Les auteurs se perdent souvent dans leurs pensées. Ne me mentez pas, vous avez tous déjà regardé dans le vide pendant que vos personnages défilent devant vos iris voilés. Voilà. Eh bien, c’est exactement ce qui m’est arrivé. J’ai cligné des yeux. Une micro-seconde. Quand je les ai rouverts, mon postérieur avait rencontré une charmante chaise métallique et devant moi s'étendait une table rectangulaire, éclairée dramatiquement par une ampoule nue. Un soupir m’échappe. Bordel. Qu’est-ce que je fous là ? J’essaye de me lever. Impossible, mes poignets sont liés derrière le dossier de mon siège. Les dents serrées, je me contiens de ne pas expirer tout l’air de mes poumons. Très bien.

Soudain, un poing s’abat sur la table. Le bruit me fait sursauter. Putain. C’est tellement théâtral, j’ai presque envie de rire. Presque. La personne qui vient de brutaliser la pauvre surface en fer blanc se penche vers moi. Sa tignasse blonde entre dans la lumière blafarde, ses iris pourpres se baissent vers les miens. Ah ! Un grand sourire se peint sur mon visage :

— Salut, Kaïs.

Ma bête sauvage se contente d’un grognement. Il faut dire que je l’ai un peu malmené dans Trois ou Merde, il doit encore m’en vouloir. Mais c’était pour son bien, je vous assure que je ne suis pas sadique. Enfin, quelques-uns d’entre vous auront peut-être un avis différent. Vous auriez tort de toute façon : j’ai toujours raison. L’adolescent plaque une feuille de papier sous mon nez avant de s'asseoir lourdement en face de moi. Je parcours les lignes des yeux puis hausse un sourcil :

— On est curieux, mon Kaïs ?

— Nan.

— Mens pas.

— Tronche de lune et Face de givre ont insisté pour qu’on te piège ici, râle-t-il en posant ses rangers sur la table. Y avait aussi ce type qui se fait passer pour une fougère et un autre pour un inspecteur… J’ai pas compris ce qu’ils se racontaient ; ils sont d’une stupidité stratosphérique. Bordel de merde, la seule qui a un peu de matière grise, c’est la blonde qui les accompagne. C’est qui ? Elle me ressemble beaucoup trop pour qu’ça soit une coïncidence.

— C’est pas la première question de ta liste, ça.

— Réponds.

— Nope.

Il m’observe, la mâchoire contractée. Comme s’il allait me bondir dessus. J’aurais dû avoir peur. Au moins pour lui faire plaisir. Mais ça serait mal me connaître.

— Bon, allez. Commence ton interrogatoire, j’ai pas que ça à faire.

— Tu vas mieux me parler, Gratte-papier à la con.

J’incline la tête en signe de d’acceptation. L’envie de lui répondre qu’il tient sa créativité insultanate de moi me titille la langue mais ce serait contre-productif. J’ai déjà gaspillé une page pour vous confirmer qu’il y a un lien entre lui et Mathilde. Ah, Équilibristes. Si vous saviez à quel point ce roman est lié à Trois ou merde. Mais vous savez pas. Dommaaaage ! Je le regarde récuper la feuille et grogner devant la première interrogation :

— Comment te décrirais-tu en quelques mots ?

— Artiste.

Il me regarde d’un air dubitatif et, pendant un instant, je me demande s’il va réclamer de développer. Pourtant il me connaît, il sait que je corrresponds à toutes les définitions que l’on a de ce mot. Je me voue à l’expression du beau, je crée, par mes dessins, ma plume. J’interprète parfois une œuvre musicale ou théâtrale - oh, mes beaux solos sous la douche - et je suis une personne fantaisiste. Oui, je danse sous la pluie, je chante sur mon vélo et je fais genre que j’ai trop d’alcool dans le sang dès que je peux.

— C’est quoi ton prénom ?

— Dépend des jours. Eli hier, Ella demain. Aujourd’hui ? Un peu des deux.

Cette réponse semble le satisfaire. Honnêtement, j’aurais pas pu lui apporter plus de précision que ça.

— Où as-tu poussé tes premiers cris ?

— À l’hôpital. C’était pas le même dans lequel tu as été d’ailleurs.

Bim. Cette pique vous fait mal autant qu’à moi, je vous le promets. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Kaïs, lui, - et, peut-être comme vous - n’apprécie pas la plaisanterie :

— Ta gueule. Ton passe-temps favori ?

— En dehors de développer le monde dans lequel tu vis ? Essayer de vous entrevoir, tes compagnons et toi, à travers mes illustrations.

— Des frères et sœurs ?

— Une sœur.

— Tch. Ennuyant.

— Dis ça à ma mère.

— Flemme. Des animaux de compagnie ?

— Juste toi. Pour l’instant.

— Bordel, ça veut dire quoi ça ?

— Chut, c’est un clin d'œil pour mes lecteurs adorés ! J’ai pas d’animaux de compagnie !

— Me dis pas chut, face de pet !

J’arque un sourcil mais je garde le silence. Je sais exactement sur quels boutons appuyer pour l’énerver. C’est un dé-lice. Que Kaïs ait été élu délégué par mes personnages pour venir me parler me fait mourir de rire. Pourquoi avoir choisi le type qui en aurait marre au bout de deux minutes ? Il feule presque devant la prochaine question :

— Ta couleur préférée ?

— Ça vous intéresse vraiment de savoir ça ?

— Tch. Nan. Mais Léa et le type fougère ont chouiné pendant dix minutes pour que j’te pose la question.

Je souris. Pourquoi ça ne m’étonne pas que Léana et Théo m'interrogent là-dessus ? Ma petite sportive a dû soutenir ma fougère peintre pour qu’il ait le courage de parler à Kaïs. Alors, pour honorer la bravoure de Théobsolète, je réfléchis. Je songe aux teintes oranges que prennent les cheveux de Léana lorsqu’elle s’entraîne au soleil couchant, aux mèches turquoises de Théo qui brillent sous les projecteurs du gymnase. Je pense au rouge sombre des iris de Kaïs… Un rire secoue ma poitrine. Je n’en ai aucune idée. Parce que je les aime toutes.

— Va pour le vert sapin.

— Chiant. Qu’est-ce qu’il te passionne le plus dans la vie ?

— Le fait que je puisse la vivre à cent pour cent.

— C’est quoi cette réponse moisie ?

— Un jour, je te rajouterai une fibre poétique. Peut-être que tu pourras comprendre.

— Change une chose à ma personnalité et je t’étripe.

Je serre les lèvres pour m’empêcher de grimacer. Il le ferait. Ça ne lui est jamais arrivé de me rendre la vie dure sur le papier. Avec Mathilde, la grande blonde qui lui ressemble, ce sont les personnages qui coulent librement sous ma plume. Alors, si un jour ils décident de m’embêter… envoyez-moi des pizzas à l’ananas. Sujet clivant, je sais ! On en parlera plus tard !

— Ton plat préféré ?

Ah tiens ! Excellent timing, Kaïs !

— Les pizzas.

— Décevant.

— Aux ananas.

Il lève la tête de sa feuille. Puis il jure tout bas. “Putain de bordel de merde” si j’ai bien entendu. Il tend la main vers moi. J’hausse un sourcil. Puis je frappe sa paume. Je m’attends presque à ce qu’une explosion secoue l’horizon ou que l’Impératrice débarque à cette table. Un frisson de terreur remonte le long de mon dos. Damn. Tout sauf ça.

— La fille blonde m’a dit de faire ça, grogne-t-il en se radossant à sa chaise. Et de te transmettre ses chaleureuses félicitations.

Je rigole en imaginant Mathy sautiller de joie quelque part dans ma tête. Et oui, Théo a beau détester ce plat magnifique, je te soutiens ma petite !

— Mathilde a de bons goûts.

Il plisse les yeux. Je sais qu’il a noté le prénom dans sa tête. Tu ne sauras rien de plus, Kaïs.

— Ton film préféré ?

— Le Diable s’habille en prada.

Le visage de Kaïs se fripe dans une moue de dégoût. Oui. Je sais. C’est pas LE film de l’année. Mais bordel, regardez ce casting cinq étoiles ! Comment ne pas l’avoir parmi ses films doudous ? Je lève le menton avec un air de défi. Je défendrais toujours mon crush sur ces acteurs.

— Ta série préférée ?

— Psych.

— Et moi qui me demandais d’où venait la stupidité de la fougère aux cheveux bleus. Ton émission télévisée préférée ?

— Je n’ai pas la télé.

— Ton livre préféré ?

— Le pacte des Marchombre de Pierre Bottero.

— Ton auteur préféré ?

— Tu poses vraiment la question ? Bottero. Encore et toujours.

— Tes qualités principales ?