Chapitre 12
Cœur de pirate – « La Vie Est Ailleurs »
Les journées s’écoulaient lentement sans Ronan qui avait repris l’école depuis une semaine maintenant. De son côté, Avril ne s’était pas inscrite à l’université après le bac. En fait, Il avait refusé de payer le moindre frais de scolarité, décrétant qu’Il l’hébergeait déjà gratuitement et qu’Il avait un fils à nourrir. Si Avril voulait étudier, elle devrait compter sur sa mère, qui n’avait ni les moyens de l’aider, ni la volonté de s’opposer à son mari, ou trouver un travail, mais sans voiture pour sortir du village, les offres étaient réduites. Elle avait donc décidé de rester s’occuper de Ronan.
Elle emmenait son frère à l’école le matin, retournait le chercher le soir et comblait le temps entre les deux comme elle le pouvait. Elle se promenait dans le village, déambulant sans but. Le père Mathieu l’accueillait parfois à l’église où elle s’installait derrière le piano pour laisser ses doigts danser sur le clavier. Sinon elle lisait, enfermée dans le placard. Ne pouvant plus emprunter de livres à Hippolyte, elle n’avait d’autre choix que de replonger dans ceux qu’elle avait déjà lu, sans enthousiasme. Après avoir goûté à la saveur de la nouveauté, le quotidien lui semblait dépourvu d’attrait.
Lorsque sa mère ne travaillait pas, elle l’accompagnait faire les courses, l’aidait à faire le ménage ou s’attelait à ses côtés dans la cuisine. Mais le silence s’installait toujours entre elles, comme une habitude, non pas parce qu’elles s’étaient déjà tout dit mais parce qu’elles ne savaient plus se parler. Isabelle était comme une présence absente aux yeux d’Avril. Un morceau du papier peint, un mannequin en plastique, un ensemble de peau dépourvu de volonté. Cela faisait tellement longtemps que la lumière dans les yeux d’Isabelle s’était éteinte qu’Avril ne se souvenait plus de sa mère autrement que sous la forme d’un automate.
Le père Mathieu semblait content de voir Ronan revenir plus fréquemment à l’église, rompant la solitude qui s’était peu à peu installée pendant l’été. Avril avait bien conscience qu’ils avaient délaissé le prêtre au profit de leurs nouveaux amis et s’en voulait parfois.
Quant à Ronan, bien que toujours heureux de faire sonner la cloche ou de mettre les mains dans la terre, il souriait moins et demandait presque chaque jour à retourner à la maison aux lanternes. Il voulait jouer avec Bidouille, filmer avec la caméra d’Etienne, se baigner avec Raphaëlle, s’amuser avec Tim et embêter Hippolyte. Quand sa sœur lui répondait qu’elle ignorait quand ils y retourneraient, il affichait un air boudeur et refusait de lui parler. Énervée, Avril quittait la pièce, rongée par les remords. Elle détestait se disputer avec son frère. En fait, cela n’était jamais arrivé jusqu’à ces derniers jours. Et chaque fois qu’elle lui répondait que non, ils n’iraient pas voir leurs amis le lendemain, elle sentait son cœur se serrer.
L’écorce des arbres, les branches des pins, les petites fleurs colorées et les fougères envahissantes lui manquait. Non seulement elle refusait de retourner à la maison aux lanternes, mais elle s’interdisait de s’approcher de la forêt, par peur de croiser Tim et son regard interrogateur. C’est du moins ce qu’elle se disait. Ce qui lui faisait le plus peur, c’était d’y retourner et de découvrir la demeure vide, de nouveau envahie par la poussière. Les souvenirs de l’été passé seraient alors la seule trace de la joie qu’elle avait ressentie à leurs côtés, une preuve bien trop fragile.
Même si Avril refusait de l’admettre, il ne faisait aucun doute qu’elle s’était attachée à ce petit groupe et qu’il lui manquait. Mais elle n’avait pas le courage d’affronter le regard de Tim et de répondre à ses questions. Elle trouvait difficilement le sommeil, le visage stupéfié du jeune homme lorsqu’il avait découvert ses marques apparaissant chaque fois qu’elle fermait les yeux. Elle pouvait encore sentir sa main serrer son coude et, surtout, sa voix résonnait dans sa tête, formulant une question qu’elle refusait d’entendre. En quelques mots, il avait fait voler tout son équilibre en éclats. Elle ne savait plus à quoi se raccrocher, elle avait oublié comment faire pour oublier la présence de son beau-père, de l’autre côté du couloir. Que quelqu’un d’autre ai pu voir les traces sur son corps rendait tout ceci encore plus réel. Cela le rendait encore plus réel.
☽ ☾
— Mais moi, malheureusement, je ne sais pas voir les moutons à travers les caisses. Je suis peut-être un peu comme les grandes personnes. J’ai dû vieillir.
Avril referma le livre et embrassa son frère avant de se glisser doucement hors du lit. Elle éteignit la lampe de chevet et s’apprêtait à sortir lorsqu’une petite voix rompit le silence.
— Ils me manquent, murmura Ronan.
Avril resta figée dans l’encadrement de la porte, submergée par la tristesse du petit garçon. Son égoïsme la frappa en pleine figure. Elle agissait par lâcheté, incapable d’affronter le regard des autres. Mais elle privait son petit frère d’un bonheur incommensurable, un bonheur qui avait révélé des petites fossettes qu’Avril n’avait jamais vu auparavant.
— Moi aussi. Je t’aime.
— Jusqu’à la lune.
Avril ferma la porte et alla se coucher. Allongée dans son lit, les yeux rivés au plafond plongé dans la pénombre, elle se remémora ces personnes qui avaient entraperçu son secret. La première fois, elle était encore à l’école primaire. Une de ses rares copines pleurait à cause d’une mauvaise note. Avril lui avait demandé, avec toute son innocence, si c’est parce que son Papa la tapait aussi. Ses mots étaient parvenus jusqu’aux oreilles des parents, et son amie n’avait plus eu le droit de jouer avec elle. Ce jour-là, elle avait compris que si elle voulait avoir des amis, elle ne devrait plus jamais en parler.
Il en avait fallu du temps avant qu’elle ne croise la route de quelqu’un de suffisamment patient pour rester malgré les barrières qu’elle érigeait. Mais Rose était de ceux-là. Lors de leur premier jour de Seconde, elles s’étaient retrouvées assises l’une à côté de l’autre. Etonnamment, il n’en avait pas fallu plus. Elles avaient traversé le lycée ensemble, de classes en classes. Rose n’était jamais venu chez elle, Avril y avait veillé. Mais elle avait posé des questions, avait vu des marques. Avril éludait, mentait. Alors Rose avait perdu patience et s’était éloigné en silence. Et Avril ne savait plus. Si elle parlait, elle perdait. Si elle se taisait, elle perdait. Pourtant, il était si doux d’avoir des amis.
Avril réalisa combien elle désirait revoir Raphaëlle, Tim, Etienne et Hippolyte. Mais comment pourrait-elle expliquer son comportement ? Comment expliquer la peur qui l’avait envahie à l’idée de devoir raconter à d’autres ce qu’elle était incapable de s’avouer ? Et comment raconter, par où commencer ? Par quelle cicatrice ? Les brûlures de cigarettes le long de sa colonne vertébrale, une pour chaque mauvaise note inscrite sur le bulletin ? Les marques que la cuillère en bois avait laissée dans le creux de son dos lorsqu’elle ne voulait pas finir son assiette ? La boucle de sa ceinture qui s’était enfoncée un peu trop profondément dans sa peau, sur son omoplate ?
Et cette blessure si profonde, cachée entre ses jambes, est-ce qu’ils seraient capables de la voir ? Celle qui la réveillait toutes les nuits, qu’Il la rejoigne ou non dans son lit, celle qu’elle était incapable de nommer sans que sa respiration ne s’accélère, sans que son cœur ne se serre, sans que son corps ne lui rappelle combien elle avait souffert.
Elle chassa de sa tête l’idée qu’ils n’étaient peut-être plus là et ferma les yeux, cherchant le sommeil. Elle pouvait encore sentir sur ses hanches la poigne rassurante de Tim qui l’empêchait de couler alors qu’elle n’avait plus pieds.
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