Célib' !
Il neige, vous avez vu ? D'après les experts, on a même pris un peu de retard sur l’anticipation d’une quatrième année de réchauffement record. Cool ! Freeze, même ! Gelée aussi l’ambiance quand Ludo frappe à la porte de mon nouvel appart (je ne me lasse pas de l’écrire, désolée ;-)), et scanne l’environnement avant de fulminer :
— Tu déconnes ? Vous avez pas monté mes affaires alors que vous étiez toute une armée ? Je vais me taper ça ce soir, sérieux ?
J'en reste interdite:
— Mais non, en fait. Tu restes en bas.
— Chuis crevé, c’est pas le moment de me vanner.
— Ludo, est-ce que je t’ai proposé une seule fois de venir habiter chez moi, en trois mois ?
— Ben !
Je vous jure, il a buggé. Arrêt sur image. M’a fixée tellement longtemps avec son air d’incompréhension que j’aurais pu changer d’avis.
Et puis ses neurones se sont reconnectés et il a enfin réalisé qu’il ne ferait pas partie du déménagement. Apparemment, le doute ne l’avait pas effleuré. D’accord, je n’avais jamais abordé frontalement le sujet, mais dans ma tête c’était clair ! Je dissipe toute ambiguïté :
— Et donc chacun chez soi. Comme au début. Ça va être chouette, non ?
Je conjecture qu’avec la distance, le repos, l'envie va revenir. De toute façon, on ne peut se figurer pire que les derniers mois. À oublier. Moi crevée par les travaux, et lui rentrant du boulot les bourses pleines. Forcément, au bureau, il est plus difficile de s’adonner à des jeux érotiques en ligne avec sa pétasse. Il a souvent fait ceinture. Par pitié, je lui ai même offert mon corps sans vraiment participer au truc, parfois. Guère mieux qu’un mannequin en TPE, mais il n’a pas eu l’air de remarquer la dérobade, alors… (TPE pour élastomère thermoplastique, la matière à privilégier dans le choix d’une poupée gonflable, selon les gars au centre de formation. TPE comme Tu Peux Entrer, parmi d’autres acronymes inventifs qu’ils avaient imaginés).
Malgré mon offre, le voilà qui chiale, le Ludovic :
— Mais comment je vais payer le loyer, tout seul ?
Parce que je l’ai pas payé toute seule, moi, mon nouvel appart (!), couillon ? Je ne le dis pas tout haut, car l’argument serait discutable. C’est à la faveur du décès providentiel d’une sœur de mon père que j’ai pu acquérir le logement opportunément libéré par monsieur Roger. C’est même plus miraculeux que ça. Une conjonction des astres.
En effet, si je récapitule, c’est ma copine Cécile qui aurait dû l’avoir. Elle avait signé un compromis, versé son acompte. Tout était sur les rails, on avait trinqué au champagne, et puis dans la foulée elle s’amourache, et pas qu’un peu, de Sylvain, l’écolo du bâtiment B. Après deux semaines, ils habitent ensemble. Connaissant Cécile, je persiste à croire que c’est une belle connerie, mais qui a eu pour heureuse conséquence de remettre l’appartement de monsieur Roger sur le marché. Une petite tambouille pour qu’elle obtienne un refus de prêt bancaire, et que je t’embrouille le notaire, je ne m’en suis pas trop mal sortie financièrement. Roger voulait même me le donner, son appart, avant je lui parle de mon héritage qui tombait bien. Ah, ces vieux ! Ils sont énervants mais tellement touchants. J’ai réussi à ne pas trop l’arnaquer, malgré son insistance. C’est vrai quoi, même s’il a une bonne retraite et qu’il vient de s’installer chez madame Fleury, on ne sait jamais ce qui peut lui arriver. Ça coûte cher une maison de vieux.
Débarrassée de mon mari, je décide de rendre visite à ma copine dans l’immeuble d’à côté. Elle travaillait aujourd’hui, elle aussi, et j’ai hâte de lui raconter… beaucoup de choses. Tout. Enfin, tous les trucs qu’on met de côté dans sa tête toute la journée pour se rappeler de les raconter à sa meilleure amie.
Je tombe sur son mec, Sylvain. Je l’aimais bien Sylvain, avant. Avant qu’il devienne sectaire. En préambule, je claironne la bonne nouvelle climatique. Difficile de trouver entrée en matière plus opportune, d’habitude je ne sais pas quoi lui dire.
— T’as vu, le début du mois de janvier est plutôt froid, c’est chouette ?
— Tu te fous de moi ?
…
J’ai encore sorti une connerie ?
— Les collemboles, ça te dit quelque chose ?
Je hais cette apostrophe du menton, je déteste être prise en défaut.
— Heu… Des légumes ?
— La vie dans le sous-sol. On est en train d’anéantir le dernier écosystème. La sixième extinction des espèces a commencé. Moins soixante pour cent de moineaux en France en cinquante ans. Ça te fait pas bader ?
— Si, si ! D’ailleurs je me disais, avec cette neige, on ne pourrait pas suspendre aux arbres de la résidence des boules de graisse pour les oiseaux ?
Sylvain se prend la tête entre les mains et geint :
— L’ignorance crasse des masses embrigadées…
— Je te remercie. Toujours un plaisir. Sinon, elle est là ?
— Pas rentrée.
— Elle rentre quand ?
— Aucune idée, j’ai pas l’habitude de fliquer ma meuf.
Connard. Qu’est-ce qu’elle lui trouve, Cécile ? Mais qu’est-ce qu’elle lui trouve ? Elle, qui donnait dans le vieux friqué, le genre classe, attentionné, avec celui-là elle a pris un virage à 180 degrés. Elle, riche à s’offrir une villa sur la Côte d’Azur, lui, anticapitaliste. Il y a clairement erreur de casting. Le pire, c’est qu’elle a l’air bien ferrée. En pleine phase de béatitude aveugle autocentrée. Et vous savez quel est le moyen le plus sûr de perdre sa meilleure amie ? Dire du mal du mec dont elle est amoureuse. Aucune loyauté n’y survit. Je ferai donc avec. Je lui dois bien ça, elle a supporté Ludo avec stoïcisme.
— Tu serais assez aimable pour lui passer le message qu’elle peut venir visiter et boire un coup quand elle a deux minutes ?
— Ouais.
À ce compte-là, je vais me fendre d’un SMS, ce sera plus sûr.
Pour rentrer chez moi, je rase le mur du bâtiment, longe les bosquets par l’arrière, afin de ne pas risquer les cent trente-cinq euros de bravage de couvre-feu. Mes pauvres baskets pleines d'une mouillasse mi-neige, mi-boue.
Et j’attends Cécile. Je tape ceci et j’attends. Personne avec qui partager ma journée extraordinaire, sauf vous. Une meilleure amie en couple. Un mari fichu dehors. Des vieux voisins atrabilaires. Des copains essorés. Ah, oui, et une mère débile. Sur le site, aucun nouveau mesage privé. Normal, j’ai disparu des radars depuis six mois. Je relis quelques conversations de l’époque.
Il y en a un avec lequel j’avais un peu flirté. Mon texte l’avait émoustillé, et il m’avait bien chauffée : sous-entendus à peine sous-entendus, proposition de collaboration à un roman porno, sur le mode « Le héros te remarquerait dans un train, et toi tu le draguerais », caliente... La suite, je vous l’épargne. En plus, vous me voyez écrire du porno ? Vous n'allez pas bien, vous ? Devenir le faire-valoir d’un autre, eut-il un phrasé hypnotique, une voix de velours, un vocabulaire soutenu ? Un style. Non, franchement, le mec n'est pas mauvais du tout. Perso, j’ai un peu honte de ce que j’arrive à mettre en ligne. J’ai fait BEP et bac pro, alors le français, ça fait longtemps… Et encore, je sais lire, contrairement à beaucoup de copains qui galéraient.
En tant que chef d’atelier, j’ai atteint mon max. Pas parce que je suis une fille, il n’y a pas de discrimination chez les artisans, mais un autre genre de plafond de verre, celui des diplômes. À moins d’ouvrir mon propre garage... C’est chaud, regarde, un confinement et tu te retrouves dans la panade. Mon admirateur, je l'imaginais cadre sup, ou prof. Vous me voyez venir ? Au lycée, oui, mais lycéen. Pas majeur, mon joli cœur ! Je me souviens m’être sentie salie, humiliée, et un peu frustrée. C’est quoi ces gosses qui zonent dans la cour des grands ? Qu’est-ce que je fais, s’il revient me lire ? J’en suis presque à le recontacter, histoire de le maintenir à distance. Presque.
On m’avait avertie qu’un déménagement était un choc émotionnel. Fuck ! Je vais bien ! Juste une grosse fatigue, contrecoup de tout ce que j’ai géré. Une bonne nuit de sommeil et il n’y paraîtra plus. Allez, au lit !
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