Olympe - troisième partie

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Zoltan était perdu. Autour de lui, étouffant sa vue, le brouillard avait effacé toute forme distante de plus d’un mètre. À ses pieds, les cailloux du sentier restaient son seul contact avec la matière.

Et pourtant il connaissait bien ce coin ! Il y avait même eu une époque où, détaché à Athènes par l'Université, il venait ici au moins une fois par mois, se perdre dans la pureté de la montagne, oublier les médiocrités de la vie quotidienne. Toujours, pourtant, il retrouvait son chemin et finissait par reprendre le train à Litochoro pour rejoindre son petit appartement de Kallithéa.

Mais maintenant, il était perdu. Et pour de bon. Alors, parce qu’il ne pouvait de toutes façons faire autrement, il se remit en marche, posant chaque pas avec précaution sur le sol inégal. Seul face à ce vide dans lequel les yeux ne trouvaient aucune prise, il sentait ses pensées se déployer douloureusement. Il se demandait s’il ne finissait pas par devenir fou et, peu à peu, une angoisse lancinante l’envahit : des images lui apparaissaient, qui parlaient de ravins cachés dans la brume, du froid de la nuit tombante. Ses pas finissaient de perdre toute leur assurance et chacun d’eux lui paraissait le dernier.

Et puis, d’abord floue, et peu à peu de plus en plus claire, une autre image s’épanouit dans son esprit, nouvelle, inattendue : un peu plus bas, il y avait une petite grotte. « Tu y seras en sécurité… Tu y seras le bienvenu… » Ce fut comme si ses pieds avaient toujours connu le chemin : résolu, il quitta le sentier et, dans la même brume opaque, il s’engagea sur la pente raide d’une prairie de hautes herbes. De temps à autre, il sentait la présence d’un rocher effleurer sa jambe, mais sans pour autant entamer l’assurance de sa marche : une familiarité confuse effaçait tout doute. « C’est un peu plus bas… plus que quelques pas… »

Au bout de courtes minutes, il déboucha dans un creux qui devait être le lit asséché d’un torrent. Aussitôt, il sut qu’il devait le remonter jusqu’au bout et s’engagea sans hésiter dans une escalade à l’aveuglette qu’un reste de rationalité en lui trouvait un peu effrayante. Mais trois-cents mètres plus loin, sa main se tendit dans le blanc insondable et vint se poser sur l’endroit précis de la roche dont elle attendait le contact : c’était l’entrée. « Viens… C’est là. »

Émergeant peu à peu à mesure que les yeux du voyageur s’habituaient à l’obscurité, la grotte se calquait maintenant d’une façon étonnamment précise sur l’image qui occupait ses pensées : de la taille d’une petite chapelle, hérissée de stalactites qui témoignaient de son origine aquatique, elle s’ouvrait vers le fond sur une minuscule galerie, hors d’atteinte, qui devait être l’ancien lit du torrent. Zoltan suivit du regard le tracé qu’avait dû prendre l’eau et, au pied du trou, il finit par découvrir ce qu’il cherchait : un bloc de pierre taillée, sur lequel brûlaient les flammes d’un modeste foyer. Derrière, éclairée par le feu, la statuette d’une femme, un doigt sur la bouche, occupait une petite niche. Un autel.

Il se passa une main sur le front, y épongea un peu de sueur qui perlait… « Mais qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? »

« Tu le sais bien, Zoltan… Tu nous connais, n’est-ce pas ? »

Il eut un sursaut, incertain de l’origine de ces quelques mots qu’il venait de… d’entendre ?... de penser ?...

- Qui êtes-vous ?

L’écho de sa voix lui revint et il eut la certitude, malgré les flammes allumées, qu’elle était la première depuis des siècles à rompre ainsi le silence de la grotte. Aussi, quand il ressentit la réponse surgir à nouveau dans sa tête, il se surprit à s’y attendre.

« Dis mon nom… »

Il y avait de la douleur dans ces mots, une sorte de douleur éteinte, très vieille et très lasse, mais que Zoltan pouvait percevoir beaucoup plus nette que si elle lui avait été portée par de véritables paroles : naissant ainsi au cœur de ses propres pensées, elle lui semblait un peu la sienne.

« Dis mon nom ! Je t’en prie ! Ils l’ont oublié… »

Au fond de la grotte, la statuette attendait. Se pourrait-il que cette voix, dans sa tête… ? C’était une divinité mineure, de toute évidence. On aurait dit une petite sculpture de la Rome archaïque. Un long moment, il fixa les yeux vides. Ce doigt sur sa bouche, comme pour inciter au silence… comme pour taire un nom… N’était-ce pas… ?

« Je ne peux prononcer votre nom : c’est le nom secret. »

Il avait pensé cette réponse qu’il adressait à la voix, comme si, déjà, cette façon de communiquer lui était devenue naturelle.

« Dis mon nom, je t’en prie ! Il n’est plus le nom secret : il est le nom perdu… »

Dans l’esprit de Zoltan, la douleur devint soudain plus pressante. Et, toujours, cette impression que c’était lui qui souffrait. C’était lui qui tremblait ainsi de cette peur de perdre sa dernière chance de survivre dans la mémoire des hommes… De plus en plus cruelle, une lourde mélancolie engourdissait sa conscience : la déesse ne voulait pas disparaître, s’effacer pour toujours… Son nom devait être prononcé ! Son nom…

Il porta la main à sa tempe et tout à coup il ne put plus supporter. Le nom lui vint dans un souffle :

- Angerona… Vous vous nommez Angerona… Vous protégez Rome et en portez le nom secret, qui ne doit pas être prononcé de peur de livrer la ville à ses ennemis.

- C’est vrai, mon nom ne devait pas être prononcé. Mais à force de le tenir scellé, ils ont failli le faire disparaître. Et j’aurais péri avec lui, comme tant des nôtres ont déjà péri.

Zoltan ne l’avait pas tout de suite perçu, mais la voix de la déesse ne résonnait plus seulement dans son esprit : c’étaient les parois de la grotte qui lui renvoyaient maintenant ses accents chauds et clairs. Il se retourna : une femme se tenait là, haute et droite, vêtue d’un large manteau dont un pan lui couvrait la tête. Aux creux de sa bouche et de ses yeux, des rides fines semaient sur son visage une vénérable douceur.

- Merci, Zoltan, de ne pas avoir oublié mon nom. Je devais protéger Rome, en effet, mais Rome craignait tant de se livrer à l’étranger qu’elle l’a tenu secret au point de le perdre.

- Êtes-vous… le produit de mon imagination ?

La déesse sourit, et les rides soulignèrent un peu plus son air protecteur.

- Bien entendu, ce qui ne m’empêche pas d’être réelle. Comme tous les nôtres, je me nourris de la conscience que vous avez de notre existence. Et l’image que je te renvoie vient de ton propre esprit : je n’apparaîtrais à nul autre comme tu me vois ici. N’ai-je pas une certaine ressemblance avec ta vieille préceptrice ? Ma voix n’est-elle pas celle de ta mère ? Et n’est-ce pas dans sa langue que je te parle ?

Zoltan se tut, le souffle court : il venait de réaliser que, depuis les premiers mots reçus sur le chemin, tout ce qu’il avait pensé, dit ou entendu l’avait été en hongrois. C’était comme s’il ramenait à la vie sa langue maternelle, qu’il n’avait plus parlée avec personne depuis la mort de sa mère, dix ans plus tôt.

- Comment pouvez-vous connaître tout cela ? Vous pouvez lire dans mon esprit ?

- Pas exactement… Ce que je tire de ton esprit, c’est toi-même qui me l’offres. Mon apparence, c’est l’image que tu te fais de la déesse Angerona.

Elle baissa un instant les yeux et s’inspecta :

- D’ailleurs, je dois reconnaître que tu m’impressionnes : c’est tout à fait ainsi que l’on m’imaginait à ma grande époque, quand Rome se souvenait encore de moi…

- Mais enfin, si vous existez réellement, comment apparaissez-vous à ceux qui ne vous connaissent pas ? Et à ceux qui ne croient pas en votre existence ?

Elle releva le visage vers lui, et son sourire s’était affaissé : le regard un peu vague, elle paraissait maintenant se rappeler brusquement un vieux malheur toujours douloureux.

- Ceux qui ne croient pas en moi ne me voient pas, tout simplement. Ils ne m’entendent pas non plus. En fait, je ne suis pour eux qu’une notion abstraite, un simple nom. Grâce à ce nom, cependant, j’existe quand même dans leur esprit, et ainsi je ne disparais pas.

Elle marqua un temps, détourna légèrement la tête :

- Pour ceux qui vont jusqu’à ignorer mon nom, par contre, je n’existe tout simplement pas. Et ce que je dis là n’est pas une image : je n’ai aucune existence d’aucune sorte dans le monde dans lequel ils vivent. Un monde qui s’étend chaque année un peu plus…

- Vous voulez dire que vous êtes une sorte de réalité purement subjective ?

- Oui, on pourrait présenter les choses ainsi : j’existe, mais seulement pour ceux qui le croient. Cependant,…

La déesse s’était interrompue et fixait Zoltan, les traits figés d’angoisse. Sa silhouette sembla perdre un peu de sa consistance : son corps ne faisait plus tout à fait écran à la lumière du jour, dans l’entrée de la grotte.

- Que fais-tu ? Zoltan ! J’existe ! J’existe vraiment !!

Elle tendit la main, affolée :

- Je croyais que tu m’avais comprise ! Je n’existe que si tu crois en moi, mais je suis réelle ! Je ne suis pas une illusion ! Je…

Elle ramena la main sur sa poitrine.

- Je t’en prie… Ça fait mal !

Zoltan fut tenté de tendre sa propre main, mais il n’acheva pas son geste.

- Je vous fais mal ? Je vous fais donc réellement mal ? Et ce qui a provoqué cela, c’est…

La déesse serrait toujours un repli de son vêtement. Son visage s’était crispé et elle fermait les yeux.

- C’est l’hésitation que j’ai ressentie dans ton esprit, oui… Tu doutes de ma réalité…

- Mais je ne voulais pas… Je ne me suis même pas rendu compte… Je vous demande pardon ! C’est que tout cela semble si compliqué…

- Ça ne… l’est pas ! … j’existe… J’existe !

Soudain, Zoltan reçut sur les épaules le poids glacé d’une brusque averse. Il fit un bond sur le côté et se retourna : du trou de la galerie l’ancien torrent avait rejailli. Il se réduisait maintenant peu à peu à un filet intermittent. Le linguiste tourna à nouveau la tête vers l’entrée :

- Est-ce vous qui… Angerona !

Elle était à genoux, une main sur la paroi et l’autre toujours plaquée sur la poitrine.

- Ce n’est rien… Ça passe…

Encore un peu hésitante, elle se releva avec lenteur. À nouveau, elle occultait la lumière du dehors. Puis elle sourit et ce sourire lui rendit son aspect protecteur.

- Je ressens que cette démonstration t’a permis de constater plus concrètement que j’existe ailleurs que dans ton esprit. Tu m’as fait mal, Zoltan, mais je ne peux pas te reprocher ce doute : notre réalité est tellement différente de la vôtre.

Il se retourna vers la galerie, maintenant à nouveau sèche, porta les doigts à son épaule mouillée.

- Ce torrent… C’était bien vous ?

- C’était moi, et je m’en excuse. Mais vous êtes si peu nombreux à encore me connaître…

- Alors vous agissez sur la matière ? Mais puisque vous êtes née dans mon esprit…

Angerona agita la main, chassant avec impatience un insecte imaginaire.

- Non ! Non ! Mon apparence, du moins celle qui se présente à toi, dépend du contenu de ton esprit, mais pas mon existence ! Nous existons réellement ! Et, comme tu viens de le voir, nous pouvons influencer certains phénomènes naturels. Pas tous de la même façon : les plus puissants d’entre nous, ceux dont tous les humains se souviennent ou qui ont encore des adeptes, disposent de ce pouvoir à grande échelle, en particulier dans les lieux auxquels les attachent un culte ou des légendes. Pour ma part, je ne suis pas capable de beaucoup plus que ce que tu viens de ressentir : redonner vie pour quelques instants à une source asséchée…

Zoltan se tut, le visage crispé par une intense réflexion. Puis il demanda :

- Je ne comprends pas bien… D’où venez-vous, dans ce cas ? Et combien êtes-vous ? Les dieux de Rome sont-ils les véritables dieux ?

La déesse eut un sourire las.

- Tu poses là de graves questions, Zoltan Nagy, et je ne suis pas sûre d’avoir assez de temps pour y répondre. D’autant que je ne connais pas toutes les réponses. Commençons par ce que je sais : il existe autant de dieux qu’il y a de noms de dieux. Toute divinité à laquelle une portion, même réduite, de l’humanité a cru un jour existe ou, le plus souvent, a existé.

Zoltan leva la main, l’air confus.

- Attendez ! Vous voulez dire que les dieux… meurent ?

- Bien sûr qu’ils meurent ! Et de la façon la plus horrible, qu’aucun humain ne pourrait imaginer. Tu en as vu un aperçu, tout à l’heure, quand ton esprit a un moment cessé de m’alimenter de sa foi : si les hommes ne croient plus en nous, nos images s’effacent, nos sons s’érodent, nous glissons peu à peu vers une existence abstraite, sans prise directe avec la matérialité. C’est loin d’un idéal de philosophe, crois-moi ! La plupart d’entre nous avons dû nous résoudre à ce genre d’existence, éclairée parfois, de loin en loin, par quelque bribe de foi de l’un ou l’autre rêveur comme toi pour qui nous représentons encore une certaine émotion. Diminués de la sorte, nous existons toujours, et cet état dure tant que notre nom est prononcé. Mais l’humanité vient-elle à perdre ce nom, et nous disparaissons pour de bon. C’est une fin indolore d’un point de vue physique, mais elle est plus terrible que n’importe laquelle de vos morts, car on ressent une extinction plus définitive que tout ce que vous pourrez jamais connaître : quand un dieu meurt, ce n’est pas son corps qui disparaît, mais son identité toute entière. Il sait qu’il ne restera de lui pas même la brume d’un souvenir !

Elle suspendit un moment son discours, comme pour reprendre son souffle.

- Des millions d’entre nous sont ainsi partis, dont nous ne connaissons même plus les noms car l’amnésie des hommes est aussi la nôtre. À chaque fois qu’une culture disparaît, dès qu’une langue meurt, c’est tout un monde de dieux qui s’envole en fumée comme s’il n’avait jamais existé.

Le silence revint dans la grotte et Zoltan n’osa pas tout de suite le rompre. Enfin, d’une voix intimidée, il interrogea :

- Vous ne m’avez pas dit, déesse, le secret de votre origine. Si les dieux meurent, il faut bien qu’ils naissent…

- Et tu touches là à l’une de ces questions auxquelles nous ne savons pas répondre, bien qu’il existe de nombreuses opinions parmi nous. Certains pensent que nous sommes issus d’une sorte de conscience globale de l’univers, qu’ils appellent « âme cosmique », et que les croyances des hommes nous auraient prélevés de cette âme par morceaux, pour nous façonner comme des petits tas d’argiles et nous doter de personnalités et de fonctions diverses. Ils voient notre pouvoir d’influencer les phénomènes naturels comme une preuve de ce lien avec l’univers. Pour d’autres, si nous dépendons comme tu le sais de l’imagination humaine, c’est que nous n’en sommes que des produits : par une faculté inconnue de vos esprits, vous nous auriez créés et donné nos existences et nos pouvoirs. Et vous nous rendriez à notre néant une fois notre souvenir effacé de vos mémoires. En somme, les uns pensent que nous existons en dehors de l’humanité, les autres que nous ne sommes rien de plus que des croyances collectives.

- Vous voulez dire que certains dieux sont athées ?

La déesse sourit.

- D’une certaine manière, oui, comme il existe des croyants qui rendent une sorte de culte à leur âme cosmique. Nous parlons plutôt d’exothéistes pour les croyants et d’endothéistes pour les athées.

- Et vous-même, vous êtes plutôt… ?

Il ne continua pas, intimidé par la portée de sa question. Angerona poussa un soupir infime.

- Je suppose que tu me qualifierais d’agnostique… Aucune des deux positions ne me satisfait. De toute façon, j’ai toujours su me tenir un peu à l’écart, comme m’y invitent mes fonctions de déesse des secrets. Encore aujourd’hui, d’ailleurs.

Zoltan se raidit tandis que le but de son voyage se rappelait soudain à son esprit.

- Il se passe donc bien quelque chose sur le mont Olympe, n’est-ce pas ? J’avais raison : il y a une sorte de réunion des dieux, ou quelque chose dans le genre ! Je savais bien que je n’étais pas complètement fou…

La déesse lui décocha un regard soudain plus perçant.

- Tu as deviné ça ? Tu étais réellement ici pour ça ? Ils risquent de ne pas en être très heureux, au Panthéon…

- Le Panthéon ? Qu’est-ce que c’est ?

- La réunion divine dont tu as deviné l’existence, et dont les mesures de sécurité n’ont apparemment pas été suffisantes…

Elle s’interrompit, un air d’intense préoccupation plaqué sur le visage.

- Je crois qu’au point où nous en sommes, il vaut mieux que tu le saches. Nous verrons bien quoi faire ensuite…

Elle le regarda à nouveau, grave.

- Il existe parmi les dieux une alliance, que nous appelons le Panthéon. Elle se compose de tous les panthéons divins auxquels les cultures passées et présentes de la Terre ont un jour donné vie, du moins de tous ceux qui subsistent encore. Cette alliance est régie par un pacte, le Serment d’Adena : nous l’avons prêté sur les ruines d’une civilisation amérindienne dont les dieux sont aujourd’hui effacés des mémoires ; il nous engage à tout mettre en œuvre pour empêcher la disparition d’autres panthéons, quelle que soient leur culture et leur importance.

- Et vous appliquez ainsi une… politique commune ? Malgré les différences culturelles et le nombre de dieux ? Ça me paraît incroyable d’après l’expérience humaine…

- Nous disposons de plus de temps que vous… Et nous n’y sommes pas arrivés en un jour, crois-moi ! Il a fallu longtemps pour persuader chacun d’enterrer les rivalités séculaires. Encore aujourd’hui, certains se croiraient presque assez puissants pour se passer du Serment. Mais les expériences du passé nous ont enseigné l’humilité et nous savons qu’aucun de nous n’est à l’abri.

- Quelles expériences ?

- Des souvenirs pénibles, encore… J’en viens à me demander si j’ai eu raison de t’appeler à moi. Enfin… Beaucoup d’entre nous ont vécu, à un moment de leur histoire, le traumatisme d’une extinction massive.

- Une extinction ?

- L’irruption d’une nouvelle religion, l’invasion d’un peuple par un autre… À Rome, ce fut Constantin…

Elle avait craché ce nom avec une haine effrayante.

- Rome était un indescriptible chaos, à l’époque. Le théâtre de luttes terribles entre grands dieux classiques, nouvelles divinités orientales et puis nous, les entités mineures. C’était à qui tirerait le plus dans les pattes de l’autre. Et quand Constantin est arrivé et que l’Empire a basculé dans le christianisme, nous nous sommes tous retrouvés dans la même précarité. Beaucoup ont disparu, à ce moment ou dans les siècles suivants : de petits dieux, dont la mémoire n’a pas survécu à leur culte. J’avais compris dès cet instant que c’étaient les divisions qui nous tuaient…

- Et c’est à cette époque que votre Panthéon…

- Oh… non ! Ils se sont d’abord crus intouchables, les Jupiter, les Mithra et autres grands dieux. Ils voyaient que des fidèles leur restaient malgré tout et qu’ils pouvaient encore se nourrir de leur foi. Ils restaient connus, y compris des adeptes des religions nouvelles, et n’imaginaient pas de risque que leurs noms disparaissent. Et pourtant, ils sentaient bien, eux aussi, à quel point leurs existences étaient diminuées par la désaffection des foules… Il aura fallu de nombreuses autres catastrophes, il aura fallu que la situation empire jusque au point où elle en est arrivée aujourd’hui pour qu’ils acceptent d’oublier enfin leurs rêves d’ambitions personnelles. Moi, j’avais compris dès le début. Mais moi, je savais mieux qu’eux ce qu’on ressent quand le monde vous oublie, et que vous disparaissez peu à peu, jusqu’au fond de votre âme…

- De quand date l’instauration de ce Panthéon ?

- Quelques siècles, à peine… Quelques siècles au cours desquels ils se sont perdus en vaines discussions. C’est que les dieux, encore et toujours, se méfient les uns des autres : chaque proposition de l’un d’eux n’est d’abord évaluée que sous l’angle de ses intentions cachées.

Elle secoua lentement la tête avec un air d’infini mépris.

- Et puis, enfin, ils ont arrêté il y a six mois un véritable plan d’action…

- Les catastrophes ? Le fait qu’elles aient toutes lieu dans des endroits aux noms imprononçables et liés à un récit mythologique, c’était bien le fruit d’un plan concerté, ce n’était pas du hasard ?

Une nouvelle fois, la déesse posa sur le mortel qui lui faisait face un regard acéré.

- Ce n’était pas du hasard, non… Mais c’était censé le paraître. Là encore, ils ont sous-évalué vos capacités.

- Mais enfin, quel était le but ?

- Celui qui est occupé à se concrétiser, du moins en partie : dans chaque région du monde, les dieux qui en étaient encore capables devaient provoquer des catastrophes dans des endroits qui allaient poser d’énormes problèmes de prononciation à vos journalistes : les Aztèques au Mexique, les Javanais à Bandung, les Hindous dans le Kerala, et même cette vieille Rhéa a tiré sa part de gloire au Pays de Galles. Il fallait vous mettre dans une situation telle que vous deviez de nouveau vous intéresser à tous ces noms que vous oubliez si vite, à ces langues qui disparaissent et par lesquelles nous avons été baptisés. Tu l’as constaté toi-même : votre réaction a dépassé nos espérances et cette réunion de tous vos chefs d’état…

- Cette réunion va vous jeter aux yeux de la poudre scintillante qui retombera dès que vous aurez cessé vos activités !

Zoltan était au comble de la nervosité : il parlait sur un rythme saccadé et semblait s’exprimer autant pour lui-même que pour son interlocutrice.

- Ils font ça pour des raisons diplomatiques, c’est évident ! Ils cherchent à apaiser les tensions, à décrisper les susceptibilités, rien de plus ! Et vous avez cru que l’humanité allait soudain changer de regard sur l’avenir des civilisations et des langues ?

Il se tut soudain, reprit sa respiration. Angerona le regardait toujours, silencieuse et grave. Enfin il se calma et demanda, d’une voix à nouveau maîtresse d’elle-même :

- Pourquoi ne pas vous manifester, comme vous-même venez de le faire devant moi ? Il doit rester suffisamment d’esprits ouverts, il y a encore assez d’adeptes du polythéisme en Inde, au Japon, pour qu’un contact soit encore possible. À condition de le faire dans les termes adéquats, en choisissant les lieux d’apparition, en évitant toute confusion…

- Cela nous est interdit.

Le ton de la déesse marquait un profond désespoir et Zoltan s’arrêta aussitôt.

- Le Serment d’Adena proscrit toute apparition aux mortels, sous peine d’exclusion du Panthéon, ce qui équivaut à peu près à une condamnation à mort.

- Mais… pourquoi ?

- Parce que les dieux se méfient les uns des autres, je te l’ai dit : les apparitions et les miracles ont longtemps servi d’armes pour diminuer l’influence d’un rival. Et si aujourd’hui nous autorisons les dieux hindous ou shintoïstes à apparaître à leurs fidèles, ceux qui ne reçoivent plus de cultes et ne comptent plus d’adeptes verront dans cette licence la porte ouverte à toutes les trahisons.

- Mais il s’agit de votre survie à tous ! Comment pouvez-vous laisser primer…

Il s’interrompit, soudain frappé par une évidence.

- Cette apparition, devant moi… Cette discussion… Cela vous est interdit ?

- Sous peine de mort, oui.

- Mais… dans ce cas… ?

- Pourquoi suis-je là, devant toi, malgré cette menace ? Parce que pour moi, c’est bientôt fini quoi qu’il arrive. Plus personne ne croit en moi depuis longtemps, sauf quelques fous dans ton genre. Et plus personne ne pourra bientôt se souvenir de mon nom. C’est l’affaire d’un ou deux siècles, tout au plus…

Elle porta la main à sa bouche, dans une tentative maladroite pour réprimer son émotion.

- J’ai accompagné les dieux de Rome jusqu’ici, pour une nouvelle réunion de bilan de leur campagne. Mais leurs interminables discussions… Enfin. J’ai décidé de me retirer dans cette grotte, où je connaissais ce vieil autel qui m’y avait été consacré par un légionnaire, suite à un vœu, il y a près de deux mille ans. Je pensais y rester, laisser l’oubli m’endormir peu à peu… Et puis tu es arrivé. J’ai senti de loin que tu me connaissais, que tu nous connaissais tous… Surtout, j’ai perçu dans ton esprit cette certitude diffuse de notre existence. Je pouvais donc t’apparaître, au moins un tout petit peu, assez pour entrer en contact et te persuader de croire en moi. Après tout ce temps, je pouvais enfin me nourrir d’un peu de foi…

Elle le regarda et il vit ses yeux humides.

- Tu as été un miracle au milieu de ce néant qui m’envahit ! Ça m’a fait un tel bien ! Alors, tu vois, je n’ai pas pu résister et, maintenant, je ne regrette pas plus.

Une profonde tristesse envahissait Zoltan mais, dans le même temps, un cuisant sentiment d’injustice l’incitait à réagir.

- Et pourquoi ne pas tout simplement retourner auprès des vôtres ? Rien ne vous oblige à leur avouer ce qui s’est passé ici. Aucun témoin ne nous a surpris, et je ne dirai rien !

Sur le visage de la déesse, un peu de tendresse passa.

- Tu es un homme gentil, Zoltan. Mais ils le sauraient : un dieu peut sentir le niveau d’existence de ses semblables. Et, grâce à toi, j’existe en ce moment bien plus qu’il y a une heure : n’importe lequel de mes compagnons détecterait la différence.

- Et bien, dans ce cas, venez avec moi !

- Comment ?

Il avait retrouvé un ton fiévreux, précipité.

- Moi, je crois en vous : cela suffit à vous nourrir, vous l’avez dit. Et s’ils se doutent de quelque chose, ils ne pourront de toute façon jamais vous retrouver. Pourquoi iraient-ils vous chercher chez moi ?

Angerona prit un temps avant de répondre, et quand elle le fit, sa voix hésitait un peu plus.

- Allons, tu essaies de me faire espérer. Ton intention est bonne, mais la démarche est cruelle. Car que se passera-t-il quand tu mourras toi-même ? Vos vies sont si brèves… Je me retrouverai seule, à nouveau, avec en plus le regret cuisant de ta foi et de l’existence qu’elle m’aura rendue pour un si court laps de temps. Ce sera pire, alors, que si je me résigne aujourd’hui à mon sort ici-même et que j’y attends le néant.

Mais Zoltan ne s’était pas laissé démonter : la déesse doutait, il le sentait bien, et lui-même se laissait gagner par une assurance croissante. Quand il répondit, il était ferme.

- Je ne vous offre pas seulement ma propre foi, mais de regagner en plus celle de nouveaux fidèles. À votre tour, faites-moi confiance : j’ai une idée précise, et je connais quelqu’un qui pourrait nous aider à la réaliser.

Il garda les yeux dans le vide un moment, un sourire mutin au coin de la bouche.

Au fond, peut-être votre opération de relations publiques n’aura-t-elle pas été si catastrophique qu’elle en a l’air…

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