Chapitre 16

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Allison Mareek – « Sound of Silence »

Le bruit d’une voiture ou le brinquebalement d’un vélo sur les pavés du trottoir rompait occasionnellement le silence qui régnait dans l’église. Assis sur un banc, le père Mathieu contemplait le Christ sur la croix. À ses côtés, Avril regardait les vitraux sans les voir. Il y a une semaine encore, elle était assise au premier rang, la main de Ronan dans la sienne et le corps de leur mère dans un cercueil. Étant donné le peu de relations qu’Isabelle avait entretenues de son vivant, l’église était presque vide. En fait, la majeure partie des personnes présentes étaient surtout venues pour le soutenir Lui, plutôt que pour la pleurer elle. Après une brève cérémonie dont Avril se souvenait à peine, le cercueil avait été porté au cimetière pour être déposé en terre.

De toute la journée, Ronan n’avait pas lâché la main de sa sœur. Il avait sagement attendu la soirée et demandé à retourner à l’école dès le lendemain. Le beau-père d’Avril noyait sa peine dans l’alcool pendant qu’elle s’occupait de la maison, des repas et de Ronan.

Pour la première fois depuis la cérémonie, elle s’était réfugiée dans l’église. Après avoir accompagné son frère à l’école, la perspective de retourner à la maison l’avait effrayée et elle avait préféré se rendre auprès du père Mathieu. Elle s’était assise sur un banc et avait attendu qu’il la rejoigne. Cela faisait maintenant un quart d’heure qu’ils se tenaient l’un près de l’autre, sans échanger aucune parole, lorsque le père Mathieu finit par rompre le silence.

— Comment va Ronan ?

— Bien. Je crois. Je fais ce que je peux pour lui faire oublier l’absence de sa mère. Pas très compliqué vu qu’elle n’a jamais vraiment été présente.

Avril fut la première surprise par la colère qui imprégnaient ses mots. Elle n’avait jamais raconté quoique ce soit au prêtre, n’avait jamais laissé ses pensées déborder, bien qu’il soit une oreille attentive. Mais la mort d’Isabelle changeait tout. Avril était déboussolée. En se coupant les veines, sa mère avait réduit en miette le peu de courage qu’elle avait réussi à rassembler et pour ça, elle lui en voulait. À défaut de pouvoir se confier à sa mère, Avril avait décidé de dire la vérité face aux questions de cet homme qu’elle connaissait depuis si longtemps. Elle avait décidé de laisser ses pensées faire un peu de bruit, aussi infime soit-il.

— Je suis sûr qu’elle vous aimait, affirma le père Mathieu.

— On ne le saura jamais.

— Je me souviens quand vous êtes arrivées au village. Ta mère n’avait pas de travail et elle venait faire le ménage ici en attendant d’en trouver un. Et à chaque fois, tu étais là. Tu ne la lâchais pas d’une semelle, tout comme elle te couvait du regard. Je vous ai vues toutes les deux ici et j’en suis sûr : elle t’aimait.

« Peut-être, mais c’était avant, songea Avril. Avant qu’Il ne me vole mon innocence et qu’elle le laisse faire ». Sa mère avait renoncé à l’aider, et ce bien avant qu’elle ne découvre ce que son mari faisait endurer à sa fille. Mais Avril ne dit rien, trop effrayée à l’idée de laisser une pensée si bruyante sortir maintenant.

— Au moins vos amis sont là pour vous aider, poursuivit le père Mathieu.

Avril n’était pas retournée à la maison aux lanternes depuis l’anniversaire d’Hippolyte, bien trop occupée par son nouveau quotidien. La tâche de peinture qu’elle avait conservée au creux de son bras s’était effacée, emportant avec elle toute trace de joie.

— Nous ne les avons pas revus depuis. Ils ne sont pas au courant.

— Tu devrais leur dire, Avril. Cela te ferait du bien.

— Non. Ça ne les regarde pas.

En fait, Avril ne voulait tout simplement pas mélanger sa réalité avec la bulle de sécurité que représentait la maison aux lanternes. C’était comme mélanger de l’eau et de l’huile : ce n’était pas possible. Elle devait préserver les souvenirs qu’elle en gardait, quitte à ne plus y retourner. Leur parler de ces derniers évènements rendrait tout cela bien trop réel. Si elle leur parlait de sa mère, elle ne pourrait plus s’arrêter, elle perdrait pieds, et ça, elle ne le pouvait pas. Pour Ronan, elle devait être forte. Elle était une constante dans la vie du petit garçon, et elle devait le rester.

Le père Mathieu ne savait plus quoi dire pour apaiser celle qu’il avait vu grandir. Il était déconcerté par l’amertume qu’il entendait dans sa voix. Certes, Avril n’avait jamais été très joyeuse, mais elle avait toujours un sourire pour quiconque croisait son regard.

— Elle doit te manquer, dit-il simplement.

— Je suis surtout en colère contre elle plutôt qu’attristée par sa mort. Elle est juste devenue ce qu’elle a toujours été : un fantôme, ajouta-elle en revoyant sa mère l’abandonner aux griffes de son beau-père la veille de son décès.

— Ta mère est toujours là, à veiller sur toi.

Avril laissa ces mots flotter avant de finalement se tourner vers le prêtre, le regard empli de colère.

— C’est faux. Elle n’a jamais veillé sur moi de son vivant, ce n’est pas une fois morte qu’elle le fera. Et vous savez très bien que je ne crois pas à tout ça. Le jugement dernier, le paradis, l’enfer, vous y croyez vraiment ?

— Bien sûr, répondit-il posément. Il est possible qu’on se trompe, que les choses ne soient pas comme on le pense, mais oui, je crois qu’il y a bien plus que cette vie. Pas toi ?

— Non. Non, je n’y crois pas. Toutes ces histoires de vie après la mort, c’est juste pour se rassurer. Mais pourquoi y aurait-il quelque chose de plus ? Si votre Dieu existe, ou n’importe quel autre Dieu, la création de la race humaine est sa plus grosse erreur. Regardez autour de vous ! L’Homme détruit la Terre, et lui avec ! On nous montre une météo catastrophique, des ouragans monstrueux et des ours flottants sur des bouts de banquise, sans que personne ne réagisse. L’Homme ne se soucie pas de sa descendance, il continue de se reproduire, abandonnant la Terre en piteux états aux mains de ses enfants et de ses petits-enfants, leur laissant le soin de réparer ses erreurs et celles de ses ancêtres. Nous payons pour tous ceux qui ont vécus avant nous, et les suivants payeront pour nous. Non. Croire en une vie après la mort, c’est juste pour se rassurer, se sentir plus important qu’on ne l’est. Mais l’humain n’est pas important. C’est une erreur de la nature, une grosse connerie. Et puis nos vies sont suffisamment pourries comme ça, pourquoi en rajouter ? Je préfère de loin m’endormir à tout jamais plutôt que de ressasser tout ça pendant une éternité. Ou pire : tout oublier et tout recommencer à zéro ! Non. Que ce soit la réincarnation, le paradis ou l’enfer ou je ne sais quoi d’autre, les gens croient en la vie après la mort parce que c’est moins effrayant que de penser qu’il n’y en a pas. On passe notre vie à se demander ce qu’il y a après, pour ensuite se rendre compte qu’on a laissé la seule vie qu’on avait filer entre nos doigts. C’est pas ça la bonne question.

Avril avait débité tout cela sans réfléchir, les yeux rivés sur les vitraux. Elle prit son sac à ses pieds et se dirigea vers la sortie d’un pas ferme, sans un regard pour le père Mathieu. La voix de ce dernier retentit dans son dos alors qu’elle s’apprêtait à franchir les grandes portes ouvertes sur la rue animée.

— Et c’est quoi, la bonne question ?

La jeune femme tourna légèrement la tête et répondit avant de sortir dans la lumière du jour.

— Est-ce qu’il y a une vie avant la mort ?

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