10. L'espoir fait vivre
« Nous sommes en direct de la place de la Tour Eiffel pour BFMTV, bonjour à vous qui nous rejoignez. C’est ici que vient de se produire une catastrophe qui, d’après les premières informations, semblerait être d’origine terroriste. Un avion qui était en partance pour Montréal s’est écrasé il y a maintenant trois heures, sur la Tour Eiffel. C’est le chaos qui prédomine ici, les pompiers et les urgentistes ne savent plus où donner de la tête. Il y a des corps partout, difficile pour eux de différencier les personnes qui sont encore en vie de celles, déjà décédées. Il y aussi énormément de blessés. Pour l’instant aucun bilan n’a été établi, l’intervention étant toujours en cours... ».
Les images tournent en boucle sur tous les postes de télévision de France. Jérémy, son bébé dans les bras, est en apnée devant ce qu’il voit. Il pense à sa femme... Lou... Elle avait repris, tout juste ce matin, son travail d’hôtesse de l’air après son congé maternité... Et elle devait s’envoler pour Montréal. Il essaye de relativiser : il y a des dizaines de vols vers la capitale québécoise chaque jours. Mécaniquement, il se saisit de son téléphone portable. Pas de message. Elle devrait pourtant être arrivée à destination maintenant. Lou savait combien son mari s’inquiétait par rapport à son métier, elle avait donc pris l’habitude de lui envoyer un message dès que son avion touchait terre. Bizarre. Elle n’avait peut-être plus de batterie... ! Jérémy se retint de composer le numéro de sa compagne. Il préférait vivre dans le déni, laisser une chance à Lou de lui envoyer un message. Et puis il doit aller coucher Lucie, leur bébé. Sans sa maman, il sait qu’il va mettre de longues minutes à endormir le nourrisson.
À Montréal, Martin, le père de Léon commence à s’agiter. Ça a assez durer cette plaisanterie. Alors qu’il se dirige une énième fois vers l’accueil de l’aéroport avec la ferme intention d’obtenir des informations, son fils pousse un cri. « Papa mon dieu regarde !!! ». Il a les yeux scotchés à son téléphone, comme s’il ne pouvait en détacher son regard. Il se décale légèrement pour que son père puisse voir. La grande chaîne d’information québécoise ICI RDI diffuse depuis quelques minutes les images venant de Paris. Martin se crispe. Il comprend. L’avion qu’ils attendent ne viendra jamais. Les familles présentes autour d’eux découvrent, elles aussi, peu à peu l’affreuse vérité.
C’est à ce moment qu’une annonce retentit dans tout l’aéroport.
« Les familles et les proches des passagers du vol AF-356 sont attendues à l’accueil. » C’est tout. Après quelques regards inquiets, tous se dirigent en tremblant vers le lieu indiqué. À partir de ce moment-là, tout va très vite.
Ils sont rapidement amenés dans une grande salle qui ressemble à un amphithéâtre, à l’écart. Un silence pesant règne à l’intérieur. Un homme se tient devant eux sur une estrade, derrière un pupitre avec un micro. Il est grand, bien habillé, le visage fermé. Il regarde ces familles qui le fixent. C’est la première fois qu’il doit annoncer l’inénarrable. Bien sûr, son assistante lui a écrit un discours, de sorte qu’il n’ait pas à affronter visuellement ces familles en souffrance. Il attend que les dernières personnes soient assises, se racle la gorge et se lance :
« Bonjour à toutes et à tous. En début d’après-midi, le vol AF-356 est parti de Paris pour rejoindre notre aéroport, ici, à Montréal. D’après la tour de contrôle de Londres, ils ont fait demi-tour environ une heure après le décollage suite à, je cite : « un problème au niveau des moteurs ». Ils ont indiqué vouloir retourner se poser à Paris pour que le problème soit réglé dans les meilleures conditions. Cependant, il y a environ trois heures, ce n’est pas en direction de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle qu’il s’est dirigé, mais vers le monument emblématique de la ville de Paris, la Tour Eiffel, où il s’est écrasé... ». Des cris s’élèvent dans la salle, mais l’homme ne flanche pas. Toujours aussi droit, avec sa voix froide et monocorde, il continue :
« Étant donné la tournure de l’événement, la piste terroriste est évoquée sans pour autant être confirmée. À l’heure où je vous parle, il y a miraculeusement des survivants parmi les passagers. Mais je n’ai pas de listes ou de noms à vous communiquer, les opérations de secours n’étant pas terminées... ». La salle s’agite une nouvelle fois. Plusieurs personnes se lèvent en même temps et commencent à poser des questions en pagaille, hurlant pour couvrir les voix de leurs voisins. L’homme en costard lève une main pour ramener le silence.
« Je ne peux évidemment pas vous empêcher d’essayer d’appeler pour avoir des nouvelles de vos proches, mais évitez les hôpitaux... Laissez la ligne en priorité aux secours. Cette salle est à votre disposition, des psychologues vont venir vous voir dans les prochaines minutes. Dès que nous avons la moindre information sur les passagers ou les membres d’équipage, nous vous en feront part... Quelque soit la nature de l’information. Je vous rappelle ce que je peux vous affirmer : il y a des centaines de morts, mais également, des centaines de blessés et parmi eux, des passagers de notre avion. Je vous remercie. ».
L’homme descend de l’estrade et respire. C’était dur. Des cris de désespoir se font de nouveau entendre dans la salle. Quelques personnes tentent de se ruer vers l’homme en costard pour le questionner davantage mais il s’est éclipsé, disparaissant rapidement par une porte qui se referme derrière lui. Certains se prennent dans les bras, beaucoup dégainent leurs téléphones et composent, bouleversés, le numéro de leur enfant, leur parent, leur ami.
La nuit est tombée sur Paris. L’agitation s’est calmée. Aidés par la police, les pompiers tentent de dégager les corps sans vie des décombres. Parfois, ils retrouvent un survivant. Mais cela devient de plus en plus rare maintenant. Un silence angoissant les entoure. Ils ont installés de gros spots de lumière pour pouvoir continuer les recherches, mais cela donne une dimension encore plus sinistre à la scène. L’ombre du reste de l’avion, les formes des corps que l’on peut deviner et l’odeur de mort qui y règne donnent des sueurs froides aux secouristes. De nombreuses personnes sont encore présentes sur place, faute de place dans les hôpitaux de la capitale. Mais après les cris de douleurs, c’est maintenant le mutisme dû au traumatisme qui s’installe.
Paul, le touriste écossais, est toujours sans nouvelle de sa femme, enceinte. Le pompier qui l’avait pris en charge un peu plus tôt est revenu plusieurs fois vers lui. Malheureusement, à chaque fois la phrase était la même... Ils n’ont pas retrouvé Mary. Ni même ses beaux-parents. Au fil des minutes qui s’écoulent, Paul perd espoir. Il sait que maintenant, la seule chose qu’ils retrouveront de sa femme et de son enfant à venir... Ce sera son corps. Il essaye de se préparer à l’annonce qui finira forcément par arriver. Mais il ne peut s’y résoudre.
À quelques mètres de lui, Tatiana, dans la police depuis 20 ans, tentent d’aider les pompiers comme elle le peut. Depuis qu’elle est arrivée sur le lieu du drame, elle se sent impuissante. Elle n’a pas les connaissances nécessaires pour secourir les blessés et elle est effrayée par les corps mutilés qu’elle voit. Après avoir défini un périmètre de sécurité, elle s’était occupée de repousser les curieux. Mais maintenant qu’il faisait nuit, son chef lui avait demandé de faire équipe avec les pompiers. Elle déteste cette mission, mais elle prend sur elle. Elle ne compte même plus le nombre de corps qu’elle a dû transporter depuis le centre de la place jusqu’à la « zone décès ». Une petite tente complètement à l’écart, fondue dans l’obscurité de cette nuit sans lune, où tous les corps sans vie sont déposés, en attente d’identification. Elle se blinde, se force à ne pas penser. Ne surtout pas imaginer la vie que pouvaient avoir ces personnes. Ne pas penser. Agir.
D’un coup, elle tombe sur le corps d’une femme qui fait valser tous ses principes. Une femme enceinte, les yeux grands ouverts. Non pas ça. C’est tellement injuste. Avec espoir mais sans y croire, Tatiana met deux de ses doigts sur le cou de la future maman... Pas de pouls. C’était sûr, inévitable. Elle lui ferme ses beaux yeux bruns et s’apprête à appeler de l’aide pour l’emmener quand elle remarque une alliance. Elle ne voudrait pas, mais elle fait glisser la jolie bague du doigt de la jeune femme. À l’intérieur de l’alliance, deux prénoms...
Mary & Paul.
À l’hôpital, Julio n’a toujours pas quitté le fauteuil à côté du lit d’Anna. Après lui avoir déclaré son amour, il lui avait parlé de la différence entre la vie en France et la vie en Italie, il lui avait raconté ses plus beaux voyages, sa mère qui avait hâte de la rencontrer... Tout plutôt que de laisser ce silence angoissant prendre le dessus.
Il n’avait pas quitté la chambre une seule seconde, même pas pour aller aux toilettes. Des médecins passaient régulièrement voir l’état de la jeune hôtesse mais pour l’instant, rien n’évoluait... Ni dans le mauvais, ni dans le bon sens. Ils lui avaient rapidement évoqués les séquelles qu’Anna pourrait avoir, mais il n’avait presque pas écouté. Pour avoir des séquelles, il fallait déjà qu’elle se réveille. Et puis de toute façon, même handicapée, amnésique ou parlant allemand, il continuerait de l’aimer.
Alors qu’il est en plein monologue sur l’importance des abeilles dans la vie, il sent les doigts d’Anna faire de légers mouvements à l’intérieur de sa main. Il s’arrête de parler, de penser, de respirer. Il fixe son visage sans oser cligner des yeux de peur de louper le possible miracle à venir.
Et c’est dans la douceur, comme elle sait si bien le faire, qu’Anna ouvre les yeux.
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