Chapitre 1 Le poteau – février 2018 – rupture + 90 jours
Le poteau c’est moi.
Ou plutôt cette image de moi que tu as soigneusement manufacturée et très clairement étiquetée pour la substituer progressivement à ma personnalité réelle.
De cette personnalité réelle, ne subsistent aujourd’hui que des bribes éparses et sans trop de liens.
Un tas de petits, tout petits morceaux qu’il me faut rassembler et fédérer pour reconstruire tout le reste.
Le reste, c’était moi, avant.
C’est planté là un poteau, ça ne bouge pas, ça ne vit pas, ça ne s’exprime pas; c’est passif, inerte. Personne ne le voit, personne n’y prête attention, surtout pas toi. Je suis donc un poteau et mon fils de 13 ans aussi: «un poteau comme ta mère!». Il y a tant de mépris dans ta voix et dans ton regard, une presque haine quand tu nous qualifies ainsi. Et pourtant, c’est toi qui les a fabriqué ces poteaux.
Un poteau, c’est ce qu’on devient quand on a peur, quand on n’ose plus, quand on n’a plus d’élan, qu’on a perdu tout naturel et toute spontanéité, quand toute envie a disparu et que l’on veut à tout prix éviter les conflits.
Dix années séparent le poteau et le reste. Vertigineux.
Aujourd’hui cela fait juste 90 jours que nous avons rompu pour la quatrième ou cinquième fois, je ne sais plus trop. Ce que je sais, c’est que cette rupture-ci, constituait un dernier round que je t’ai laissé remporter par KO. Moi, à terre, démolie; toi, déjà prêt pour un nouveau face-à-face, un nouveau jeu, avec une autre.
90 jours donc, et si j’additionne les chiffres de cette date de février, j’arrive à 9: le nombre qui termine tout ce qui a été commencé, le nombre qui représente l’intuition, celle que j’ai refusé d’écouter pendant toute notre relation. Celle que j’écoute maintenant et qui me souffle avec conviction que je suis capable et que je dois me relever plus forte de cette expérience dont je découvre peu-à-peu la véritable dimension; que je suis capable et que je dois me guérir de toi; que je suis capable et que je dois retrouver exactement qui je suis pour ne plus jamais me perdre.
Je suis donc à terre démolie, en pièces et je ne sais pas par où commencer pour l’expliquer. Il y a tellement d’éléments, tant de flash-back. Toi loin de moi, je découvre chaque jour de nouvelles pièces qui viennent compléter mon puzzle et même si toutes s’emboîtent parfaitement, certaines manquent encore. Ce que je vois de plus en plus clairement m’effraye, me hante et me mène à la frontière d’une certaine folie. Ouvrir les yeux sur une vérité que je refusais de voir me détruit plus encore que notre rupture, plus encore que ton départ. De tout mon amour, de toute ma naïveté, de toutes mes forces vives, je me suis acharnée à rechercher pendant des années un personnage de fiction. Je t’ai autorisé à piloter ma vie, mes sentiments et mes émotions. Je t’ai confié toutes les clés de moi-même et de notre relation en te livrant toutes mes failles. Je t’ai laissé me diminuer jusqu’à m’effacer et le réaliser n’est pas simple à accepter. Pourtant, quelque part, tout au fond de moi, je savais déjà tout. Je savais tout et pourtant et n’ai rien fait pour m’y opposer. Plus que de t’autoriser à le faire, je t’ai aidé à me détruire.
Maintenant que j’ose en prendre conscience, je souffre à hurler, à me frapper la tête contre les murs, à vouloir me faire mal physiquement, à n’être plus qu’une plaie à vif que le moindre effleurement de souvenir vient agresser, gratter, brûler, pincer. Pourtant, j’en crève que tu ne sois plus là. Tu prenais tant de place, tu prenais toute la place. Maintenant, je t’ai perdu; j’ai perdu mes repères, j’ai perdu mon histoire et je me suis perdue moi-même.
J’en crève de tellement de choses, j’en crève de réaliser ce que tu es; de comprendre que je ne te connaissais pas. J’en crève de prendre la mesure de ta capacité à tout mettre en œuvre pour que j’en sois là. J’en crève de tes jeux de pouvoir, de tes rapports de force et de dépendance, de toutes tes stratégies. J’en crève de constater que tu as tout balayé si rapidement. Un nouveau décor, de nouveaux personnages et ce nouveau toi, qui repart d’une page entièrement blanche. Un homme qui naît à 38 ans: sans état d’âme, ni sentiments, pas de souvenirs, pas d’histoire; que du neuf partout autour. J’en crève d’avoir tout donné, de m’être battue jusqu’à l’épuisement pour une cause perdue d’avance, pour un espoir qui n’était que le mien. J’en crève de ce gouffre dans lequel je suis tombée et qui tient tout entier dans ce mot qui définit ce que j’étais pour toi: rien.
C’est ce que tu veux je crois, que j’en crève. D’ailleurs, j’en crève aussi de savoir ce que tu es en train d’offrir à une autre; d’imaginer ce que tu lui dis, ce que tu lui fais, ta nouvelle vie de famille, ton rôle de nouvel amoureux, de nouveau beau-père et de gendre idéal. Je me souviens de tout ce que tu m’as donné au début de notre relation, tout ce qui me manquait, que j’attendais tellement et qui me convenait si bien. Tout ce que tu t’es ensuite si bien appliqué à me reprendre, tout doucement, progressivement, insidieusement, sournoisement, tu me l’avais quand même donné, un peu. Dix ans plus tôt, j’étais ta princesse.
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