Chapitre 26
Amy Stroup – « In the Shadows »
Raphaëlle gara le fourgon devant la gendarmerie et serra longtemps Avril dans ses bras avant de la laisser rejoindre Tim. Tous deux regardèrent leurs amis partir jusqu’à les perdre de vue avant de se tourner vers le vieux bâtiment surmonté du drapeau national.
— On y va ?
— J’ai peur, murmura Avril.
— C’est normal. Mais tout va bien se passer. Je ne te quitte pas.
Avril inspira profondément et visualisa le visage de son frère, se rappelant pourquoi, pour qui elle était là. Elle avait annoncé à tout le monde sa décision de porter plainte alors qu’ils émergeaient lentement du sommeil et que le café était encore chaud, mais la fierté les avait rapidement réveillés et Tim avait immédiatement proposé de l’accompagner. Elle attrapa la main de son acolyte avant de rouvrir les yeux.
— On y va.
Le jeune homme lui tint la lourde porte donnant sur un hall aux murs recouverts d’affiches de prévention. Les chaises étaient vides et le silence régnait. Un frisson parcourut le corps de la jeune femme. Derrière le comptoir, un officier leva la tête en entendant la porte se refermer. Avril le reconnu pour l’avoir déjà aperçu à la sortie de l’école. Est-ce qu’il l’avait reconnu aussi ? Et si quelqu’un la reconnaissait ? Et s’Il connaissait quelqu’un ici ? Et si on ne la croyait pas ? Et si on l’accusait, elle ? Et si on la prenait pour une folle ? Et si on lui demandait de rentrer gentiment chez elle, en lui précisant que la place d’un enfant est auprès de son père ? Et si ?
— Je peux vous renseigner ? demanda l’officier
Avril sentait le doute s’installer dans sa tête. Elle avait si froid d’un coup, alors pourquoi transpirait-elle autant ? Son cerveau allait beaucoup trop vite pour elle, impossible de bouger, de parler. Comment formuler l’imprononçable ? Qu’est-on censé dire lorsqu’on vient porter plainte contre son beau-père pour viols, coups et blessures ? Faut-il le dire comme ça, faut-il le cracher là, sur le seuil, entre la porte et la justice ?
Une main dans son dos lui rappela tout doucement qu’elle n’était pas seule. Elle se servit de la présence de Tim pour reprendre ses moyens, respira un grand coup et s’avança jusqu’au comptoir avant de laisser échapper, presque en murmurant, les mots qui allaient l’amener un peu plus loin de la porte et, qui sait, un peu plus près de la justice.
— Je ne sais pas comment ça se passe. Je viens porter plainte. Je crois. Je connais pas les procédures.
— Pour quel type d’infraction souhaitez-vous déposez une plainte ?
— Euh, viol. Et maltraitance.
Ce n’était qu’un souffle, si faible, et pourtant ces mots semblaient si bruyants dans le silence de la gendarmerie.
— Vous êtes majeure ?
— Oui.
— Voici un formulaire à remplir, déclara le gendarme en lui tendant une feuille et un stylo. Un collègue viendra vous chercher pour prendre votre déposition, votre ami devra rester ici. Il pourra vous rejoindre pour le reste de la procédure.
Avril s’assit sur une chaise, Tim à ses côtés, et renseigna mécaniquement les informations demandées tandis que l’officier s’éloigna pour aller chercher son supérieur, le capitaine Renard. Celui-ci s’empressa d’aller la chercher dans la salle d’attente pour la guider jusqu’à son bureau.
— Je suis le capitaine Renard. C’est moi qui vais recueillir votre déposition. Vous allez me raconter exactement ce qu’il s’est passé. Si nécessaire, je vous poserai des questions qui vous sembleront sûrement intrusives, gênantes, mais je dois disposer du plus de détails possibles concernant les faits. Si vous ne vous sentez pas à l’aise avec moi, je peux charger un autre collègue de s’occuper de vous. Quoi qu’il arrive, je suis là pour vous aider. On commence ?
Avril hocha lentement la tête avant de se lancer dans le pénible récit des treize années écoulées. Le capitaine l’interrompit à plusieurs reprises pour demander plus de précision, mais toujours avec douceur. Avril répondit difficilement à ses questions, décrivant les lieux, la fréquence des agressions, des coups, la dureté des mots. Elle relut ensuite le procès-verbal avant de le signer.
En la voyant face à elle, le capitaine se rendit compte qu’il l’attendait depuis longtemps, cette ombre qui déambulait dans le village en longeant les murs sans faire de bruit. Oui, cela faisait plusieurs années, depuis qu’il avait entendu les rumeurs pour la première fois, qu’il se demandait si elle viendrait un jour. Et ce jour-là, il espérait bien être là. Tout le monde avait entendu les rumeurs, mais personne n’avait agi. Personne n’avait posé de questions, personne n’avait fait le moindre signalement. Lui aussi, agent des forces de l’ordre, avait choisi de ne rien faire. Par manque de preuves ? Parce qu’il n’était pas sûr ? Pour respecter ces procédures à la con ? Il n’en savait rien, toujours est-il qu’il se dégoûtait lui-même. Avec le recul, il se demandait s’il l’avait regardé dans les yeux, ne serait-ce qu’une fois.
Aujourd’hui, il l’avait fait. Depuis qu’elle était entrée dans son bureau, il l’avait regardé, il l’avait écouté. Il avait vu les marques sur son visage, il avait entendu sa voix, si faible, et sa volonté, si fragile. Il sentait qu’il était temps pour lui, pour tous les habitants du village qui s’étaient tu, d’enfin regarder, écouter. Ils n’avaient plus droit à l’erreur. La petite ombre était devenue grande et elle allait enfin faire du bruit.
Le capitaine fit entrer Tim avant d’expliquer la suite des évènements. Avril allait devoir prendre rendez-vous chez un gynécologue pour un examen. Ses blessures seront prises en photos par la même occasion. Réaliser une expertise psychologique jouera aussi en sa faveur, surtout pour la garde de Ronan. Les gendarmes voulaient vérifier que son vagin était bien meurtri, que son dos était bien marqué, s’assurer qu’elle ne mentait pas. Cela aurait été bien plus simple.
Les informations lui parvenaient par brides, comme si elle était encore un peu trop dans sa tête et pas assez ici. Elle saisit quelques mots dans l’air. Procureur. Information judiciaire. Partie civile. Confrontation. Et voilà, sans qu’elle s’en rende compte, c’était terminé. Ou plutôt, ça venait de commencer.
Malgré les doutes et la peur suscités par les douloureux souvenirs qui remontaient à la surface, Avril se sentait légère, comme un oiseau tombé du nid découvrant dans sa chute que ses ailes peuvent le porter et que le vent est un allié.
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