Le rêve d'une vieille dame
Toute sa vie Hortense rêva de voyages spatiaux, de sociétés futuristes et utopistes, d'allers-retours sur les chemins du temps. Pourtant, elle n'eut même jamais l'occasion de sortir de son quartier si ce n'est pour de brefs et douloureux séjours à l'hôpital ; rien de plus.
Célibataire, elle travailla longtemps dans un bistrot, dont la terrasse s'ouvrait autrefois, sur la place du marché, à deux pas de chez elle. Ensuite, elle goûta à une retraite bien méritée. Ce dépaysement qu'elle ne connut pas, elle le rencontra sur les étagères de sa bibliothèque qui croulaient sous les livres : SF ou Fantasy entre autres.
Le space-opéra se taillait la part du lion parmi les récits qu'elle plébiscitait, "Les rois des étoiles" d'Edmond Hamilton par exemple. Elle n'oubliait pas "Dune" de Frank Herbert, Le cycle de "Fondation" d'Asimov, ou encore "Rama" d'Arthur C.Clarke. La liste n'était pas exhaustive.
Ancrées dans l'imaginaire, ces lectures contribuèrent à rendre sa vie moins pesante. Pour elle, les histoires qu'elle dévorait restaient bien plus réelles que son quotidien, dans lequel elle se mouvait malgré tout avec lucidité.
Celui-ci cessait d'exister dès qu'elle passait la porte de son petit appartement. Oui, elle sortait parfois, pour se rendre dans les commerces du coin, surtout pour franchir le seuil de sa librairie de quartier, où elle dénichait avec bonheur ses prochaines destinations chimériques.
Un jour, ce lieu ferma, vaincu par la crise économique. Elle faillit se laisser abattre. Cependant, au détour d'une discussion avec un de ses jeunes voisins, elle apprit qu'elle pouvait se commander des livres sur le "Web", sans même bouger de chez elle. Serviable, il l'aida à se dénicher une machine, lui apprit à la domestiquer et la guida pour choisir un "Fournisseur d'accès à Internet".
Cela la combla, elle avait à présent la bibliothèque du monde à sa portée, elle devint une geek convaincue et n'eut bientôt pas son pareil pour dénicher les meilleurs auteurs du genre. Chaque semaine, le livreur lui apportait une dizaine d'ouvrages qu'elle dévorait en un rien de temps. Puis un jour, après un clic hasardeux, une page pop-up s'ouvrit, une annonce singulière attira son attention :
"VOUS AVEZ TOUJOURS RÊVÉ D'ENTRER DANS LES HISTOIRES QUE VOUS LISEZ ? DE LES VIVRE PLEINEMENT ? ALORS, CE RÉCIT EST FAIT POUR VOUS... N'HÉSITEZ PAS À ACQUÉRIR : "DIRECTION ORION", UN VOYAGE DONT VOUS NE SOUHAITEREZ PAS REVENIR !"
En minuscules caractères était inscrit : La Société "Rêve Cosmique" décline toute responsabilités quant aux conséquences éventuelles de votre lecture.
Hortense n'en prit pas connaissance ; par contre, elle régla sans sourciller la somme demandée : 70 euros, frais de port non inclus.
La semaine suivante, elle fut un peu déçue quand elle sortit le livre de son carton, la couverture d'un gris terne, ne présentait aucune image stellaire, qui aurait pu, déjà lui mettre l'eau à la bouche. Pas de nom d'auteur, non plus, juste deux initiales : H. C. Ensuite venait le titre : "Direction Orion."
Avec amertume, elle pensa : Je me suis fait avoir ! Dépitée, elle jeta son acquisition sur la table basse sans même la feuilleter et gagna la cuisine afin de se préparer son dîner.
Plus tard, alors qu'elle pianotait (sans conviction) sur son ordinateur, son regard échoua sur le livre abandonné. Elle se mordit les lèvres, se rongea un ongle, puis se leva brusquement de son siège.
Elle se saisit de l'ouvrage, s'installa sur le canapé et tourna la page de garde. Les premiers mots la happèrent :
"L'immensité sidérale s'offrait à son regard, debout devant la vitre d'observation du paquebot stellaire, Hortense, avec ravissement était prête à apprécier sa première croisière..."
Stupéfaite, la vieille dame lâcha l'ouvrage
Ce n'était pas possible !
Elle resta interdite quelques secondes, avant de ramasser le roman et, après avoir décidé que ce n'était qu'une coïncidence, elle continua à lire....
Le temps suspendit son vol, elle se laissa transporter dans l'histoire comme jamais auparavant...
Une semaine plus tard
Olivier, le jeune voisin de Madame Hortense, était inquiet. Car il n'avait plus croisé la vieille dame depuis un moment. Alors, il appela les pompiers. Ceux-ci se déplacèrent et sonnèrent chez la doyenne de l'immeuble. N'obtenant pas de réponse, ils firent venir un serrurier d'urgence. Dès son ouverture, ils se ruèrent à l'intérieur, le fouillèrent et ne trouvant personne, demandèrent à Olivier sur un ton suspicieux :
"Vous êtes sûr qu'elle n'est pas sortie, ou partie voir de la famille ou des amis ?"
"Madame Hortense n'a plus de famille, et je crois que je suis son seul ami ; de plus son appartement n'était-il pas fermé de l'intérieur, avec la clef sur la porte ?"
Les pompiers durent en convenir. Olivier, quant à lui, restait inquiet. Il examina les lieux parfaitement rangés. Il remarqua que le PC était toujours ouvert, bien qu'éteint ; et sur le canapé, le livre à la couverture grise.
Intrigué malgré lui, il le ramassa et lut le titre : "Rendez-vous en terre du milieu." Il remarqua les initiales suivantes à la place du nom de l'auteur : O.T.
Il ne put s'empêcher de l'ouvrir. Alors que les pompiers discutaient entre eux, la phrase suivante lui sauta aux yeux :
"L'épée à la main, Olivier avançait avec précaution. Il s'agissait de ne pas faire de bruit, les gobelins n'étaient pas loin..."
Il cilla, quelque peu incrédule, mais sans pouvoir s'en empêcher, il poursuivit sa lecture...
Autour de lui, les pompiers et le serrurier continuaient à parler, ils n'entendirent pas le livre tomber sur le sol, ni ne remarquèrent la disparition soudaine d'Olivier. Quand ils quittèrent l'appartement, ils supposèrent juste qu'il était rentré discrètement chez lui...
L'absence de la vieille dame ne fut jamais élucidée, pas plus que celle d'Olivier...
Quant au livre, il termina chez un bouquiniste, coincé au milieu d'ouvrages d'occasion où il se désagrégea, au fil du temps, emportant avec lui les mondes imaginaires qu'il dissimulait et sa magie.
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