Nouveau départ
Le gars d’en face… Vous savez, celui qui passe ses journées sur son ordi à la fenêtre… Que je soupçonnais d’écrire sur le même site que moi… que nous... J’ai eu le fin mot de l’histoire lorsque nous nous sommes croisés et reconnus dans la rue. Il a lancé joyeusement, preuve qu’il avait également cogité sur ma propre présence devant l’écran :
— C’est fini pour vous, le télétravail, voisine ? On fait sa rentrée de septembre, comme les enfants ?
Il est dans l’édition, une grosse boîte. Pas un gars qui compte, plutôt un de ces rouages qui effectuent des vérifs, et à l’occasion une présélection dans les manuscrits qui arrivent. Cela l’occupe et lui procure un petit complément de retraite. Je lui parle de mes chroniques. Si je peux gagner quelques pépettes avec ça… Pourquoi pas moi ? L’idée m’en est venue à la librairie.
Vous avez remarqué le nombre de bouquins à gerber parus sur le confinement ? J’en ai acheté un à cause de la couverture : une femme et un homme, chacun sur son balcon, penchés l’un vers l’autre, j’y ai vu un clin d’œil. Six euros quatre-vingt-dix, chez « J’ai lu ». N’insistez pas pour avoir le titre, je ne voudrais pas vous vendre un livre à chier, malgré la promesse au dos : « elles (les contributrices) ont toutes inventé une histoire rigolote ». Dieu ce que c’est mièvre ! Ce que ça manque de coffre ! Enfin, ne tapons pas sur la concurrence, cracher dans la soupe, il paraît que c’est mal vu dans l’édition. Et puis je ne postule clairement pas, non plus, au prix du roman de l’année, soyons réalistes. La seule portée de ces quatre tomes écrits en réaction aux mesures gouvernementales sera peut-être le témoignage socioarchéologique de l’expérience subie, pour l’avenir. Il y a des musées qui récoltent les traces du coronavirus. Un site génial créé par des Allemands recueille même tout ce que les particuliers veulent bien y déposer : le « Coronarchiv ».
À l’avenir, lorsque nous lirons les journaux, nous connaîtrons les grands événements, nous pourrons comprendre comment les politiciens ont géré la crise, mais il n’y aura rien sur la vie quotidienne des gens, car ce n’est pas ce que l’on trouve dans les journaux. Alors que sur le site du Coronarchiv, ce sera très bien documenté (Heiko Franke, artiste). Le site est comme un immense récipient où nous écrivons ce qui nous inquiète, ce que la pandémie provoque en nous. N’hésitez pas à partager cela avec nous (Benjamin Roers, chercheur au centre Coronarchiv).
Comme quoi, il n’y a pas que la médecine qui réalise de grandes avancées, les sciences sociales aussi défrichent de nouveaux sujets d’étude.
Un ange passe sur mon interlocuteur. Un froid, façon de me renvoyer l’image de mon opportunisme. Je m’écœure un peu. Comme on donnerait l’aumône, il me file deux trois conseils à la va-vite : cibler quelques ME pour leur ligne éditoriale (Maisons d’Édition, toujours expliciter les acronymes). Pas con. Privilégier la romance. Surfer sur la vague du feel good et du développement personnel. Viser « monde d’après ». Sur ces bonnes paroles, il s’échappe sans me laisser ses coordonnées.
J’essaie de faire coïncider mon « œuvre » avec ce cahier des charges. Au prix de beaucoup de mauvaise foi, j’y parviendrais presque, jusqu’à ce qu’un sursaut de réalisme me rattrape. Oups. Humour certes, romance, en quelque sorte. Mais très très éloignés des standards de genre.
Au moins, ce quatrième opus devrait mener à un happy ending. Normalement. Car j’entame une nouvelle vie. Quoi qu’il advienne du covid, mon cher camarade d’écriture, s’il veut continuer à se marrer, ce sera sans moi. Je sais, j’ai déjà fait le coup trois fois, du : On est tirés du marasme, adieu fidèles lecteurs ! Mais là, j’ai vraiment une deadline. Enfin, plutôt une lifeline. Je termine mon premier trimestre de grossesse.
Oui, merci, merci… Contente que vous vous réjouissiez… C’est cool.
J’ai vu la gynéco le 28 juillet. Suis sortie du rendez-vous sans même regarder Joseph. Il m’a suivie jusqu’à la voiture. J’ai allumé la radio pour ne pas avoir à lui parler. Et bim ! Une de ces coïncidences qu’on ne peut interpréter que comme des clins d’œil ironiques du destin : France Inter annonçait que le congé paternité passait à vingt-huit jours, dont sept obligatoires, au nom de l’égalité. Joseph en a fait des tonnes sur le progrès. Je suppose qu’il me disait par là qu’il assumerait. J’en étais gênée. Jusque-là, même après le test de grossesse, on avait évité d’évoquer la suite. Lorsqu’il avait insisté pour m’accompagner à cette consultation, je n’avais pas su le lui refuser, malgré la boule qui gonflait dans ma gorge. Maintenant que nous en étions sortis, je n’avais qu’une envie, lui dire de me foutre la paix. Qu’on me rende ma vie.
Pourquoi ça tombe sur moi ? Enchaîner cela avec la pandémie ? La petite voix, narquoise : Tu voulais un nouveau départ, non ?
Je garde étonnamment en mémoire la suite des news délivrées par le poste ce jour-là dans la voiture : le FMI remonte ses prévisions de croissance pour 2022, mais exprime son inquiétude à propos des écarts de richesse qui vont s’accentuer, car l’Asie et l’Afrique ne seront pas vaccinées. Je me souviens avoir fait une remarque sur ces connards qui nous faisaient miroiter l’immunité vaccinale, tout en laissant crever l’Afrique de faim. Remarque qui lui a coupé la chique, à Joseph, il a dû sentir qu’on n’était pas dans la même dynamique. Comme d’habitude.
Le reste du journal était immuablement dédié au virus, et au passe sanitaire qui prenait sa pleine mesure dans les restos, les cinés. Il concernerait prochainement les centres commerciaux de plus de vingt mille mètres carrés, « sauf dans les bassins de vie où les produits essentiels ne se trouvent pas dans des commerces de proximité ». Je grinçai : définir, je vous prie, les termes « centres commerciaux », « bassins de vie », et surtout « essentiel » et « proximité », notions à géométrie variable ces deux dernières années.
Le ministre annonce que les personnes vaccinées pourront bientôt abandonner le masque dans le cercle privé familial ou amical sous certaines conditions. Où vivent-ils, ces gens-là ? Ils croient peut-être qu’on avance tous masqués à la maison ?
Bref, les médias institutionnels, je n’en peux plus. Rendez-nous les infos de papi-mamie : la bonne femme coupée en deux, le gamin disparu dans une rivière, le faux dentiste qui défigurait ses patients, le petit migrant échoué sur une plage, même. Misez sur notre empathie, retrouvez votre cynisme glaçant : vert, imper et passe, faites vos jeux, rien ne va plus. Mais ne jouez pas les apprentis sorciers avec la peur, votre fonds de commerce du XXIe siècle.
La gynéco venait de me féliciter pour ma prudence, quelle brillante initiative d’avoir annulé mon injection de vaccin ARN dès que j’avais soupçonné ce qui se tramait avec ce retard de règles. C’est ça, rigolez ! On est un mois après. Et aujourd'hui, les femmes enceintes doivent recevoir leur dose au plus vite. Sur la même radio, on pérore : une parturiente a perdu son bébé qu’elle avait elle-même infecté, cette inconsciente, cette criminelle ! Quant à moi j’ai perdu un mois ! Un mois de resto, de cinés…
Ah, oui… feel good, il a dit, le retraité éditeur qui ne m’a pas donné son nom. Certes, mais là je sèche un peu. Voilà trois semaines que je me dis : allez, c’est le moment de te remettre en selle sur tes chroniques. Traduis toute cette colère que tu as en toi, transforme la pression en rigolade, pshitt, dégaze ! Non, pas inspirée… C’est-à-dire qu’il devient difficile de trouver des gens avec qui se gondoler, et même les blagues en ligne se font rares. À la rigueur, Kévin, mon pote de l’atelier, m’a déniché un dessin : un vigile de supermarché scanne un QRcode et paraît perplexe. Selon ma machine, monsieur, vous êtes une publicité pour des nuggets de poulets.
D’après Kévin, dans le 11e, l’ambiance est bonne. Tout y est plus gai (sic). Ben en banlieue, c’est pas ça… Remarque, tu peux aussi rigoler en voyant les gars sur Facebook accrocher des petites cuillères sur leurs bras grâce au magnétisme de la puce qu’on leur a inoculée en les vaccinant. Mais cela demande un recul que je n’ai pas. Plus.
Selon mes amies, toutes super informées bien que n’ayant jamais procréé, cela ira mieux au deuxième trimestre.
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