Jubilations ardentes (Challenge littéraire des canteurs n° 4 - Thème : perdus en forêt au cœur d'un incendie / Genre de texte : Romance)
Il est presque l'heure et une tension pas réellement désagréable s'empare de moi. Après six mois de discussions sur Instibook, rendez-vous est pris :
— 4, route du Dragon, en lisière de la forêt du même nom, 14 heures.
m'a-t-il dit lors de notre unique visio. Une adresse de conte de fée, irréelle après coup.
Cela précisé, il m'aurait bien donné rancart en enfer que j'y serais allée ! Waouh le BG ! Œil de velours marine, cheveux en bataille, blond vénitien, larges épaules, sourire en coin, nez aquilin. Ai-je vraiment noté tout ça en cinq minutes ? (Oui, elle n'a pas duré plus, la visio). Faut croire. Quasi trop parfait le gars ; physique-équilibre.
Le bus m'a déposée à l'arrêt. Un panneau sans horaire l'indique ; route du dragon. Alentour, pas une maison, et pour cause ; il n'y a que des arbres, des arbres à perte de vue. Ils forment une voûte émeraude au-dessus du ruban d'asphalte ; le soleil ondoyant joue à cache-cache à travers les ramures, agitées d'une douce brise. Sans le goudron, on pourrait se croire à une autre époque.
Bon, je suis à l'heure, mais lui ? Je cherche des yeux ; à droite et à gauche, derrière moi... Une main sur mon épaule, je sursaute alors qu'une voix chaleureuse me murmure :
— Je suis là...
Et, je fais volte-face.
Ma brève panique s'éteint lorsque mes yeux plongent dans les siens ; flamboyants. Et pourtant ; je note fugitivement que de marine, ses prunelles sont devenues une sorte de puzzle du plus bel effet : azur, indigo, dragée, mer du sud, j'en ai le vertige. En tous les cas, l'écran de mon ordi n'a pas rendu justice à ce regard. Ce moment de fascination court-circuite cette question de ma part ; d'où sors-tu ? Ainsi, j'oublie tout ce qui n'est pas lui.
D'ailleurs, il me prend la main, la porte à ses lèvres :
— Je suis ravi.
Mes joues brulent, je rougis jusqu'à la racine des cheveux et je bafouille sur un ton suraigu :
— M...Moi...Au ...ssi ...
Ce geste suranné, allié à son charme d'un autre temps, me fait frissonner.
C'est ce qui m'a attiré en premier lieu. Ainsi, à travers ses publications sur mon réseau social préféré, Damian a su me courtiser. Lassée des autres, je ne pouvais qu'être grisée par son langage mesuré et respectueux. D'ailleurs, il m'offre l'appui de son bras et me propose ;
— Faisons quelques pas ? Je voudrais te faire découvrir un endroit fabuleux.
J'entends cette petite voix :
Quoi ? Il te donne rendez-vous en un lieu désert où il n'y a pas âme qui vive. Puis te propose de te conduire sur un secteur, sans aucun doute plus isolé encore, et toi, tu y vas comme ça, sans méfiance ?
Effectivement, dit comme ça, c'est dingue, et j'ai l'air d'être vraiment naïve, ou bien la dernière des idiotes. En réalité, pour ma défense… heu ? Non ! Je ne sais pas quoi opposer comme argument, sinon que je suis certaine qu'il ne me fera aucun mal. Appelez ça l'instinct ?
Bref, j'accepte, et au diable la voix, qu'on pourrait dire celle de la raison. Il m'entraine sous la canopée qui nous entoure. Mon cœur bat comme un tambour ; pas de peur, d'impatience. Lorsque nous arrivons, je suis, en effet, stupéfiée.
Une clairière au centre de laquelle trône un arbre immense. Celui-ci a de particulier, qu'il semble avoir brûlé et brûlé et brûlé encore. Son tronc, ses branches, ses feuilles même, luisent d'un éclat de houille. De celle que nos grands-mères achetaient aux charbonniers qui autrefois passaient dans les rues ; enfin, je crois.
Quoi qu'il en soit, c'est une étrangeté ! Autour de lui de l'herbe et des fleurs, et non loin un jaillissement d'eau fraiche. Je comprends, qu'il aurait dû reverdir depuis longtemps ou alors s'écrouler en cendres. Là quand même, je suis réticente et marque le pas. Damian m'encourage à m'approcher du géant consumé.
— Ne crains rien.
Lui-même s'avance et m'entraine avec lui. Mes réserves s'envolent, je le vois caresser l'onyx de l'écorce.
— Ceci est le totem de mon clan.
— Comment ça ?
Il me sourit et ajoute :
— Pardonne-moi, j'aurais dû dire ; le totem de notre clan.
À ce moment-là, affirmer que je me sens perdue, est un euphémisme. Je secoue la tête en déclarant :
— Je ne comprends pas !
— Je sais. Pourtant c'est la vérité.
Avec douceur, il dépose un baiser sur ma main puis m'incite à toucher l'arbre. Je suis surprise, j'ai la sensation d'effleurer du verre, alors qu'il reprend :
— Cela fait si longtemps que je te cherche.
Voilà qui ne risque pas de m'éclairer. Cependant, une étrange émotion m'agite. Sous ma paume des picotements. Par ailleurs, une impression de chaleur gagne mon corps. Je relève mon regard vers lui, il me sourit. Mes questions, pourtant légitimes, meurent sur mes lèvres. Elles cessent d'avoir de l'importance. À quoi bon ? Seul compte le camaïeu de ses yeux. Soudain cette nuance change ; de glacée, elle devient brûlante. Je sursaute, il m'enlace :
— N'aie pas peur, me chuchote-t-il.
À vrai dire je suis juste intriguée, rien de plus. Je découvre même mon impatience ; que va-t-il se passer ? Cela ne tarde pas, lorsque près de moi, le « totem » s'enflamme ; brusquement Damian fait de même et de ce fait moi aussi !
Sursaut ? Hurlement ? Surprise ou douleur ? Que nenni, bien au contraire, je me suis lovée dans cet incendie, qui de l'arbre avait jailli. Et, alors qu'autour de nous, la canopée brûle, l'étreinte s'accentue : nous ne sommes plus plus qu'ignescence.
Ainsi nos flammes se sont-elles rejointes, étreintes, aimées. Comment expliquer autrement ce qui se passa ? Que de difficultés à traduire ces moments brûlants en mots ; une fusion de nos âmes, de nos corps ; une compréhension totale de ce qu'il était, non, pardon : de ce que nous étions.
Combien de temps cela dura-t-il ? Je n'en ai aucune idée ; peut-être un instant ou une éternité ou encore une vie. Quoi qu'il en soit, lorsque cela a cessé, l'arbre n'était plus là, et Damian non plus. Il n'y avait que la clairière verdoyante et ses fleurs multicolores, qui brillaient et dansaient sous les rayons de l'astre du jour, la source d'eau, disparu aussi. Dans mon esprit, une parole de lui :
Ne t'inquiète plus désormais, je m'en vais, mais tu me rejoindras, quand le temps sera venu.
Encore une fois, j'ai accepté, sans révolte, comme si cela allait de soi. Je suis retournée à l'arrêt du bus, bref, je suis repartie simplement chez moi.
Depuis, j'ai la nostalgie de l'incendie et de cette compréhension qui m'avait saisie et qui m'a abandonné aujourd'hui. Que ne donnerais-je pas parfois pour revivre ce moment d'union intense où entourée de flammes, ma destinée a bifurqué.
Cela fera un an demain, et plus que jamais, je pense à lui. J'ai décidé de revenir dans cette clairière. J'ai l'espoir que l'arbre soit revenu. Alors, je poserai le couffin au milieu des fleurs et prendrai mon fils dans mes bras. Tout bas, je lui raconterai. Oui, par ma voix, il revivra ce jour fabuleux où son père et moi, nous nous sommes tant aimés, qu'il en est né.
Heureux, il me fera un sourire, son regard camaïeu brillera, il agitera ses petits bras, tandis qu'au bout de ses doigts, apparaitra, une multitude de petites flammèches orangés…
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