Mamie
Le fauteuil de Marcel est mort, mais il a toujours sa place à côté du téléviseur. Mamie demeure dans le salon. D’un côté, il y a la vue sur les tulipes, de l’autre, Intermarché et son parking lui tendent les bras. Le ciel est blanc et les murs du salon sont oranges pâle. La pièce est encombrée d’une armoire massive en bois sombre. Elle contient des piles d’assiette, des couteaux pointus et des tasses avec leurs soucoupes. Ce vieux meuble doit peser très lourd. Il renferme tous les dîners de Noël et autres repas de familles depuis des lustres, les retrouvailles, les tensions, les annonces, les questions, les silences et les contradictions. Chaque année s’ajoutent des cartes postales que mamie expose sur le buffet. "Meilleurs vœux”, et signatures. Il y a aussi la bourse en voile mauve renfermant des dragées. Gamine, je vérifiais toujours qu'ils étaient encore là. Je les palpais, espérant en vain qu’elle nous autorise à les manger. Ceux-là moisiront après elle.
Le compartiment des bouteilles conserve l’obscurité et le pomo, le calva et le pétillant, au cas où il y ait à nouveau des jours de fête.
En attendant, le napperon sur la table basse ne bouge pas. La poussière et la télécommande lui tiennent compagnie.
Mamie ne sait pas où s'asseoir. À table, en face du silence ? Sur le canapé en face de la table ? Sur le fauteuil en cuir froid, devant les portraits de ses petits enfants ? Ils n’ont qu'à venir, au lieu d’avoir tous les jours six ans sous le sapin de Noël !
C’est l’heure des médicaments. Ça tombe bien, elle a encore toute sa tête. Car c’est un sacré programme, quatre fois par jour. Elle fera passer les plus gros comprimés avec une tartine de pâté et un cornichon. Il doit rester un peu de pain blanc au congélateur.
Intermarché trône devant son paillasson, donc elle ne manque jamais de rien. Se faire à manger pour elle seule, c’est une perte de temps, se dit-elle. Mais bon, c’est tout ce qu’elle possède. Des longues minutes qui font noircir les bananes. Des heures et des cageots de courgettes. Des semaines et du potiron au congélateur. Des mois et du rôti congelé. Des saisons et des confitures. Des années de rillettes en bocaux.
Cela fait bien longtemps qu’elle aurait arraché le cadran horaire qui lui signale le passage de chaque seconde de la journée et de la nuit. Mais ce serait comme couper un arbre qui a bâti son empire dans le jardin au fil des décennies. Puis, il faut bien avoir l’heure pour être habillée quand l'infirmier arrive. Et être ponctuelle chaque soir de la semaine, pour Plus belle la vie. Cela fait des années qu’elle suit le feuilleton, alors manquerait plus qu’elle n’aille pas au bout ! Aussi longtemps que les petits yeux derrière ses lunettes lui permettraient de voir les couleurs acides de l’écran et ses oreilles de capter le son de mauvaise qualité qui l’accompagne, elle n'abandonnerait pas Rolland derrière son bar, le torchon sur l’épaule. Elle ne lâcherait pas Céline qui vient de reprendre l’entreprise de Frémond, son vieux père. Elle leur serait fidèle. Elle continuerait à leur donner des conseils devant son écran, même s’ils n’en tenaient pas compte. Elle était habituée à cela avec ses fils. Mais dernièrement, elle sentait qu’elle avait une petite influence sur Blanche Marci, sa favorite de la saison. Elle lui avait dit de quitter Joël, ce connard de profiteur !, et Blanche Marci avait fait ses valises.
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