fois de plus ! Pas en cette vie, je t'en empêcherai !
La pression qu'il exerce avec haine sur ses épaules est si forte que le carrelage de pierre s'enfonce sous leur poids. Malgré un bref gémissement de douleur, l'intéressée ne semble pas le moins du monde intimidée et lui rit au nez, avant de lui susurrer :
— Quoi, le petit mouton s'énerve ? Il a peur que je fasse mal à sa…
— Assez ! ordonne soudainement Ophiuchus.
Malgré son calme olympien, la puissance de sa voix est telle que la pièce entière tremble en cœur avec elle, faisant immédiatement taire toute âme qui vive, y compris les deux opposants. À la suite de cela, un homme bondit hors de la tribune d'Automne pour les éloigner, aidant la première à se relever et maintenant le second hors d'atteinte.
— Dommage, juste quand ça devenait intéressant... lâche-t-elle sans abandonner son sourire vicieux.
— Ne me retiens pas, Sterel ! Elle mérite de s'en prendre une, elle y a échappé trop longtemps ! s'écrie Beran en se débattant férocement.
En moins d'une minute, la tension est devenue atrocement palpable. Il était en effet craint que Rakovina ne vienne mettre son grain de sel dans l'affaire, comme dans toute conversation concernant Kozoro. Et si l'Incarnation du Bélier est dans les parages à ce moment-là, il n'y a aucune chance que ça se termine bien. Hélas, c'est exactement ce qui est en train de se passer.
— Vous vous demandiez comment Kozoro avait pu perdre foi en sa famille ? Voilà comment ! Je ne vois même pas pourquoi vous vous posez encore cette question, tout le monde le sait !
En effet, les inclinations de la femme aux cheveux rouges ne sont un secret pour personne, de même que la ferveur – pour ne pas dire la rage – avec laquelle Beran a toujours défendu sa consœur déchue. Ensemble, elles forment un cocktail explosif qui n'est du goût de personne.
Les Incarnations peuvent s'affronter pour de multiples raisons. Parfois, c'est pour régler un conflit, parfois, c'est pour le simple divertissement. Mais il n'est jamais bon de combattre sérieusement car cela peut entraîner de graves blessures, voire la mort. Et malheureusement pour la douce Déesse du Capricorne, c'était sur elle que Rakovina avait jeté son sadique dévolu, au mépris de toutes les conventions. Il n'était alors pas rare de voir le loyal et gentil Beran brûler de colère et tenter de faire justice lui-même. Des attitudes hautement dangereuses que tous préféreraient éviter, particulièrement en ce jour.
— Maintenant, ça suffit, annonce Ophiuchus sur un ton grondant, je ne veux plus vous voir vous déchirer ainsi, nous avons tous déjà assez souffert. Rakovina, je te conseille de changer d'attitude pour le bien de notre famille, ce n'est pas la première fois que nous avons cette conversation. J'ai déjà sévi, et si je dois recommencer, je n'hésiterais pas. Et toi, Beran... cela fait cinq-cents ans. Depuis, tu n'es revenu ici que quatre fois. Par quatre fois seulement, aujourd'hui compris, tu as daigné te tenir autour de tes frères et sœurs en cet espace saint. Et je constate, encore et toujours, la même chose : vous restez identiques, toi et ta colère, comme si l'Incident de Kozoro n'était arrivé qu'hier. Tu continues de répondre à la moindre provocation, qu'elle soit réelle ou dans ta tête, par la violence. Ne vois-tu pas que tu es en train de t'auto-détruire, et que tu nous entraînes dans ton sillage ? Si nous voulons sauver notre Génération, nous devons tous faire un effort, et ça commence avec vous deux !
L'atmosphère est lourde, fruit de l'affrontement entre trois auras maîtresses. La chaleur en devient étouffante, et même piquante, comme si des éclairs invisibles s'acharnaient sur chaque parcelle de peau, sur chaque pore. Paré à endiguer une nouvelle catastrophe, Sterel s'immobilise, les bras tendus entre ses frères et sœurs. Durant de longues minutes, ni l'un ni l'autre ne se lâche du regard... et, finalement, ils acceptent d'en rester là. Du moins, pour le moment. Ils reculent chacun de leur côté tandis que le patriarche adresse un signe de tête approbateur à celui qui, bien qu'il se comporte en aîné, est est en vérité son plus jeune fils. Une fois le calme – à peu près – revenu, il décide de congédier ses enfants. Si possible avant qu'une nouvelle guerre n'éclate dans son palais.
— Je pense que tout a été dit. Vous pouvez retourner à vos domaines. Il n'y a rien que nous puissions faire désormais, à part espérer.
Pour la première fois depuis fort longtemps, il brille dans tous les regards le même mélange de doute, de méfiance, mais aussi d'espoir. L'espoir d'un avenir meilleur... pour le peu de temps que ça durera. Les unes après les autres, les Incarnations quittent la pièce, certaines restant ensemble dans les jardins extérieurs du royaume du Serpentaire, d'autres rejoignant les portails menant à leurs constellations respectives. Beran ne pensait pas que son humeur pouvait se dégrader plus qu'elle ne l'était déjà, mais c'est clairement chose faite. Avant de partir à son tour, il ne peut s'empêcher de se tourner vers sa rivale. Dans ses yeux dorés, crépitant comme des flammes, se reflète une envie des plus assassines. Oui, parmi tous ses fantasmes, celui-là est le plus vif : la voir se tordre dans une lente danse d'agonie.
— Ne lui montre pas ton mécontentement. Ne lui donne pas cette satisfaction.
L'homme aux cheveux d'argent soupire aux paroles pourtant sages de Styr. Ce serait en effet la meilleure chose à faire, mais lui-même sait qu'il en est incapable.
— J'aimerai être comme toi, parfois. Tu es toujours si calme, si stoïque.
— C'est une habitude qui se maintient, rétorque-t-elle avec amusement.
Il est vrai que passer huit-cent-vingt années, tous les jours, plusieurs fois par jour, à repousser les avances du même soupirant, ne fait pas que paraître long. N'importe qui s'en lasserait au point d'immédiatement fuir ou se mettre en colère à sa simple vue, mais l'Incarnation du Scorpion en profite au contraire pour aiguiser son tempérament... ainsi que sa répartie. Calmé, Beran décline poliment sa proposition de passer du temps en sa compagnie, affirmant avoir besoin de rester seul pour réfléchir. Il emprunte le portail menant à la constellation du Bélier, non sans avoir d'abord fait, à contrecœur, une promesse : celle de revenir la voir plus souvent. Pas seulement elle, mais aussi tous ceux qui tiennent encore à lui.
Les grandes portes du palais se referment, laissant Ophiuchus seul dans l'amphithéâtre. Du moins, en apparence. Adossée contre une colonne, Rakovina le fixe de ses petits yeux fins, semblant attendre quelque chose. Dos à elle, il reste silencieux quelques minutes avant de prendre la parole, un ton bien plus sombre et grave dans la voix :
— Tu es l'actuelle gardienne de la Terre. Alors, exceptionnellement, je veux que tu y ailles et que tu ramènes ta sœur. Tant qu'elle sera là-bas, la Barrière restera altérée. Ta présence, légitime, contrebalancera ce déséquilibre. Jusqu'à présent, nous pouvions encore ignorer ce monde, mais désormais nous n'avons plus le choix.
Les yeux de Rakovina se mettent alors à briller d'une lueur sadique tandis qu'un sourire propre à elle seule vient orner son visage.
— À vos ordres, Père.
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