[NON MAJ] Chapitre 8 : Tensions (Partie 2/2)
— Je n'étais pas dans mon état normal ce soir là. Vous le savez tout aussi bien que moi.
— Je veux bien l'admettre. Mais les autres fois ? Vous me cachez quelque chose.
— Si vous voulez vraiment une réponse, attendez que je récupère l'un de mes pouvoirs. C'est notre accord, ne l'oubliez pas. Et choisissez vos questions avec grande attention. Après tout, vous ignorez le nombre de mes capacités. Moi, non.
Sur ces mots, elle reprend la marche, le regard fuyant.
— Je vous présente mes excuses, Ma Dame. Je ne voulais pas me disputer avec vous.
— Moi non plus, avoue Kozoro d'une voix adoucie après quelques instants. Oublions cela, et continuons notre route.
Elle se met à renifler et rire avec nervosité.
— Qu'y a-t-il ?
— Je voulais seulement connaître votre date de naissance lorsque j'ai lancé la conversation tout à l'heure. Mais je n'osais pas vous le demander directement, je préférais attendre de mieux vous cerner.
— Vraiment ? Vous n'avez pas à être gênée... Vous êtes ma Déesse, vous pouvez agir comme bon vous semble. Je suis entravé par notre marché, mais pas vous. Vous pouvez tout me demander.
Encouragée par ces paroles, elle se décide à lui poser la question, à laquelle il répond : le 7 Décembre 2176. Les preuves s'accumulent. Il n'y a plus aucun doute à avoir désormais : c'est bel et bien ce qu'elle pensait. Il l'a effectivement attaquée cette nuit là, mais ce n'était pas « lui » à proprement parler. C'était un fait qui la fascinait lorsqu'elle vivait encore parmi les étoiles : le pacte qui coule dans les veines des Prêtres Serpentis les relie directement à Ophiuchus. Ils peuvent parfois entretenir des sortes de connections mentales. C'est un lien extrêmement fort entre l'Homme et le Dieu, bien qu'il n'en n'ait pas l'air, car il est en vérité imperceptible du premier côté. Aucun ne peut y échapper.
Cependant, même au sein des Prêtres Serpentis, il existe des exceptions, une « élite parmi l'élite », et pour une raison toute simple. Comme on le sait, chaque être humain naît sous le regard d'une étoile, sous la juridiction d'une constellation. Une année est séparée en douze périodes bien distinctes correspondant à ces juridictions. Ainsi, chaque être humain est doté d'un signe du zodiaque. Mais il existe deux types d'astrologues, deux visions différentes du tableau zodiacal. Il y a ceux qui prônent la suprématie des douze signes que tous connaissent. Et il y a ceux qui prennent en compte un treizième, ce qui altère complètement leur répartition sur l'année. Tous ont tort. Ou du moins, tous ont presque raison.
Douze constellations illuminent bien la Terre selon l'ordre que nous utilisons en général, mais une treizième le fait également, dans l'ombre. Plus précisément, elle opère du 29 Novembre au 18 Décembre. Et si les natifs de cette période sont sous la juridiction de la constellation du Sagittaire, leur âme est en secret liée à la celle du Serpentaire. Par conséquent, un Prêtre Serpentis né durant cette période occulte possède, qu'il s'en rende compte ou non, un lien bien plus étroit avec son Dieu que les autres.
Cependant, jamais Ophiuchus ne s'est servi de ce pouvoir pour nuire à qui que ce soit. Cela n'a jamais été son but. C'est un don merveilleux, dont il usait pour guider ses fidèles dans leur vie, leur insuffler conseils et intuitions, et entretenir leur foi. Il lui permettait de se sentir proche des humains, et lui-même avouait hier encore comme il aimait cette douce sensation. Mais désormais, qui sait de quoi il est capable ? Il faut prendre en compte toutes les possibilités, et celle-ci est la plus probante.
— Il y a quelque chose que je dois vous dire, Prêtre. Je me trompe peut-être, mais dans le cas contraire, vous devez savoir.
Elle lui fait alors part de son hypothèse, sans oublier le moindre détail. Au fur et à mesure que les informations s'impriment au creux de sa mémoire, le visage du concerné se blêmit, au point d'adopter la même teinte cadavérique que la Déesse.
— Si ce que vous dites est vrai... Alors j'ai réellement attenté à votre vie... murmure Klade en regardant ses mains, qu'il imagine encore tâchées de sang.
— C'est la seule explication logique. Je lis la sincérité en vous, et mes souvenirs ne peuvent me tromper.
Le jeune homme secoue vivement la tête, ne pouvant imaginer ce qu'il vient d'entendre.
— Peut-être... Peut-être que le Seigneur Ophiuchus savait que ma lance vous ramènerait parmi les divins ? Qu'il n'avait d'autre choix que de recourir à cette méthode pour y parvenir ?
— Impossible. Ce n'est pas pour rien si la mort sur Terre est crainte des nôtres : personne avant moi n'avait pu en réchapper. Je suis la première en quatre Générations, en presque 17 000 ans. Jamais Père n'aurait pu imaginer qu'il existait une solution. Lorsqu'une Incarnation s'éteint sur Terre, on lui dit adieu, tout simplement.
— Pourquoi agir ainsi, alors ? Je n'y comprends plus rien !
— Je l'ignore, en toute honnêteté. Je suis toute aussi perdue que vous.
— Et pourquoi ma lance ? Elle a toujours été des plus ordinaires jusqu'à présent.
— Pour cela, j'ai une théorie. Chaque Prêtre Serpentis est armé d'une lance nommée Helkath, c'est bien cela ?
En guise de confirmation, Klade hoche brièvement la tête.
— Si je me fie correctement à ce que Père me racontait, elles sont toutes identiques et pourvues d'un infime morceau de la véritable Helkath, celle qui fut créée par la première Incarnation du Serpentaire pour le premier Prêtre Serpentis ; infime morceau imprégné d'une partie du pouvoir de la treizième constellation. Je ne me trompe pas ?
Une fois de plus, il acquiesce à ses paroles, connaissant grâce aux anciens registres écrits par ses ancêtres les origines de la fameuse arme.
— Et lorsque les Prêtres Serpentis se sont faits plus nombreux pour former la toute première élite de l'Humanité, ajoute-t-il, la lance originelle fut fondue et mélangée aux métaux terriens pour que chaque Prêtre dispose de sa propre Helkath, ainsi l'équité entre eux était totale, et le processus continua au fur et à mesure que leurs rangs gonflèrent.
— Et chaque lance fabriquée par l'Homme sur une cendre de l'Helkath originelle jouit d'un minuscule fragment de ce pouvoir, pouvoir qui peut différer d'une lance à l'autre comme Père me le contait autrefois. La sienne pouvait produire des ondes sonores extrêmement puissantes, au point d'endommager même les plus solides verres et métaux. Peut-être que la vôtre est faite pour briser des malédictions, ou du moins ce qui peut s'en rapprocher. Vous ne pensiez tout de même pas que le fait de l'invoquer et la faire disparaître selon votre désir était tout ce dont vous étiez capable ?
— À vrai dire, si... Mais pour ma défense, je me suis fait chasseur de primes, pas exorciste.
Il se détourne de la route et s'assied un moment sur une grosse pierre en bordure. Il soupire longuement tandis qu'il tente de digérer tout ce qu'il vient d'apprendre, les deux mains agrippant sa courte chevelure châtain collée à son front par la sueur.
— Je comprends maintenant votre constante méfiance à mon égard. Comment puis-je encore me faire confiance à moi-même ? Comment me rendre compte si j'agis par ma propre volonté ou par celle du Seigneur Ophiuchus ? S'il s'agit toutefois de lui ?
Il se relève et fait un pas en arrière, le visage en proie à la panique.
— Comment savoir si je suis sur le point de vous faire du mal ? Mon rôle est de vous servir, pas de vous tuer ! Et vous comptez toujours vous rendre parmi les miens même en sachant cela ? C'est de la folie !
— Calmez-vous donc, l'enjoint-elle en s'asseyant à la place qu'il a délaissée, je n'ai aucunement peur de vous. Si vous vous comportez de façon étrange, je n'aurais qu'à stopper votre corps dans le Temps et recommencer autant de fois qu'il le faudra jusqu'à ce que vous retrouviez vos esprits. De même que pour chacun des vôtres.
— Je doute que vous ayez la patience de le faire éternellement.
— Détrompez-vous, mon cher, rétorque-t-elle, car patience et persévérance sont les meilleures alliées du Temps. Je peux vivre jusqu'à 1000 ans, cette poussière dans mon existence et que vous craignez tant n'est rien à côté.
Ce soudain élan de fierté aura au moins eu pour mérite de calmer le jeune Prêtre, qui reste malgré tout réticent à se laisser convaincre.
— Le temple des Prêtres Serpentis est une étape nécessaire, continue Kozoro avec sérieux, et ce ne sont pas sept hommes qui me feront m'incliner. Certes le pacte qui coule dans vos veines a été prononcé par un être céleste, aussi la main de l'un des vôtres pourrait éventuellement causer ma perte. Mais Père ne désire point ma mort, alors ne vous inquiétez en rien à ce sujet.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?
— Si c'était le cas, nous n'aurions pas cette discussion en ce moment même. Le simple fait que je sois revenue parmi les divins est totalement contraire à un tel plan, puisque le meilleur moyen de se débarrasser définitivement de l'un de nous est justement de lui faire subir le même sort que moi.
Elle se met debout et reprend la route, tournant le dos à son compagnon qui lui emboîte le pas.
— Et puis, c'est mon père. Un père ne peut que désirer le bonheur de ses enfants. Il ne peut que les aimer et être aimé d'eux. Jamais il ne pourrait leur vouloir le moindre mal. Son rôle est de les voir sourire, pas pleurer. C'est ainsi que sont les pères. C'est ainsi qu'était le mien.
Une étrange expression traverse le visage de Klade, dont le regard se perd dans le vide quelques instants avant de se concentrer à nouveau sur la Déesse.
— Dans ce cas, pourquoi cette réaction si vive à son sujet hier soir ? lui demande-t-il, nageant à nouveau dans l'incompréhension.
— Encore cette question ? N'avez-vous donc rien écouté tout à l'heure ? s'écrie-t-elle avec agacement en accélérant le pas.
— Permettez-moi de comprendre ! Cette oscillation de vos sentiments est vraiment déroutante, et ça ne m'aide en rien en ce qui concerne mon « problème ». Si au moins vous pouviez me dire ce qui a causé votre perte il y a 500 ans ! Car à moins que le Seigneur Ophiuchus n'ait un rapport avec ça, et encore je me demande bien comment ça pourrait être possible, je ne vois pas la raison de votre réticence !
Kozoro s'arrête, la mâchoire serrée et les muscles tendus. Elle inspire profondément et expire d'un souffle tremblant, chargé de tristesse, de même que l'air qui s'est abruptement refroidi à son geste.
— Nous devrions continuer d'avancer. Je ne veux pas en parler. Je vous prierais de ne plus me poser de questions à ce sujet tant que votre part du marché ne sera pas honorée.
Klade comprend immédiatement qu'il vaut mieux la laisser tranquille, et baisse la tête en signe d'abandon.
— Entendu, Ma Dame... Je respecterai votre volonté.
Les heures passent, toutes dans le plus profond silence. Aucun des deux n'ose adresser la parole à l'autre, par crainte de provoquer un nouveau cataclysme. Pourtant, ils aimeraient discuter. Mais l'humeur n'y est définitivement pas. De temps en temps, Klade se retourne. Il ignore pourquoi, c'est idiot, mais il ne peut s'en empêcher, comme si son instinct voulait lui montrer quelque chose, comme s'il avait l'impression d'être suivi. Il finit par arrêter, convaincu qu'il devient paranoïaque suite aux révélations qui lui ont été faites.
Et si toute sa vie n'avait été que manipulation ? Après tout, pour quelle raison a-t-il quitté son temple ? Pour quelle raison était-il tant obsédé par cette jeune fille qu'il ne connaissait pas ? Il pensait agir sous le coup de l'instinct. Mais peut-être était-ce l'œuvre du Dieu auquel il est lié depuis sa naissance. A-t-il seulement déjà fait quoi que ce soit par lui-même, sans aucune influence extérieure ? Comme ces questions lui oppressent le crâne ! Il soupire en faisant de grands gestes des bras pour les chasser de son esprit.
Un petit bruit métallique attire soudain son attention : on dirait que quelque chose est tombé par terre. Il se retourne alors et analyse le sol du regard.
— Oh non !
Il se baisse vivement pour ramasser une montre à gousset, qui s'est cassée à cause de la chute.
— Qu'y a-t-il ? l'interroge Kozoro en se tournant vers lui.
— Ma montre à gousset. Elle est fichue, se lamente-t-il.
La Déesse observe la main tenant le bibelot avec curiosité :
— J'ignorais que l'on en portait encore à cette époque ?
— Elle n'est d'aucune utilité pour moi, mais elle a une grande valeur sentimentale. C'est ma mère qui me l'a offerte quand j'étais enfant.
Kozoro s'approche davantage pour admirer de plus près l'objet.
— Vous l'entreteniez avec soin, à ce que je vois, remarque-t-elle avec tendresse. Votre mère devait énormément compter pour vous.
— C'est le cas. Je n'ai plus eu le droit de la revoir lorsque j'ai commencé mon entraînement. Alors, avoir cette montre avec moi revient un peu à être à ses côtés.
À la demande de la jeune femme, il lui tend son bien, qu'elle prend avec délicatesse de ses longs doigts fins et faits de pierre.
— L'amour est un noble sentiment. Si beau, si pur. Rien ne l'égale, murmure-t-elle avec douceur. J'aimerais pouvoir faire quelque chose, mais je crains d'en être incapable dans mon état actuel.
— Ce n'est rien. Ne vous en voulez pas. Je trouverai bien quelqu'un pour la faire réparer.
— Dites moi, pourquoi une montre à gousset ? N'est ce pas un peu vieillot pour cette évolution qu'est votre 23ème siècle ? demande-t-elle avec amusement.
— Oh, ma mère a toujours aimé les choses un peu vieillottes. En particulier celles qui ont un rapport avec l'heure et le temps. Un peu comme vous. Pour tout vous dire, elle vous admirait. Elle vous vénérait presque !
L'Incarnation du Capricorne tourne la tête vers lui avec stupéfaction :
— Vraiment ? Comment est-ce possible ? Je croyais que l'Humanité entière m'avait oubliée !
— Mon père a eu la chance de tomber sur une femme disposée à croire en vous, il semblerait. D'aussi loin que je me souvienne, elle m'a toujours bercé de contes sur les étoiles et leurs Dieux. Elle me parlait sans arrêt de vous, au point que je me demande encore aujourd'hui d'où elle tenait tant d'informations ! Peut-être est-elle une sorte d'extralucide, de médium ? Je ne vois que ça comme explication : elle mentionne des faits à votre propos, qui ne figurent pas dans les registres que mes ancêtres ont écrit sur vous. Elle vous a dessinée à plusieurs reprises, trait pour trait, telle que je vous vois aujourd'hui. Et ce ton dans sa voix lorsqu'elle parlait de vous... Je l'ai toujours trouvé fascinant : c'était comme si elle vous connaissait.
Kozoro reste silencieuse un instant, songeuse, le regard rivé sur les rayons du soleil couchant perçant à travers les cimes des hauts arbres, avant de rendre la montre à son propriétaire.
— Comment s'appelle votre mère ? demande-t-elle, intriguée.
Klade ne peut lui répondre, car sans prévenir, il s'effondre sur le sol, sombrant dans l'inconscience.
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