Chapitre 6
L'oreille aux aguets, Sophie tentait de s'infiltrer dans la vie de ses voisins. Un jeu comme un autre, et certainement une déformation professionnelle. Observation et écoute faisaient partie d'elle. L'homme en face, avec sa mine revêche et son regard fuyant, l'intriguait. L'aspirateur ronflait depuis plus d'une demi-heure maintenant, était-ce un maniaque ? Non, les vêtements tachés prouvaient le contraire. Difficile de se concentrer avec ce bruit de fond continuel.
Motivée, la jolie blonde, poursuivit ses courses et valida son panier. Ouf, le plus compliqué était fait. Elle sortit le petit rectangle monétaire et recopia les codes indiqués pour valider le paiement. Livraison demain. Parfait.
Sophie entreprit de lire les avis sur le dernier casque de Réalité Virtuel dont les publicités ornaient le web. Depuis le temps qu'elle lorgnait cette technologie impressionnante, elle avait acquis la certitude qu'il faudrait attendre des dizaines d'années avant qu'une version tout public ne soit produite. Or le vendeur lui avait dit des mots qui l'avaient interpellée : "casque VR". Elle avait approuvé : oui elle voulait un ordinateur suffisamment puissant pour pouvoir utiliser cet outil.
Comme tout bon commercial, il avait sauté sur l'occasion pour lui faire miroiter une super remise sur "LE" casque qu'il fallait "absolument" détenir. Sa méconnaissance avait été balayée du dos de la main, comme on écarte un chien galeux de son chemin. Plein d'emphase, l'homme avait débité son discours, interpellant la femme, la curieuse, la rêveuse. Honteuse blessure à la prime du jeune homme, l'économe et la prudente avaient gagné la bataille dans sa conscience.
Sophie scrutait à présent les descriptifs et comparatifs des différents casques existants. Le charabia informatique ne lui était qu'à moitié compréhensible, et au bout de deux heures, elle dut avouer n'être guère plus avancée.
Tiens, le silence est revenu ! Sa défaite évidente, Sophie se leva avec grâce et entreprit de se concocter un sandwich salvateur. Demain, elle installerait la machine à laver avant de commencer ses expérimentations culinaires. Cette simple idée ramena le sourire sur ses lèvres ourlées à la perfection.
Repas avalé, miettes nettoyées, vaisselle faite, Sophie se retrouva quelque peu démunie. Un frisson la parcourut en songeant à sa solitude, à ses doutes, à ses peurs. Non ! De nature volontaire, elle s'obligea à refermer aussitôt le volet branlant de son passé. Rien ne ramènerait sa famille dont elle était la seule survivante, rien non plus ne permettait de changer ses choix antérieurs. À trop vouloir être aimé, on se laissait abuser et condamner par de fausses paroles et de faux-semblants. Elle avait goûté à la croyance aveugle des jolis mots, des tendres promesses, à l’amour galvaudé à durée déterminée et s'y était immergée, complainte. Cette prison, dont les murs étaient construits de mensonges, d'accusations, de dénigrements savamment dosés, de moqueries, elle avait dû la fuir. Plus jamais elle ne se laisserait abuser.
Sophie avait appris la prudence face à l'attaque collective, au harcèlement, à l'humiliation, à la traitrise. Depuis, elle avait fermé ses comptes sur les réseaux sociaux, effacé toutes ses traces possibles sur le net. Un travail de titan. Il ne lui restait que quelques mots de passe à modifier, tâche dont elle s'acquitta consciencieusement. Sa vie sociale remise à zéro, les amis se faisaient rares. Tant mieux.
Ses doigts exécutèrent une chorégraphie plus marquée, le son des touches devint plus sec à mesure que sa rage l'emportait. Elle se rappelait les messages obscènes, les photos montages, les pages web affichant son image truquée. Une grosse larme solitaire roula sur sa joue et éclata sur le clavier.
Il ne fonctionnera plus ! Elle essuya, secoua, se rassura par une quantité illusoire de mouvements. Les poings serrés, elle s'effondra au sol, s'obligeant à ne plus faiblir. Tout cela était fini, une nouvelle vie s'offrait à elle.
Cette vie qui n’avait pas été tendre avec cette jeune femme trop attirante. Pourtant Sophie s’acharnait à croire en une certaine justice naturelle, au Yin et au Yang, comme on dépose un lourd fardeau au pied de l’inévitable. À l’existence d’un cycle plus grand, plus puissant qui se chargerait de réguler le tout.
L’absence de bruit troublait sa quiétude, ravivait ses peurs, l’obligeait à la réflexion. Tout ira bien désormais. Des mots qu’elle se répétait inlassablement, pour mieux se persuader de leur véracité. Elle avait décidé de ne plus s’étourdir devant un écran de télé à boire les insipides et répétitifs commentaires de prétendus journalistes attachés à la botte de quelques milliardaires ou politiques bien placés.
Toutefois, le silence pernicieux la gênait. La télé, c’était la facilité, la négation de la solitude. Une jolie utopie. De nouveau déterminée, Sophie reprit sa place devant l’ordinateur et s’obligea à améliorer la récente page web qu’elle avait créée pour sa toute aussi récente entreprise.
Quelques heures plus tard, elle ferma les volets, acheva de laver sous la puissance du jet d'eau les restes de doutes et d'inquiétudes. Enfin, vers une heure du matin, elle se glissa sous les couvertures pour un sommeil bien mérité. Tout est calme, le type d'à côté doit déjà dormir.
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