Tout fout le camp
Vous savez quoi ? Ludo part habiter chez sa pouffiasse ! Transformation de l'essai. Moi qui croyais que le sexe en ligne ne conduisait à rien IRL... Du coup, ma proposition de se voir pour l’hygiène est tombée à l'eau. Ce qu’il veut, c’est une bobonne qui soit là le soir, et avec qui il se réveille le matin. Tous les mêmes ! Il faut admettre que les hommes ont de la ressource lorsqu’il s’agit de leur confort. En à peine une semaine, il trouve un poste en province et il se fait adopter, pauvre petit chiot perdu sans collier !
Pauvre, c’est plutôt elle, la pauvre. Si elle savait comment il la considère. Enfin, c’est peut-être le destin de ces femmes-là, de jouer les épouses reconnaissantes. Une fille pas compliquée. Idéale pour mon Lu. Il a besoin de renouer avec sa virilité mentale. Ce n’est pas encore dans leur culture, aux hommes, de se faire larguer, ils ont moins d’entraînement et moins de philosophie millénaire que nous sur le sujet.
Humeur de dogue lorsque j’arrive pour manger chez Sylvain. C’est lui qui cuisine. On ne peut pas lui retirer ça, il fait tout chez eux. Cécile est royale. Tofu et pois cassés, avec quand même un morceau de poisson. J’apprécie l’attention. Par contre, bonjour l’ennui. Pour rester dans la métaphore culinaire, Cécile lui sert la soupe. On ne peut pas discuter deux minutes sans qu’elle recentre la conversation sur lui. En plus, il la mène par le bout du nez. Il lui a fait rendre la Smart dont elle était si fière ! Certes, je me foutais bien d’elle, avec sa voiture de snobinarde, mais c’est une autre histoire. C’est là que j’embraye :
— Tu as racheté quoi : une Dacia, une Lada ou une Trabant ?
Ses yeux pétillent, elle n’attendait que ça la coquine !
— Non, non, je prends le bus.
— Putain, ça c’est de la vertu ! Tu en vends combien, des voitures ? Et toi, tu te tapes les transports ?
C’est vrai, elle en négocie à la pelle, des SUV électriques. Elle profite de la conjoncture pour prendre sa part du gâteau, il n’y a pas de raison. Les acheteurs se bousculent, l’État finance, aucun scandale Volkswagen à l’horizon. Mais qu’elle fasse vite : une association de consommateurs soupçonne les hybrides rechargeables de consommer trois à huit fois plus que leurs performances affichées.
On voit bien qu’on les soule avec nos considérations de voitures, cependant on joue notre partition pendant encore un bon moment. Tout y passe, et jusqu’à nos relations communes : « Tu as des nouvelles de Romain ? Oui ! Figure-toi qu’il est venu l’autre jour, c’est pas la joie au siège… » Joseph prend une inspiration (il s’appelle Joseph, l’informaticien), je le devance :
— Heureusement que Sylvain a sa Lexus, pour quand vous avez besoin.
Comme prévu, ce dernier se défend :
— Je ne peux pas faire autrement que de rouler dans mon job, mais c’est une électrique, au moins !
Bip ! C’est là que je la sors, mon anecdote. Sur Direct Auto ou Auto-moto (je confesse être friande des émissions de bagnoles, et puis c’est mon job de me tenir informée), j’ai vu un journaliste ambitionner de rejoindre l’Italie en Mercedes électrique. Autonomie affichée : quatre cent cinquante kilomètres. Trajet : deux cent cinquante. Il grimpe les cols à deux à l’heure, les descend en roue libre pour recharger la batterie, termine presque en poussant du pied par la portière, et échoue dans son aventure transalpine. Tout ceci filmé avant la crise sanitaire, au temps où les frontières étaient ouvertes. Sauf aux migrants africains. Y a-t-il des migrants dans les Alpes cet hiver ? Vous vous rappelez ? Ces gamins transis secourus par les montagnards à la Une des JT l'année dernière ?
L’appât promet. Plus qu’à attendre le gaucho mondialiste au tournant. J’ai de quoi enchérir, avec les barrages anti-immigration des fachos dans les Pyrénées. Après, j’ai en réserve la future élection de Mario Draghi en Italie. Il est touchant, Sylvain, il ne remarque pas qu’on le fait marcher. Et pas con, en plus, il a des billes à l’appui de ses idées. Je vois bien que Cécile boit ses paroles. S’il n’était pas aussi chiant et péremptoire, on pourrait se laisser convaincre.
Finalement, on passe un moment pas si désagréable. Impossible de cerner le Joseph. Discret, foncé, grand, beau cul, yeux intelligents. Je cherche pourquoi je trouve ses yeux intelligents : il écoute attentivement en regardant celui qui parle. Mais il pourrait être déficient, pour ce que j’en sais. Je lance un deuxième hameçon à son intention :
— T'aurais pas une blague d'informaticien ?
— Non. Et toi, t'aurais une blaque de garagiste ?
Bien renvoyé...
— Je ne suis pas garagiste, je suis carrossier.
— On ne dit pas carrossière ? C'est pas trop dur comme boulot pour une femme ?
Fuck you twice...
— Et pour un homme, pas trop pénible, la journée sur les écrans ?
— Si, un peu, mais c'est juste en attendant. Sylvain m'a trouvé ça le temps que les tournages reprennent.
La passe d'armes aura été misérable. Il abandonne déjà le game. Je me demande même s'il a compris mon ironie... Il explique travailler "dans la postproduction son ", concept flou, et ne s'étend pas sur le sujet.
Voilà, levée de camp avant dix-huit heures, c’était une façon sympa de terminer mon congé.
Visite rapide chez Madeline et Roger pour récupérer leur liste de courses. Encore un truc à caser sur mon temps de midi. C'est chaud, côté timing, cette histoire de couvre-feu. Céline m'appelle. Il ne me semble pourtant pas avoir oublié quoi que ce soit chez eux... Je m'excuse et décroche.
— Alors, t'en as pensé quoi ?
— De quoi ?
— Ben, de Joseph !
— Il est comme tu avais dit, non ? Pas très loquace. Pourquoi ?
— On a l'impression qu'il a un peu craqué sur toi.
— N'importe quoi ! Et puis de toute façon, je te répète que je ne suis pas en recherche. Bon, il faut que je te laisse, je suis chez mes vieux.
Je croise le regard réprobateur de Madeline :
— Faites attention ma chérie, il paraît que vos données sont volées quand vous utilisez trop votre téléphone .
Sa dernière lubie. Vérification faite, ni Madeline ni Roger ne savent expliquer le mot « données ». Ils ont accomodé à leur sauce ce qu'ils ont compris de l’affaire Whatsapp/Signal, et ils pensent que quelqu'un recherche mon adresse pour venir me dévaliser. Roger éructe :
— Tout ça, c'est rien que du fishing !
Comment leur expliquer en des termes simples ? J’aurais dû brancher ces messieurs là-dessus tout à l’heure… Sylvain nous aurait sorti ses thèses complotistes. Joseph aurait peut-être ouvert la bouche. Hop, dans ma besace pour notre prochaine rencontre.
Pourquoi attendre ? Je glisse la question dans la conversation Whatsapp que Cécile avait créée en vue du rendez-vous de ce midi : Faut-il quitter Whatsapp ? Les réponses arrivent en salve.
Cécile : Moi, je m’en fous, je n’ai rien à cacher !
Sylvain : Il fait beau s’en offusquer quand un message d’alerte tourne alors qu’on laisse faire depuis toujours. Ne vous inquiétez pas pour vos misérables données perso, c’est déjà trop tard. Si Tweeter peut censurer un président américain élu, alors c’est que nous avons délégué le pouvoir à des algorithmes avec la bénédiction des démocrates du monde entier. Après, c’est vrai que c’est confortable de tout confier aux réseaux, sa conso, sa pensée… juste un petit coup de râlage de temps en temps pour se donner l’illusion qu’on existe encore.
Joseph : Ne vous inquiétez pas, nous vivons en Europe et l’Europe nous protège. J’ai trouvé des articles sérieux précisant que nous ne sommes pas concernés à titre individuel. Whatsapp ne partagera pas plus de données personnelles avec Facebook que précédemment. C’est différent pour les entreprises. Je vous colle les liens en dessous.
Aucun signal ambigü, aucune tentative d'établir une relation, de la part du Joseph en question. Cécile a encore pris ses rêves pour la réalité. Je sens que ma tête a besoin de contact IRL.
Demain retour au boulot.
Fin de mes posts de couvre-feu. Je vous laisse et ne vous dis pas à la prochaine : ça me filerait la gerbe ! comme dit Cécile à l'évocation d'un reconfinement.
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