...OU PRESQUE.

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  — Lena ! Je t’avais pas vue, déclara-t-il avec un sourire mauvais. Alors, pas de chevreuil mort ou de pisse au menu aujourd’hui ? Ton père a oublié de chasser avant de s’enfermer dans votre grotte ?

  Tandis qu’il débitait son laïus habituel, Tony étendait ses grands bras de part et d’autre de Lena pour garnir son plateau. À ses côtés, son ami Paul ricanait et sa petite amie, Lola, pianotait sur son téléphone portable. Derrière eux, le reste de la file émettait de timides protestations contre les resquilleurs.

  — Tu ne comprends pas le principe d’attendre ton tour ou c’est le concept même d’une société civilisée qui te pose problème, Tony ? lança Rox avec aplomb.

  — Un peu des deux, rétorqua-t-il sans cesser de dévisager Lena.

  Et comme pour illustrer ses propos, il se saisit d’un pain rond, le lécha sur toute sa surface avec une lenteur délibérée, avant de le reposer sur le plateau de Lena.

  — Ton père a dû t’expliquer que c’est mal de gâcher la nourriture. Tiens, régale-toi !

  — Tu n’es vraiment qu’un gros dégueulasse !

  L’insulte lui avait échappé et Lena regrettait déjà son audace. Les attaques verbales de Tony ne dataient pas d’aujourd’hui. Elles rythmaient le quotidien de la jeune fille depuis qu’il avait appris, comme bien d’autres, l’activité particulière de son père. Jusqu’à ce jour, Lena se contentait d’ignorer leur méchanceté gratuite. Elle n’avait jamais répliqué ni montré que leurs paroles la blessaient. Avec son geste obscène, Tony lui avait fait perdre sa retenue habituelle.

  En taille, celui-ci dépassait Lena d’une bonne tête et demie et il pesait, au bas mot, vingt kilos de plus qu’elle. Pourtant, Tony l’intimidait moins que l’attroupement qui se formait autour d’eux. Elle percevait des dizaines de paires d’yeux avides de sensationnel.

  Tony se pencha tout à coup vers elle. Son visage s’arrêta à dix centimètres du sien. Il sentait la cigarette et la sueur, Lena en plissa le nez de dégoût.

  — T’as dit quoi, la tarée ? Répète un peu pour voir !

  Lena s’abstint de répondre, mais soutint son regard sans ciller. Paul avait de nouveau dégainé son ricanement haut perché. À cet instant, une employée chargée de remplir les bacs de nourriture sortit de la cuisine.

  — Ça suffit comme ça, les jeunes, vous bloquez la file. Calmez-vous et avancez !

  Tony fixa Lena une poignée de secondes encore, avant de se redresser. Il déposa d’autres victuailles sur sa desserte encombrée et poursuivit son chemin d’un pas nonchalant, ses acolytes dans son sillage. Lola n’avait même pas daigné lever les yeux de son écran de toute l’altercation.

  Après que Lena eut remplacé le morceau de pain souillé par une pomme, les deux amies s’installèrent à l’opposé du trio infernal dans la salle. Quand Rox se pencha vers Lena, ses cheveux d’un rouge profond cascadèrent sur ses épaules.

  — Comment t’arrives à garder ton calme à chaque fois ?! Tu pourrais en finir avec ce harcèlement une bonne fois pour toutes, tu le sais bien.

  — Et à quoi ça servirait, à part m’attirer davantage d’ennuis ?

  — En tout cas, le jour où tu décideras de lui fiche enfin la pâtée qu’il mérite, je veux être là ! Rien ne me ferait plus plaisir que de voir cet abruti se prendre la dérouillée du siècle.

  Lena sourit. Rox avait l’art de dédramatiser les pires situations et, dans le fond, elle disait vrai. Tony la Brute serait surpris de la résistance qu’elle lui opposerait s’il engageait un combat physique. On avait depuis longtemps veillé à ce qu’elle sache se défendre en cas d’attaque. Néanmoins, Lena espérait ne pas en arriver là.

  — Au pire, ajouta Rox, la bouche pleine, si tu n’as pas envie de te salir les mains, parles-en à ton père ! Lorsque Tony disparaitra sans laisser de trace, tu pourras toujours dire aux flics que ce n’est qu’une pure coïncidence…

  Le sourire de Lena se mua en grimace qui déclencha l’hilarité de Rox. Sous l’apparente légèreté de cette plaisanterie se cachait, malgré tout, une vérité angoissante. Les deux jeunes filles en avaient conscience, mais seule Lena savait à quel point le caractère imprévisible de Franck Legrand pouvait s’avérer redoutable.

  La tension retombée, Lena avala son déjeuner avec appétit. Dans le self, les couverts tintaient et s’entrechoquaient. Le bourdonnement des conversations s’intensifiait ou diminuait au gré de sujets plus ou moins animés. Lena s’asseyait toujours à une place orientée vers le mur du fond, pour limiter son malaise dans cet espace bondé. Elle repoussa son assiette vide devant elle, avant de mordre dans son fruit. Face à elle, Rox terminait son plat en lançant, de temps à autre, des regards intrigués en direction des autres tables.

  — En parlant de mecs amochés, devine qui se retrouve avec un joli coquard aujourd’hui, dit-elle en pointant du menton un des recoins de la salle.

  Les yeux de Lena suivirent la direction indiquée par son amie et se posèrent sur la silhouette d’un jeune homme. Il portait un jean clair, des baskets blanches et un sweat bleu foncé, dont il avait rabattu la capuche sur sa tête. De son siège, Lena apercevait des pointes de mèches rebelles en sortir. Les traits du garçon demeuraient dissimulés, mais Lena n’avait aucun mal à se les représenter.

  Elle connaissait son visage par cœur, pour l’avoir maintes fois observé à la dérobée pendant les cours ou à l’heure de déjeuner, comme en cet instant. Du dessin rectiligne de ses sourcils qui surplombaient d’étonnants yeux gris jusqu’à son menton volontaire, en passant par la fine arrête de son nez et ses lèvres délicieusement ourlées, Mathias Quernes était d’une beauté à tomber.

  Lena restait captivée tant par son physique de dieu grec que par son comportement singulier. Mathias dégageait une espèce d’animalité envoûtante qui la faisait secrètement craquer. Plus d’une fois, elle l’avait comparé à un jaguar. Avec ce regard hypnotique, cette démarche souple et ce besoin constant de solitude... Tout comme ce félin, il incarnait un danger face auquel les autres prenaient d’instinct leurs distances. Lena, quant à elle, se fustigeait de ne pas avoir le courage de l’aborder tant Mathias la fascinait.

  Depuis le début de l’année, les stigmates occasionnels du jeune homme alimentaient les ragots de couloirs. D’abord, ce fut une lèvre fendue, puis une pommette gonflée, et aujourd’hui, un coquard ! Et chacun y allait de son hypothèse quant à l'origine de ses marques. Sarah — la seule amie de Mathias au lycée — avait laissé échapper qu’il s’adonnait depuis peu à un sport de combat. Lena doutait qu’il s’agisse de la véritable raison, sans pour autant s’expliquer ce sentiment.

  — Selon moi, ça n’a rien à voir avec la boxe, dit-elle. Ils sont supposés utiliser des protections pendant les entrainements.

  — Sauf s’il s’est mis à tester ses aptitudes en dehors des cours ! D'après les rumeurs, il se serait mis au free fight. Il paraît que le proviseur a convoqué ses parents à la rentrée. Celui-là, il se préoccupe plus de la réputation de son précieux établissement que de notre santé, à mon avis…

  Lena fit une moue perplexe et fixa le jeune homme. Seul à sa table, perdu dans ses pensées, il farfouillait sans conviction dans son assiette à peine entamée. Il dut se sentir observé, car il tourna tout à coup la tête vers Lena et leurs yeux se rencontrèrent. Ses iris gris la transpercèrent et firent battre son cœur bien plus fort encore que l’annonce d’un exposé oral. Pendant ce qui lui sembla une éternité, ils se dévisagèrent. Incapable de détourner le regard, Lena sentait des frissons lui parcourir le dos. S’extirpant peu à peu de son emprise, elle distingua enfin l’ecchymose violacée qui ombrait son œil gauche et fronça les sourcils. Pour quelle raison se battait-il ?

  Mathias fut le premier à détourner les yeux. Puis, il se leva, enfila son blouson noir à col mouton et débarrassa son plateau, avant de quitter la cafétéria.

  — C’était intense ! s’exclama Rox qui léchait sa dernière cuillère de yaourt chocolat-chantilly. La prochaine fois que je suis de trop, dites-le-moi.

  — Arrête de t’imaginer n’importe quoi...

  Bien qu’elle reportât son attention sur son propre dessert, Lena se sentait toujours troublée par cet échange silencieux.

  — Bon, maintenant que tu as vu sa marque, t’en dis quoi ?

  Lena haussa les épaules, mais Rox insista.

  — Tu dois bien avoir une idée. Sers-toi de ta boule de cristal ! Tes déductions sont toujours justes. Tu me donnes parfois l’impression d’être le Watson de Sherlock Holmes.

  — Laisse-moi mener mon enquête et je te tiendrai au courant plus tard, ça te va ?

  Amusée, Lena dévisageait Rox.

  — Dis, je te trouve de très bonne humeur aujourd’hui, qu'est-ce que ça cache ?

  — Eh bien, je te laisse deviner, Sherlock !

  Lena se prêta au jeu avec plaisir. Elle s’adossa à sa chaise et observa son amie avec attention. Cette dernière avait un grand sourire aux lèvres, mais cela était plutôt habituel. Elle bougeait les pieds en rythme et battait la mesure avec le bout de sa cuillère.

  OK. Un rapport avec de la musique, c’est certain...

  — Tu as été invitée à la fête de Sarah, c’est ça ?

  — Incroyable ! Franchement, tu devrais te reconvertir en médium ! Oui, j’ai reçu son texto, c’est prévu pour ce samedi.

  — Félicitations ! Amuse-toi bien.

  — Ah non, ma vieille ! Tu n’y échapperas pas cette fois ! C’est la soirée de l’année, dans une super baraque, avec un excellent DJ. Tu ne vas pas encore te défiler ! Faut bien que tu t’éclates de temps en temps !

  Lena soupira. 

  Si seulement ma vie pouvait être aussi simple...

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