Lance-roquette
de Penna piccola
"Ils ont des lance-roquette !"
Ce hurlement suffit à mettre en émoi tous les habitants de Stefanili, le petit village où ma famille a toujours vécu. Je n'avais que 8 ans à l'époque, mais en voyant le regard pétrifié de mon père, j'ai su que c'était grave.
La guerre faisait rage depuis une dizaine d'années (le terme guerre est assez imprécis concernant la situation, vu que notre petit village était tout bonnement oppressé par l'armée du pays). Le gouvernement voulait connaître le secret de notre autarcie : nous vivions sans jamais avoir besoin d'acheter quoi que ce soit (particularité qui avait d'ailleurs attiré de nombreux hippies-malodorants-végétariens-adorateurs de Gaïa), mais c'était une astuce que l'on se transmettait depuis toujours, et seuls les natifs du village la connaissaient. Nous vivions dans une micro-société où l'argent n'avait aucune importance et les biens comme les services étaient gratuits. Evidemment, cela avait attiré les foudres de notre gouvernement capitaliste. Aujourd'hui je peux vous révéler le secret : nous avions une famille d'hypnotiseurs (le don était génétique) qui, lorsqu'il manquait une connaissance au village pour le faire fonctionner, kidnappaient des gens ayant les compétences requises et les persuadaient qu'ils étaient des natifs du village. Les hippies venus s'installer ne nous servaient pas à grand-chose, et leur odeur nous indisposait beaucoup, aussi nous ne les avons pas hypnotisés.
Des bruits étouffés se firent entendre. Alors que tout le monde allait se cacher dans les caves en maudissant ces lance-roquette, je décidai de regarder par la fenêtre à double vitrage du salon pour vérifier cette rumeur. Je me mis sur la pointe des pieds, la moquette violette chatouillait mes orteils et les murs jaunes me donnaient la nausée (il faut dire que mon oncle daltonien avait insisté pour s'occuper de la décoration, ce qui, rétrospectivement était l'idée la moins judicieuse de l'histoire de l'humanité...). Là, je les ai vus. C'était vrai. Ils nous lançaient de la roquette dessus. L'angoisse me saisit à la gorge, je me mis à hurler. Mon père me tira par le bras, et tandis qu'il essayait de me calmer, en larmes, je lui assénai un coup de poing dans la mâchoire, me tapai dix-sept fois la tête contre le plancher, me coupai l'auriculaire de la main droite avec la tarte que ma mère avait faite dans la matinée (elle n'était pas très bonne cuisinière), m'enveloppai dans du papier bulle et me roulai par terre pour les faire éclater et avoir la sensation réconfortante d'être du popcorn. Je faisais toujours ça quand j'étais nerveux, même si l'ordre des actions pouvait varier.
Finalement, dans un sanglot, je m'arrêtai pour repenser à ce que j'avais vu par la fenêtre du salon qui provoquait des crises d’épilepsie chez tous les non-daltoniens qui y restaient plus de dix minutes. Un véritable cauchemar : des milliers de pousses de salade nous étaient envoyées dessus. Après la grande bataille des petits pois, ils étaient passés à l'arme de destruction suprême : la roquette.
"Papa, qu'est-ce qu'on peut faire ?
-Rien fiston, d'ici quelques heures, notre village sera enseveli sous la salade. Si ça avait été de la pizza, des burgers, ou des kebabs, on aurait pu les manger, mais là c'est de la roquette, et je ne connais personne qui mangerait quelque chose qui vient de... la terre, et surtout, SURTOUT, qui ne baigne pas dans l'huile. "
C'est alors que je sentis un effluve d'encens marin.
''Oh papa, c'est quoi cette odeur ? C'est abominable !
-Ce sont les hippies, quand ils ne sentent pas les déjections (pour être très franc, "déjections" n’est pas le mot qu’il a employé), ils sentent l'encens... Y a vraiment un truc qui tourne pas rond chez ces bouffeurs de...''
Il s'interrompit brusquement, puis sans souffler mot, il remonta les escaliers de la cave quatre à quatre, se prit les pieds dans sa robe de chambre, retomba à côté de moi dans une position tout à fait inhabituelle, se déplia et monta les escaliers de nouveau, à quatre pattes cette fois-ci.
Il revint quelques minutes plus tard en boitant, talonné par un couple de hippies. Je détestais cette odeur d'encens marin, mais s'ils devaient rentrer dans ma maison, j'aimais autant qu'ils ne sentent pas la m... les déjections. Je n'arrivais pas à deviner de quel e ils étaient, je peinais à voir leurs visages sous la masse de cheveux longs qui ondulaient sur leurs têtes. D'ailleurs je dis tête, mais je ne comprenais même pas dans quel sens ils étaient, ils auraient tout aussi bien être très poilus des pieds et se tenir en poirier.
Mon père leur offrit de l'eau, il était devenu tout sucre tout miel, à tel point que je me demandai si les adorateurs de Gaïa n'avaient pas un hypnotiseur eux aussi. Puis, après dix minutes à se regarder dans le blanc des yeux sans rien dire, alors que je pensais devenir fou de rage à force de les voir siroter leur eau lentement et bruyamment, ils se levèrent et avant de partir dirent simplement : "C'est d'accord".
Stupéfait et soulagé de ne plus avoir à retenir ma respiration, je me tournai vers mon père (qui lui était devenu tout violet) d'un air interrogateur. Il me prit par l'épaule et me dit :
"Viens fils, tu vas assister à quelque chose d'incroyable".
Sans rien dire, je lui emboîtai le pas dans le salon qui me rendait beaucoup moins nauséeux que d'habitude après avoir passé dix minutes enfermé dans la cave avec les deux hippies. Il me désigna la fenêtre. Nous nous en approchâmes. Sous mes yeux ébahis, la scène la plus incroyable qu'il m'ait été donné de voir : l’un des deux hippies qui étaient venus chez nous souffla dans la queue d’un écureuil de mer desséché (le son produit ne ressemblait à aucun autre de ma connaissance), et tous les adorateurs de Gaïa arrivèrent. Ensemble, ils s'attelèrent à manger toute la roquette, certains l'attrapaient en vol avec leurs dents, d'autres la ramassaient. C'était écœurant, ils mangeaient ça, comme des bêtes, comme des... des... des vaches...
Incroyable, en dix minutes, ils avaient déjà avalé toute la roquette qui jonchait le sol, et l'ennemi était à court de munition. Les hippies nous avaient sauvés. Eux que nous croyions nuisibles, ils avaient sauvé le village. Des hippies utiles... Quel oxymore incongru.
A la suite de leur conduite héroïque, il a été question de les intégrer au village. Nous nous sommes tous réunis pour en débattre, puis, au bout d’environ une trentaine de secondes, nous avons décidé de les remplacer par des moutons, qui non seulement sentaient meilleur, mais en plus nous seraient plus utiles grâce à leur laine et leur viande.
Ne nous jugez pas, on avait bien essayé de rendre les hippies utiles quelques années auparavant, mais leur viande était vraiment trop fade.
Table des matières
En réponse au défi
Revisitez la langue française!
Commentaires & Discussions
Lance-roquette | Chapitre | 9 messages | 8 ans |
Des milliers d'œuvres vous attendent.
Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.
En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.
Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion