Chapitre premier - Mon retour
Je pensais sans esprit, j’éprouvais sans âme, j’endurais sans corps. Ainsi, je vivais encore, mais je vivais sans être.
Je ne cessais de maudire à tout instant le sort que je subissais, et tous ceux à qui je le devais. Ma famille avait souhaité ma mort, et avait bien failli réussir. Puis ce sale personnage était venu. Oh, il m’avait bien sorti de ma prison d’infortune comme il me l’avait promis, ça, je l’avais compris. Mais à quel jeu jouait-il avec moi, et quelles étaient ses véritables intentions, il me faudrait les découvrir avant que, lui aussi, ne me poignarde dans le dos.
Pour le moment, je devais retrouver mes forces. Je flottais dans le néant le plus absolu. Heureusement, je sentais toujours la magie couler en moi. Je me satisfis d’avoir le moyen de regagner contrôle, avec du temps et de la concentration. En attendant, je pris sur moi, restant focalisé et calme. Je subirai ce qu’il faudra, mais je ne me laisserai pas effacer. Ces trois crétins feront ce qu’il faudra, de gré ou de force.
Puis j’entendis sa voix. Cette voix calme et chaleureuse, et ce ton doux. Il me répugnait.
– Enfin présent ; on va pouvoir commencer.
Ce soudain son qui brisa le silence pesant fit sursauter les trois personnes en même temps, et les sortis de leur contemplation profonde. Tous trois se retournèrent brutalement, sur leur garde. Ils firent face à un humain, dans une tenue étrange. Cet homme n’était pas habillé de peau, de cuir ou même d’armure, mais des tissus si fin qu’ils se demandèrent à quoi cela pouvait lui servir, si ce n’était juste pour cacher son manque de fourrure. Il portait aussi une large cape, cachant l’intégralité de son équipement dessous. Ils ne purent voir non plus son visage, caché par un masque vierge sur la moitié supérieur de sa tête, et couvert par une ample capuche.
Ce nouveau venu resta immobile, devant l’entrée de la pièce. Son audience fit un pas hésitant vers lui, prêt à se défendre. Sans le connaître, leurs instincts leur dirent de se méfier de lui. Pourtant, voir enfin quelqu’un, un autre être vivant dans ce lieu au temps suspendu, leur donnèrent du baume au cœur. Y avait-il finalement une issue ? Ils questionnèrent en même temps :
– Q-Qui êtes-vous donc ?
– Est-il l’allié, ou l’ennemi ?
– De quel trou tu sors, toi ?
Un silence s’installa, plus long qu’ils ne l’auraient voulu. L’humain les regardait impassiblement ; il semblait attendre une réponse particulière. L’impatience les gagna, ainsi qu’un début de maux de tête. Sa simple présence, sa simple vu leur donnait une répulsion physique. Etait-ce lui qui leur avait parlé à leur réveil ? Commençant à se sentir idiot, tous trois s’apprêtèrent à reposer une question, quand il soupira audiblement.
– Ça m’aurait étonné que ce soit si simple, s’exprima-t-il enfin pour lui-même, tournant la tête un instant comme pour s’adresser au mur, avant de revenir sur eux. Ils devront faire l’affaire.
« Ils devront ? » s’interrogèrent-ils intérieurement. Ils avaient souhaité avoir n’importe quel genre d’aide, mais se demandèrent si cet humain avait bien toute sa tête. Dans le doute, ils regardèrent autour d’eux, mais ne virent rien d’extraordinaire à première vue. Ils remarquèrent tout de même une étrange fumée s’évaporant de leur corps. Etait-ce un trouble de leur vision, dû à leur mal de tête ?
Chacun bougea un bras dans son propre sens. Ils furent alors étonnés de voir des mouvements qui n’étaient pas les leurs. Le dragon trébucha en reculant et fini dos au portail ; le scorpion s’envola de quelques battements d’aile ; l’ours bondit sur le côté.
Ils se regardèrent un bref instant, sur le qui-vive. Chacun voyait les autres par les contours et les détails de leur corps, dessinés par un fin trait noir transparent s’évaporant en vapeur. De simples ombres se mouvant sans un son.
L’ours n’apprécia pas la surprise, et ne prit pas le temps de réfléchir. Il arma son bras et lança son poing sur le visage du dragon. Ce dernier eut à peine le temps de le voir venir, se recroquevillant comme il put. Ils apprirent, l’un plus douloureusement que l’autre, qu’en plus de ne pas s’entendre, ils ne pouvaient se toucher. Le gros poilu secoua sa main douloureuse, sa victime expira de soulagement, et le scorpion se prit au jeu, allant virevolter au travers d’eux à plusieurs reprises. Il était d’ailleurs le seul à véritablement les reconnaître.
– Est-ce… Est-ce que c’est un test de votre part ?
– Ça t’amuse de foutre des mirages, je parie !?
– Est-ce du fait de l’humain ? Il apprécie, quoique cette compagnie manque de tangibilité.
Mais l’homme sembla presque aussi surpris qu’eux de les voir interagir. Il se gratta la tête, dans un instant de visible réflexion. Il cafouilla :
– Hum, non… C’est plutôt ce lieu… Ce lien… Entre… Qu’importe ! Il y a plus important. Ne te soucis pas des autres, ils ne pourront pas t’aider.
Bien sûr, ils protestèrent, demandant plus d’explication que cette vague réponse balayée d’un revers de main. Mais l’homme ne sembla pas enclin à leur donner satisfaction. Il couvrit leur voix :
– Tu comprendras avec le temps ! Il y a plus urgent, pour le moment. Il te faut réparer ce que tu as cassé. Replace le gros morceau tombé, qu’on en finisse vite. Le portail a encore assez de force pour se reformer.
Malheureusement pour lui, il dut faire face à un nouveau brouhaha, lui expliquant tantôt qu’ils ne savaient pas ce qu’il leur était arrivé, ni en quoi c’était de leur faute, tantôt qu’ils avaient chacun déjà fouillé le temple de fond en comble dans leurs errances. Ils auraient clairement vu un tel objet dans le noir. L’humain sembla étonné. Il fit lui-même le tour complet de la salle, puis se massa les paupières du bout des doigts, irrité.
– Pourquoi c’est jamais si simple ?! soupira-t-il. L’artefact est juste ici, tu n’as qu’à traverser et te servir, pfeu, évidemment.
Il lança en l’air d’autres phrases pour lui-même, que son audience ne comprit pas vraiment. Cependant, le voir s’agiter et maugréer tout seul ne les aidait pas. Pire encore, ils sentirent tous trois leurs douleurs crâniennes s’intensifier et leur patience s’amenuiser. Ils ne se rendirent pas compte de l’épaisse aura noire qu’ils dégageaient à présent, ni que leurs yeux s’étaient assombris pour ne plus laisser qu’une fente blanche en guise de pupille. Ils prononcèrent alors, à l’unisson :
– Est-ce là tout ce que tu as à m’offrir comme aide ? Rends-toi un peu plus utile que ça !
Ces mots leur laissèrent, comme avant, un goût étrange dans la bouche. Quelque chose ne tournait pas rond chez eux. Quelque chose en rapport avec l’homme masqué. Pourtant, ils étaient bien d’accord avec ce qu’ils venaient de dire.
L’homme, lui, s’était calmé. Il souriait même, à nouveau. Quel personnage bizarre. Il reprit une posture détendue, réfléchit un instant, et proposa enfin sa solution.
– Très bien, très bien. Si un tel bout de cristal ne se trouve pas dans ton sanctuaire, c’est qu’il est tombé d’ici, jusque dans le monde. Il ne doit pas avoir été bien loin, mais il va falloir chercher la région. Le choc a été plutôt violent. Passe l’autre porte, et reviens quand tu l’auras.
Ses trois auditeurs se jetèrent des regards indécis. Parlait-il de la forêt morte ? Comment un objet pouvait-il tomber d’un sous-sol et se retrouver en surface ? Malheureusement pour eux, ils ne purent en demander plus. Leur interlocuteur, visiblement impatient, tourna des talons et s’évanouit dans l’obscurité du couloir.
Sa disparition eut tout de même l’effet positif de diminuer leur colère intérieur, ainsi que leurs maux de tête. Le détourage sombre par lequel ils se voyaient s’affinait, lui aussi, jusqu’à n’être que très peu visible.
N’en ayant malgré tout pas fini avec lui, ils s’apprêtèrent tous trois à se lancer à sa poursuite. Cependant, une idée traversa l’esprit du scorpion, idée qu’il allait devoir réaliser rapidement avant qu’ils ne puissent plus se voir. Il s’envola et agita tous ses bras devant le visage des deux autres pour attirer leur regard. Il présenta alors du mieux qu’il put son petit livre, dont le contenu, s’il était exact comme il le pensait, pouvait les aider à communiquer ensemble, quel que fût l’étrange phénomène qui les séparait.
Voir ce brin d’ombre transparent gesticuler devant son museau irrita l’ours, qui poussa un juron et le chassa d’un revers inutile de la main avant de continuer son chemin au pas de course. Par chance pour le petit être, le dragon était moins impulsif, sans être plus réfléchit. Ce dernier comprit qu’il parlait de son propre journal, toujours attaché à sa ceinture, mais ne sut pas comprendre en quoi cela concernait son compère. Et si son incompréhension ne suffisait pas, la déception vint s’ajouter lorsqu’il voulut faire répéter le scorpion dans ses gestes, mais que celui-ci fini de s’effacer complètement. Il devra se replonger dans le déchiffrage seul.
Ils remontèrent donc jusqu’à l’extérieur, espérant rattraper l’homme à un moment ou à un autre. Ce qu’ils virent alors les médusèrent sur l’instant Du jour. La lumière provenait de l’autre versant du temple, qu’ils se dépêchèrent de rejoindre. Ils durent attendre que leurs yeux s’adaptes tant celle-ci était vive. Ils remarquèrent qu’elle émanait de l’arche, à l’autre bout du pont.
Arrivé à son pied, ils observèrent un décalage dans le décor. Sous l’arcade, la forêt qui les entourait n’était plus figée. Elle bougeait au gré d’un vent qu’ils ne sentaient pas, ses arbres étaient éclatants de verdure et son herbe était colorée de multiples fleurs en tout genre. Néanmoins, lorsqu’ils en firent le tour, le spectacle était un peu moins réjouissant : le temple n’était plus qu’une ruine effondrée, dont seules la cour et quelques pierres de la base étaient encore visibles, et le lac n’était qu’une marre de boue d’un pied de profondeur.
Ils touchèrent le portail, hésitants. Ils eurent l’impression de passer leur main au travers d’une eau fraîche, sans en ressentir la moiteur. Etait-ce de l’autre côté que l’humain leur avait dit de chercher ? S’ils se posèrent la question, la réponse leur parut sans importance. Ils avaient de toute façon bien envie de franchir cette porte, avec ou sans raison.
L’ours serra les dents, le scorpion ferma les yeux et le dragon prit une grande inspiration. D’un unique pas, ils traversèrent.
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