Chapitre 14: Dîner de famille

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Joe était en retard, comme d’habitude, quand il arriva chez Géraldine pour la récupérer. La porte de l’appartement était entrebâillée, et il entendait déjà des bruits familiers de l'intérieur. Il frappa doucement, n’osant pas entrer sans y être invité.

— Joe ? Entre, c’est ouvert ! La voix de Géraldine résonna du fond du couloir. Cette voix, mi-énervée, mi-gênée que Joe avait entendu si souvent par le passé.

Joe poussa la porte et il ne put s’empêcher de froncer le nez. Dans le salon, la mère de Géraldine était affalée sur le canapé, un verre à moitié vide dans la main.

— Viens m’aider à la lever, s’il te plaît. Géraldine était agenouillée à côté de sa mère, essayant de la convaincre de se redresser.

Joe s’approcha et passa son bras sous le coude de la mère pour soutenir son aisselle. Ils parvinrent ensemble à la hisser debout, non sans difficulté. La mère de Géraldine se laissa faire, marmonnant des excuses à peine compréhensibles. Géraldine l’installa dans son lit, avant de revenir vers Joe. Sa honte se lisait sur son visage et Joe fit une petite moue compatissante.

— Allez, On y va, dit-elle, tentant un sourire crispé. Joe hocha la tête sans un mot, Il avait du mal à exprimer ses propres émotions, et ainsi il lui était difficile de partager celles des autres. Non pas qu’il ne ressentait rien, loin de là, il bataillait simplement pour exprimer son empathie.

Le trajet jusqu’à la maison des parents de Joe se fit en silence. Géraldine jeta de temps en temps des regards inquiets vers Joe, mais il fixait la route, mâchoires serrées, concentré sur ce qui l’attendait.

Après quelques minutes, Joe tenta d’alléger la situation:

— Je sais que votre relation est compliquée, mais vous êtes super proches. En plus, vous pouvez boire des coups ensemble. Tu peux l’emmener en Festival cet été!

—Tu parles à cinq euros la bière c’est un budget! Géraldine rit de bon cœur. Ça ne s’améliore pas avec le temps, tu sais. Elle refuse de voir le psy. Je ne sais pas trop ce qu’elle va devenir quand on emménagera ensemble. Je vais peut-être devoir l’amener de force en cure. Je ne peux pas m’y résoudre, ça me fait trop de peine.

— Je te comprends, elle est tellement gentille. C’est dur de la voir dépérir comme ça. Tu sais que tu peux compter sur moi si tu as besoin d’aide.

— Merci, dit-elle.

— Tu crois que je peux mettre mon père de force en cure? En cure d’intoxication pour lui enlever le balai qu’il a dans le cul? Blagua Joe. Elle rit et lui caressa les cheveux. Joe n'était pas un modèle de maturité, mais il avait toujours été là et il savait trouver les mots pour la réconforter.

— Allez je suis sûr que ça va bien se passer détends toi. Elle tentait tant bien que mal de le rassurer.

En arrivant, ils furent accueillis par une maison parfaitement entretenue comme d’habitude. Depuis le couloir, on entendait, dans le salon, les rires de son grand frère, Alexandre. La nervosité augmenta d’un cran.

— Ah, le petit frère est là ! s’exclama Alexandre en le voyant entrer. Il se leva pour le saluer, une étreinte rapide, sans trop se regarder. Il fit de même avec ses géniteurs. Géraldine s’efforça de sourire et serra la main de son futur beau-frère et de sa femme, Agnès et des parents de Joe.

Après les petits fours et le champagne, on passa à table. Le cliquetis des couverts sur la porcelaine remplissait le silence, entrecoupé par les lieux communs d’usage. Le sport, la météo, les vacances, tout y passait et beaucoup trop vite au goût de Joe. Il sentait le sermon venir, mais même après toutes ces années il ne savait toujours pas prévoir son arrivée. Cet inconfort ramena Joe à ce rêve récurrent. Il se retrouvait dans une situation sociale tout à fait banale, un mariage ou un anniversaire, tout le monde bienveillant et heureux, et puis, sans prévenir, la chair de son visage commençait à pourrir. Au début, personne ne réagissait, mais tôt ou tard, quelqu’un remarquait l’odeur infecte et la laideur de son visage. Les regards se tournaient vers lui, le pointant du doigt, les visages se déformaient en masques horribles et la scène se terminait toujours de la même façon : il prenait la fuite et essayant tant bien que mal de recoller les lambeaux qui se décollaient de ses os. Joe secoua la tête, revenant à la réalité et regarda Géraldine, assise à côté de lui, qui essayait tant bien que mal de participer aux discussions.

L’on termina la pintade aux morilles, qui s’était révélée délicieuse, un classique de la mère de Joe qui la préparait pour les grandes occasions. Elle servit ensuite la tarte tatin. Elle l’amena après avoir éteint les lumières, signal à l’assemblée qu’il fallait chanter la chanson en choeur. Le père souffla les bougies, satisfait de lui et de sa charmante petite famille rassemblée pour le fêter.

Alexandre fut le premier à sortir son cadeau. Il tendit à leur père un carré emballé dans du papier, c’était de toute évidence, un grand cadre. Le père de Joe la prit avec une sorte de solennité. En l’ouvrant, ses yeux s’éclairèrent.

— C'est bien ce que je crois? Demanda-t-il à Alexandre

— C’est un poster original des dents de la mer, signé par Richard Dreyfuss!

— Combien de fois n’a-t-on pas vu ce film! “Je crois qu’on va avoir d’un plus grand bateau” Ah fiston quel bonne surprise je vais le mettre dans le bureau. Ca ne t’as pas coûté trop cher, au moins?

— Papa! Ca ne se demande pas,enfin. Je l’ai trouvé en ligne.

— Il l’a trouvé en ligne, dit-il à sa femme. Merci, mon fils. continua-t-il avec fierté.

Joe sentit un nœud se former dans son estomac. Il savait ce qui allait suivre. Lentement, il sortit son propre cadeau, une petite boîte carrée, en bois recouverte d’une lettre grecque. Il la tendit à son père.

— C’est une montre, dit Joe simplement.

Son père ouvrit la boîte et son regard se durcit en voyant le bijou briller.

— Une montre suisse, hein ? Il poussa un soupir et se toucha le front du bout des doigts.

— Oui c’est celle de James Bond dans Goldeneye. La Seamaster d' Omega spécialement faite pour le film! Tu te souviens? Dans le film, elle a un laser que l’agent double zéro utilise pour… Joe n’eut pas le temps de terminer

— Dis-moi, Joseph, avec quoi as-tu payé ça ?

Le ton était sévère et le silence qui suivit fut glacial. Joe sentit son visage se crisper, son estomac le ronger de l'intérieur. Le poids du regard de son père et de son frère pesait des tonnes.

— Avec… avec mon argent, balbutia-t-il, conscient de la fragilité de sa réponse. Il repensait à la provenance de l’argent facile. A la mort de Wen et à cette montre qu’il avait acheté sur un coup de tête pour essayer de remonter dans l’estime de son père. Cette montre, que les chinois lui avait gracieusement offerte en échange de sa mission. Cette montre qu’il allait peut-être lui coûter la vie. Alexandre, qui esquissa un sourire narquois, haussa les sourcils mais resta silencieux.

— Ton argent, hein… répéta son père. Il est aussi propre que cette montre, ton argent ?

Joe baissa la tête, incapable de répondre, comme un petit enfant. Joe face à son père ne grandirait jamais. Géraldine posa une main réconfortante sur sa cuisse, mais cela ne fit qu’accentuer son malaise.

— Tu sais que je n’ai pas besoin de cadeaux, et surtout pas des bijoux volés. Le seul cadeaux que j’attends de toi c’est ta réussite académique et que tu sois un participant actif à notre société. Je t’ai élevé pour que tu deviennes un homme décent et regarde-toi. Les marques sur ton visage, on ne dit rien mais on les voit, Joseph. Tu nous prends vraiment pour des imbéciles. Tu crois que ça m’amuse de m’inquiéter pour toi? Ta mère n’en dors pas. Tu es complètement à côté de la plaque, comment pouvais-tu imaginer une seconde que cette montre aurait pu me faire plaisir?

Joe aurait voulu répondre. Il aurait voulu répondre que Goldeneye avait été un des premiers souvenir qu’il avait partagé avec son père. Quand il était encore petit et qu’ils ne pouvait décevoir personne. Qu’il avait simplement voulu oublier les problèmes ce soir, rien que pour une soirée, et retrouver sa famille d’avant. Celle qui allait au cinéma, celle qui n’avait d’autres préoccupations que de s’émerveiller des gadgets de l’agent 007.

Le dîner continua, mais pour Joe, il était terminé. On finit rapidement le dessert, que Joe ne toucha pas. Géraldine et lui dirent au revoir et ils sortirent par la petite porte.

Dans la voiture, ses poings étaient serrés sur le volant, ses yeux fixés sur la route devant eux. Géraldine posa sa main sur la sienne, ce qui l’agaça plus qu’autre chose.

— Pourquoi doivent-ils me traiter comme ça? A chaque fois? On ne peut pas passer un bon moment ensemble. Jamais.

— Je pense au contraire qu’ils t’aiment et qu’ils sont inquiets. On est tous inquiets, tu sais. Il faut dire que ta tronche cassée n’arrange pas les choses.

— Personne ne me fait confiance, mais j’ai changé. Tu verras. Il y eut un long silence.

— Tu sais c’est la beauté d’être ensemble, on créera notre famille à nous avec nos règles et nos manières d’aimer. Qu’est-ce que t’en penses?

Joe ne répondit pas, perdu dans sa rancœur. Les larmes qu’il retenait depuis le dîner finirent par couler le long de ses joues, il les frotta du revers de la main.

Géraldine le regarda, inquiète, mais elle ne dit rien. Elle comprit qu’à ce moment précis, il n’y avait rien à dire, rien à faire, sinon être là, à ses côtés.

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