Clap de fin
Samedi. Tendue comme un string. Une heure que je consulte l’heure toutes les deux minutes. Que je ne comprends pas comment Joseph peut se plonger dans une série, au lieu de tourner en rond à ne rien faire, de la même manière que moi, soumise au bon vouloir de Cécile et Sylvain. Ces derniers m’ont convaincue de les laisser gérer et je pense que je n’aurais pas dû lâcher autant de lest. Les invités vont arriver pile au moment où je serai au max de mon irritation ! Enfin, les autoproclamés traiteurs se pointent. À la bourre, en poussant un diable chargé de cartons qu’ils éventrent n’importe où, encombrant l’espace. Pendant que je ramasse les emballages qu’ils sèment derrière eux, Jo ramène une pile d’assiettes dépareillées de la cuisine.
— Non pas celles-là, je crie. Merde, les gars, un peu d’organisation, sinon on ne va pas s’en sortir !
Après un flottement, Joseph se risque :
— Tu me dis quelles assiettes je dois prendre, ma chérie ?
Ma chérie ! Ah ben ça c’est nouveau, ça vient de sortir.
— Je ne suis la chérie de personne. Surtout pas aujourd’hui. Alors, vous allez me faire le plaisir de rapatrier tout votre bordel dans la cuisine ! Je ne veux rien voir traîner dans le salon. On attend trente personnes dans trente mètres carrés, je vous signale.
Ils s’empressent de ramasser leurs bouteilles et leurs boîtes alimentaires. Je crie dans leur dos :
— Les plats de service sont dans le placard du couloir.
Et soudain c’est le cyclone. Après le premier coup de sonnette, la porte d’entrée ne se referme plus. Joseph introduit une foule souriante, qui déferle sur moi et m’étourdit. Lorsque le flux se tarit, je constate que chacun a plus ou moins trouvé sa place, les fumeurs sur le balcon, les autres en grappes. Je peux enfin remplir mon rôle d’hôtesse.
Je m’occupe d’abord de mon père, flanqué de ses deux derniers enfants, heureusement sans leur mère. La gêne est palpable. Nous sommes empruntés, aucun de nous n’a oublié la scène qui a clos nos belles années, avec mon papounet. Lui semble ému. Il scrute mon ventre :
— Tu vas me faire grand-père, c’est vrai ? Tu me pousses dans le troisième âge ?
Alors que je les abandonne pour me déplacer d’un groupe à l’autre, mon petit frère choisit de me coller comme à l'époque où il avait quatre ans, sauf qu’il en a douze et n’a pas l’air plus évolué. Ma demi-sœur est, attendez, je cherche… Filandreuse, c’est l’adjectif qui me tombe spontanément, mais je la connais peu, elle venait de naître quand j’ai dégagé de chez eux pour de bon.
Joseph ne cesse de me comparer du regard avec ces deux-là, perplexe, guettant une ressemblance inexistante.
De son côté, c’est facile : les trois sœurs sont des copies de leur mère, en moins alourdies par l’âge et le poids des grossesses. Celle-ci m’a attirée à l’écart en arrivant, pour me dire de ne pas me soucier d’elles, parce qu’on aurait largement le temps de faire connaissance. D’ailleurs, elle n’a pas voulu amener de cadeau, elle espère gâter son petit-fils lorsqu’elle pourra le tenir dans ses bras. Elle me plaît. D’emblée. Ses filles aussi, sans qu’on ait encore échangé deux mots, et quand bien même Jo m’en a brossé un tableau sans concession, insistant sur les situations impossibles dans lesquelles elles se fourrent et dont il doit les tirer en tant que frère aîné… Les jeunes femmes respirent la confiance en la vie, en dépit de leur deuil récent. J’accueillerai ce petit avec plus de certitudes, épaulée d’une telle famille.
Mon père entreprend familièrement la mère de Joseph. Je me crispe. À son âge, il n’a pas fini son cirque ? Je me prépare à bondir. La paume chaude de Joseph sur ma hanche, son murmure à mon oreille :
— Laisse faire, elle gère. Détends-toi et profite.
Cécile et Sylvain s’agitent. Ils se sont donné comme objectif de ne laisser aucun convive sans une mignardise bio dans une main, un verre plein dans l’autre. Ils se soucient du diabète de madame Grimberg. Ils sont parfaits. Je regrette mon humeur désastreuse de tout à l’heure.
Monsieur Roger s’encadre enfin dans l’entrée, se traîne à l’intérieur, soutenu par Maury. On l’assied cérémonieusement sur le canapé. Il brandit son certificat de rétablissement, comme un trophée gagné à l’arrache sur plus fort que soi.
— Ne craignez rien, braves gens, je suis officiellement estampillé !
Ayant ainsi capté l’oreille de l’assemblée, il se lance dans le récit de sa maladie. Subjugue. Biche. Se fait plaindre. Admirer. Transforme ces dernières semaines en épopée.
Il ingurgite sa coupette et s’apprête à redémarrer, mais Madeline donne le signal du départ. Il essaie d’obtenir du rab, rien n’y fait.
— C’est le chant du cygne du patriarcat, conclut-il au bras de Joseph, qui me gratifie d’un bisou sur la joue avant de l’emmener.
Je me raidis. Aucun des convives ne paraît surpris par la familiarité du geste. Même mon père sourit benoîtement. Ainsi, aux yeux de tous, il ne subsiste aucun doute quant à la place de Joseph ?
Je remarque seulement le flic de la BAC (il faudra bien que je retienne son nom, à force !), planqué dans un coin. En train de prendre la température de son environnement. Déformation professionnelle, sans doute. À moins qu’il ne soit tout bonnement très timide. Ne sachant comment engager la conversation, je m’enquiers de sa fille. Aussitôt, comme si elle n’avait attendu qu’une ouverture, Tina nous rejoint et le coupe dans sa réponse :
— Vous croyez qu’ils vont vous embêter longtemps, ces complotistes-là ? Il faudrait durcir les lois, franchement, sinon on n’en sortira jamais, entre les gilets jaunes, les zadistes, et maintenant les anti-vaccins, ou anti-passe, ou anti-on ne sait trop quoi. Ils n’ont rien à faire, le samedi, les gens ?
Je me félicite que Roger ait été descendu.
L’hostilité ambiante m’interroge. Pourquoi tant de haine autour d’un vaccin ? Pas ici, pas aujourd’hui, mais dans la société. Le vivre ensemble, comme on dit.
À la violence des attaques gratuites de certains répondent des tartines d’angélisme de la part des autres. Une insincérité, une hypocrisie résultent de ce grand écart, comme si on s’entraînait à donner et recevoir des uppercuts avec gentillesse. J’ai pris en photo cette affiche qui m’a arrêtée dans la rue.
Ils auront quand même réussi à introduire de nouvelles valeurs :
- Ségrégation altruiste
- Consentement obligatoire
- Pensée unique réfléchie
- Expérimentation sans danger
- Conflit d’intérêts bienveillant.
C’est pas faux…
Morale, on peut raccourcir la laisse d’un être humain, l’isoler, le museler, le priver de sourires et d’art, le soumettre à un stress intense et à des ordres contradictoires. Un chien, il meurt ou il se met à mordre. À la SPA, ils préviennent les futurs propriétaires : après le trauma, l’animal gardera des peurs et des réactions imprévisibles. Comment on sera, nous ?
J’abandonne le pauvre fonctionnaire de police auquel Tina ambitionne d’apprendre son métier. Louis s’est désolidarisé, il fume sur le balcon en compagnie de Khadija. Un pincement au cœur. J’ai toujours un truc pas très net vis-à-vis de lui.
La sono entonne Lucky Chops : trompettes et saxos ! Cécile m’entraîne vers les cadeaux, à moitié cachés derrière le canapé.
Au centre d’un grand cercle, je me lance dans le déballage, en commençant par le plus petit paquet.
Une parure de lit bébé, accompagnée d’une carte où Arthur Grimberg a écrit : C’est moi qui ai faufilé ! Vérifiez bien qu’il ne reste pas une aiguille !
De Cécile, un mobile « buffle de métal », disposé sur du papier de soie.
Elle me glisse :
— Normalement, le petit arrivera avant la fin de l’année du buffle. Sinon il faudra que j’échange contre un tigre d’eau.
Puis plus haut :
— Attends, avec tes gros doigts, tu vas tout emmêler ! Laisse-moi faire…
Elle tire lentement le fil. La merveille se déploie hors de sa boîte. Mon amie jette un regard circulaire et élit un emplacement, emporte une chaise, grimpe. Elle suspend le mobile à mon applique.
Celle-là même, camarade attentif ! Le fameux coup de cœur à trois cent cinquante euros !
Les silhouettes en cuivre martelé tournoient dans la lumière. C’est féérique, jusqu’à ce que leur mouvement soit contrarié par le mur. Cécile allonge la main dans l’intention de déplier davantage le bras amovible de la lampe. Je retiens un « Attends ! ».
Ne fais pas ta relou, s’interpose ma conscience, ça ne craint rien…
Ah ben si ! Extinction de ma lumière à trois cent cinquante balles. Et c’est moi qui ai de gros doigts ! Cécile tapote. La boule se rallume. Mauvais contact. Ouf !
Kévin, en émissaire des collègues de l’atelier, soulève fièrement un emballage en papier kraft de récupération, qui dissimule mal la silhouette d’un camion porteur. Je l’embrasse avec tendresse. Il se vante :
— Je le savais depuis le début que tu craquerais pour Joseph ! Même avant toi !
Je termine par le berceau. Et les petits mots :
Amitiés de toute notre famille.
On n’a pas eu de fête de voisins cet été, merci de nous en offrir une en automne.
À la meilleure des voisines.
Pour des nuits paisibles.
Un joueur en plus pour notre équipe de foot !
La liste des contributeurs est longue : Maury, Pratout, Fleury-Dubois, Valentin, Fogelsong, Duchamps, Dublanc, Bédia… Certains noms que je ne reconnais pas, il faudra que je demande qui remercier. Bordel, je ne suis pas habituée à tant d’amour, je ne sais plus où me fourrer. Qu’est-ce que je suis censée faire, maintenant ? Joseph m’attrape dans ses bras. Il est dans mon dos, les mains sur mon ventre, sa joue contre la mienne.
— Un grand merci, de la part de nous trois. Pour tous les cadeaux et surtout pour votre présence qui nous fait un bien fou.
Voilà qui donne une chute pleine de douceur, n’est-ce pas, chers complices d’écriture ?
Emoji smiley trois gros bisous cœurs ! Je vous souhaite une belle vie, prenez bien soin de vous et des vôtres !
Vous voyez que j’apprends ? Avec un bon sourire ironique sous mon masque. Vous ne m’imaginez tout de même pas composer durablement avec le conformisme béat ?
Quoique… Joseph et Sylvain fantasment sur une propriété en Bourgogne. Ils projettent de s’associer en télétravail et de se lancer parallèlement dans la « permaculture », drivés par Korinne, la sœur de Sylvain, qui exploite une parcelle à Auxerre. Il est implicitement entendu que Cécile et moi devrions suivre. Après nous en être insurgées, nous avons étudié le bénéfice risque, à tête reposée, et nous laisserions nos hommes nous y traîner, sous conditions. C’est du féminisme réaliste.
Souhaitez-moi bonne chance.
Déjà la campagne présidentielle, décidément on enchaîne : souhaitons-nous bonne chance.
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