Des maux sur des mots
Cela n’a pas manqué, il l’a attrapé ! Des semaines que je l’emmène à la pharmacie subir un test avant chacun de ses rendez-vous à la clinique. Mais non, pas moyen de le faire céder sur le vaccin, malgré l’insistance des médecins. Hier encore, je lui intimais d’accompagner Madeline, qui doit recevoir sa troisième dose. Roger :
— Comment voulez-vous qu’on me contamine ? Je ne vois personne…
Si, des malades et des docteurs ! Cette fois, il est revenu avec. Il est alité, complètement stone et fiévreux, il parade toujours :
— Vous voyez, j’aurai fini par l’obtenir, votre passe sanitaire. Dans une pochette surprise, comme mon permis de conduire à l’armée.
Malgré son peu de force, il reste belliqueux :
— Mais ne comptez pas sur moi pour le montrer ! Ils ne m’auront pas, ces totalitaristes.
Monsieur Roger dit que l’Histoire du XXe siècle a éduqué sa génération à la méfiance. Que nous devrions résister à la tentation de l’autorité avant qu’elle ne déploie ses racines. Que l’oubli et la peur poussent à réitérer toujours les mêmes erreurs. Qu’il croyait les Français suffisamment instruits politiquement pour ne pas bêler en cœur. « Votre prochain ennemi commun : la mort ! Vous n’avez pas l’impression de vous faire enfler ? Sans vouloir vous offenser, ma petite louloutte…» Il m’offense bien un peu, quand même. Je poursuis mon œuvre de débunkeur afin de démonter systématiquement ses arguments complotistes. Parfois, j’y parviens. Parfois, il me met le doute.
Il m’a prêté Le Meilleur des mondes, de Huxley, « un roman qui devrait être au programme à l’école. Quand on le lit à 13 ans, il inocule la vigilance pour toujours ».
J’ignorais qu’il était grand amateur de littérature d’anticipation. Selon lui, les dystopies d’après-guerre dépeignaient des sociétés idéales, consenties, déshumanisées. Le héros en était le rebelle. Alors que récemment, on représente des survivalistes soumis à des menaces externes, et sauvés par un chef providentiel. Ce serait symptomatique de la situation actuelle. Roger ose le parallèle avec les années trente. Les manifestants contre le passe sanitaire auraient tout compris. Le gouvernement ferait mieux de se payer des historiens, des philosophes, des sociologues, plutôt que des épidémiologistes à la vision court-termiste.
Justement, j’ai entendu l’un de ces spécialistes affirmer sur France Inter, le 10 septembre, qu’on avait franchi le pire. Un spray nasal s’avère prometteur, on pourra le distribuer dans les pays du sud. Tout de suite après, la radio nous infligeait un reportage sur la pénurie de bois de cercueil en Polynésie. Histoire de ne pas s’emballer.
Est-il permis d’espérer ?
Je prête assez peu de crédit aux arguments de monsieur Roger, à vrai dire. Cependant quelque chose me gêne confusément dans l’idée de ce passe sanitaire. Rien que le nom. Cela me rappelle un jeu de mon enfance. Entre le canapé et le fauteuil, je matérialisais une barrière. Pour entrer, mes parents devaient acquitter le péage. Je refermais ma menotte sur une pièce imaginaire et autorisais :
— Passe !
Quant à sanitaire… Est-ce à dire qu’une partie de la population n’est pas saine au regard des autres ? Il faut faire attention aux mots.
Ah, au fait, en parlant de mots, Joseph est noir et Kevin se désigne comme PD. PD n’est selon lui une insulte que si on lui adjoint un qualificatif injurieux, par exemple « petit PD », dans la même veine que « sale homo ». Car pédé n’est que la contraction de pédéraste, l’ancêtre du terme homosexuel. J’aimerais voir la tête des adeptes du « Woke » devant qui il développera son argumentation ! Quant à moi, je les attends, ceux qui voudront me prouver que je suis raciste, homophobe, ou autre ennemie des minorités visibles ou invisibles, espèces anciennes ou récemment révélées d’êtres humains pour la sauvegarde desquelles il faut se mobiliser. Je saurai les recevoir, ceux qui inventent les mots qui catégorisent et qui s’en trouvent blanchis de toute responsabilité. Ceux qui suscitent le repli en érigeant les différences. Oui, mes phrases sont lourdes, à la mesure de mon exaspération.
Encore une fois, mon vieil ami, pour lequel je prie en secret la nuit, a réussi à faire le lit de mon énervement.
Il va trop loin dans sa croisade. Figurez-vous qu’il s’est coalisé à son ennemie jurée, madame Fogelsong, contre « la dictature des labos ». Et par extension, contre le fils Fogelsong. Renversement d’alliance. La mère Fogelsong, après avoir harcelé son fils pour qu’il lui trouve sa dose de vaccin, l’agonit aujourd’hui parce qu’il lui a fait injecter du graphite ou je ne sais quoi. Le pire, c’est que Roger s’est rendu à ses arguments et a tenu à me coller une petite cuillère sur le bras, avec l’espoir déçu qu’elle y resterait aimantée.
C’était avant qu’il tombe malade. On n’en est plus là. Il n’est pas au top, et Madeline est inquiète. Aucun médecin ne se déplace. Lorsqu’elle lui obtient une téléconsultation, le vieux se redresse :
— Je suis juste très fatigué… Tout va bien, sinon, Docteur. Avec le delta, je plane !
Roger fanfaronne, il nous fait du Roger. L’espoir renaît. Et hop, il replonge dans son espèce de coma de princesse de conte de fées.
Mais non, tout ne va pas bien ! Il dort tout le temps, ne mange plus, se traîne avec peine aux toilettes. Il a dépassé l’âge moyen des victimes. De surcroît, il est affaibli par son opération. Montrant son ventre, il désigne crânement les cicatrices, comme des impacts de balles : « un, deux, trois quatre, cinq, six ! Ils m’ont transpercé dans tous les sens, et pas un fil ! Qu’est-ce que c’est que le progrès, fillette ! »
À tous mes soucis, la routine de la rentrée apporte heureusement un appréciable dérivatif. Je déjeune parfois avec Cécile le midi, comme avant, il y a pile un an. Sauf qu’à cause de moi et de ma vaccination incomplète, les plats sont dans des boîtes qu’on emporte au square… Bon. Tout compte fait, ce n’est pas si mal, de manger sur ses genoux ! Tant que le temps se maintient du moins.
Hier, il faisait mauvais, alors on s’est réfugiées à la maison. En plein midi, on entend d’un seul coup très distinctement les Red Hot : Otherside, chez les Pratout. Me voilà à devoir expliquer que c’est une façon d’escamoter leurs bruits d’amour. On s’est étranglées de concert. Ne jamais rire au milieu d’un couscous : on a foutu de la semoule partout sur le tapis.
Soudain, au milieu d’une quinte de toux, je me suis sentie de retour en moi–même. Je ne saurais vous exprimer clairement le processus. Pof, comme ça, d’un seul coup ! Fin de l’expérience de mort imminente. Retour de décorporation. Hello toi, contente de te retrouver, vieille peau, où tu étais passée ?
L’ancienne moi a eu tôt fait de péter les entraves. Comme relâchés d'un barrage, se sont échappés de mes lèvres l’inquiétude à propos de Roger, et les doutes sur la relation avec Joseph. Sur ce dernier point, Cécile m’a rectifiée direct :
— Faut que t’arrêtes d’avoir de la merde dans les yeux ! Il t’aime et il t’aimait déjà bien avant le bébé. Il est très heureux. Tu as de la chance, il met tes caprices sur le dos des hormones.
— Ben quoi, c’est vrai…
— Pas à moi !
Depuis qu’elle a percé l’abcès, je suis redevenue très proche de mon amie. On dirait qu’elle vit ma grossesse par procuration. Pour plaisanter, je lui demande si elle fera la moitié des nuits. Eh bien, elle est d’accord ! Vu que Joseph s’est proposé pour l’autre moitié, je vais être tranquille comme Baptiste. Y’a plus qu’à accoucher. Elle est où, l’arnaque ?
Oui, je vais mieux.
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