Fresques florales
Les réfugiés ont aisément pénétré le dôme aux proportions titanesques, où des troupeaux d’Ælvn allaient et venaient, à trot pressé ou à pas nonchalants. Trois Yu se sont raidis en nous apercevant, puis se sont hâtés. Tu n’avais jamais vu autant de monde au même endroit et, malgré l’immensité du lieu, les Ælvn paraissaient à l’étroit. Comment ne se percutaient-ils pas les uns les autres ? Ce fourmillement incessant t’oppressait.
— On pourrait facilement tous les tuer, a fait remarquer Kleshiæl loin des oreilles du garde, mais regardez…
Il désignait la foule.
— Ça prendrait des éons !
À travers la multitude, les anciens esclaves ont constaté que l’extérieur était toujours visible, tandis que de dehors, la surface du dôme était réfléchissante.
— C’est de la magie ? a demandé le vieux Noata.
Le garde a eu un rire moqueur.
— Bien sûr que non, il s’agit seulement d’une sorte de verre.
Le vieillard a fait la moue : esclave chez les Frreshien, qui habitent des cahutes sur pilotis dans les marais, il n’avait jamais vu de verre non plus.
D’autres ont admiré cette paroi à la fois esthétique et résistante.
— Ça vous sert à quoi, concrètement ? a grogné une Riao.
— La lumière entre directement, le dôme est naturellement illuminé toute la journée, ce qui permet d’économiser des fyëw. Et puis, il est plus agréable de voir les fleurs et la forêt que de sombres murs de pierres.
— À vrai dire, les dômes ont été érigés il y a si longtemps que nous ne pouvons qu’émettre des suppositions éclairées, est intervenu un Ælv tout aussi blond, pâle et frêle que les autres, quoique plus modestement vêtu. Pardon de m’immiscer ainsi, mais les Llëmnoa m’ont demandé de prendre nos invités en charge à partir d’ici.
— Il serait prudent que je reste afin d’assurer votre protection, a suggéré le garde.
— Merci, cela ne sera pas nécessaire. Nous ne voudrions pas donner la mauvaise impression à nos hôtes.
Quelques Dai ont levé un sourcil.
— Enchanté, je m’appelle Velua et je serai votre guide. Nous allons parcourir le dôme des voyageurs. Je vous ferai part des us à respecter pour que votre séjour se déroule dans la sérénité.
Le reste des Dai a levé un sourcil.
Velua a attendu que tous aient fini d’inspecter la matière inconnue et nous a conduits dans une vaste salle décorée d’innocents dessins de fleurs au pistil rond, d’un jaune orangé qui t’outragea. La salle en elle-même s’ouvrait sur des dizaines de couloirs et deux larges escaliers, où de nombreux Ælvn nous observaient, hébétés. Il était possible que l’un d’entre eux t’ait donné la vie, mais cette idée ne t’a pas apporté la sérénité dont avait parlé Velua.
— Nous nous trouvons dans le hall principal du dôme. Les couloirs à vos côtés mènent aux lieux indiqués sur ces panneaux de bois au plafond. Ils sont uniquement rédigés en ëlvalvala : qui parmi vous ne sait pas le lire ?
En plus des enfants, un Dai sur vingt a levé la main. Certains de ceux-là ne savaient pas non plus lire leur langue natale. Il y en avait même quelques-uns auxquels, depuis leur arrivée sur le Pont, on traduisait les paroles des Ælvn.
Royan en faisait partie, alors tu lui résumais les passages clés. On t’avait appris l’ælv petite et tu en avais entendu suffisamment au clan pour ne pas tout oublier. Royan n’avait pas eu cette chance.
— Si vous le souhaitez, vous avez la possibilité de vous rendre dans le quartier du savoir, où vous pourrez étudier notre écriture et notre langue. En attendant, je vous conseille de toujours vous déplacer avec un Dhaemon lettré, car il est facile de se perdre.
Les réprobations ont fusé. On les avait suffisamment humiliés, inutile d’en rajouter en les chaperonnant. Mais la majorité des concernés ont apprécié l’idée. Ils ont demandé s’il était possible d’apprendre à écrire le dai. Ce à quoi d’autres Dai ont rétorqué qu’ils pouvaient parfaitement le leur enseigner eux-mêmes, qu’ils n’avaient pas besoin des Ælvn.
— Écoutez, je tiens le même discours à tous les voyageurs, dhaemon ou pas. Je vous prierais donc de bien vouloir vous montrer raisonnables.
Les voix se sont atténuées. L’Ælv n’était pas si hautain. Encore trop serviable pour être honnête, mais somme toute plus sympathique que les gardes du pont.
— Reprenons : les directions des différentes structures sont indiquées sur les panneaux. Quant aux escaliers, ils vous permettent de monter d’un étage. Il y en a vingt-trois…
— Hein ? s’est exclamé Zialc, la Boꜵr ancienne qui devait souffrir d’un terrible mal de dos au vu de sa posture alambiquée.
— … Vous n’aurez toutefois pas besoin d’emprunter les escaliers pour les atteindre, laissez-moi finir s’il vous plaît, puisqu’ici…
Il a désigné une porte arrondie, sur laquelle était joliment gravée une inscription qui signifiait quelque chose comme « montoir ».
— … se trouve un escalier qu’il n’est nul besoin de gravir.
Il s’est approché de la porte, a tiré sur un fil métallique à proximité et s’est penché pour coller sur la herse son oreille pointue. Il a attendu quelques instants dans cette position, suscitant quelques plaisanteries.
— Vous comprendrez mieux dans un instant.
Alors, la porte s’est ouverte et une trentaine d’Ælvn se sont échappés d’une pièce réduite. Tu as remarqué que cette troupe comptait également deux Dai – des Kwashil – et même un Yu. La pièce vide, Velua nous a invités à entrer, mais seul un sixième d’entre nous a pu se serrer à l’intérieur.
— On fait quoi maintenant, Ælv ? a demandé une Dai pressée contre toi.
Velua s’est tapoté le menton.
— À vrai dire, je n’avais pas songé aux ajustements que nécessiterait un groupe aussi large. Je vous prierais de bien vouloir patienter.
Velua s’en est allé au pas de course, laissant deux cents Dai sans surveillance, sous le regard alarmé des résidents.
Les Yudæln entassés dans le montoir ont commencé à se sentir bêtes. Ils contemplaient le plafond, se raclaient la gorge, bâillaient. Le brouhaha de leurs bavardages s’est vite mué en cacophonie. Comme d’autres, tu es sortie pour échapper à la foule.
Plus tard, Velua est revenu avec quatre Ælvn, qu’il a présentés comme ses assistants. Chacun a pris en charge une partie du groupe. Royan, toi et moi sommes restés avec Velua, qui a tiré sur une corde à l’intérieur de l’élévateur. La pièce s’est déplacée, mettant tous les Dai présents sur le qui-vive.
— Ainsi, j’indique aux fyëw disposés tout en haut que je veux monter. Avez-vous des questions ?
— Ça descend aussi ?
— Tout à fait. Il faut actionner le second fil, le jaune. Tirez pour passer à l’étage suivant, de la même manière que le premier fil.
— C’est quand même pas ce petit fil qui soulève tout le monde ?
— Bien sûr que non, s’est esclaffé Velua. Les poulies enclenchent un levier qui frappe un fyëw, qui libère de l’énergie pour déplacer l’élévateur.
— Où qu’il est, ce dispositif ? a questionné un Frreshie.
— Vous ne pouvez pas le voir, il est dissimulé dans les murs.
— Hum. Souci d’esthétique, j’imagine ?
— Eh bien, certainement. Je suppose qu’une grosse roue et des chaînes, ce n’est pas très joli.
Sanash, le Rokian, a eu un rire triomphant : les Ælvn étaient terriblement narcissiques, au point de ne pas supporter qu’une misérable roue leur gâche le paysage. Les plantes non comestibles et les délicates fresques florales, omniprésentes et bordées çà et là de fines tapisseries pastel, appuyaient ses propos : elles étaient purement décoratives, muettes, dépourvues d’histoire comme d’utilité. Tout le contraire des bas-reliefs dai, chaotiques et criards en comparaison.
— Ou bien nous n’aimons pas faire l’étalage de nos technologies, l’a taquiné Velua.
La contre-attaque a soufflé Sanash, qui a affirmé que dire « Nous n’aimons pas faire l’étalage de nos technologies » revenait à se targuer de modestie ; or c’est une chose dont on ne peut pas se vanter.
Velua, finalement agacé, lui a rétorqué que s’il comptait résider dans la Cité, il ferait mieux de garder ses propos pour lui. Le Rokian s’est terré dans un coin, la queue basse, attendant qu’on l’oublie.
La visite terminée, les Dai se sont installés dans le secteur qui leur avait été réservé, à l’exception de ceux qui se destinaient à un autre dôme.
Tu avais perdu Royan de vue et tes appels à travers la marée de monde restaient infructueux. La solitude de la forêt, si l’on exceptait les cris stridents de ses créatures, te manquait déjà cruellement. En sortant de l’élévateur menant au rez-de-chaussée, tu as pris une profonde inspiration avant de te frayer un chemin parmi les Ælvn. Tu as quitté le dôme des voyageurs pour te diriger vers le plus reculé, celui où vivait l’Apræncal.
*
Les Ælvn se vantent de la Cité. Ils disent à qui veut bien l’entendre qu’il s’agit du plus bel endroit des terres de Chal et même d’Essea tout entière. Ils n’ont peut-être pas tort.
Des forêts de paliexn, de maruxn et de feleinn s’y épanouissent. De merveilleuses créatures sautent à la surface des mares et des lacs qui parsèment ses bois : tantôt de minuscules poissons blancs, tantôt d’étranges animaux, mi-grenouilles mi-oiseaux, entre autres innombrables espèces aquatiques, en tout point différentes suivant le bassin dans lequel elles s’ébattent.
Tu as traversé le décor idyllique d’un pas pressé. Combien de Dai tenteraient-ils de devenir disciples ? En tous cas, tu ne voyais pas Royan.
Tu as atteint une grande porte sombre, identique à celle du dôme des voyageurs. Il y avait aussi un garde, mais il n’était pas Ælv. C’était un Dai. Un Riao, qui plus est.
Tu l’as salué. Il a examiné ton physique félin semblable au sien.
— Tu fais partie des esclaves qui viennent d’arriver ?
Tu as acquiescé. Prise de cours, c’est toute l’éloquence dont tu as été capable.
— Donc tu n’as pas vu le clan, récemment je veux dire ? a-t-il demandé.
— Si.
— Comment ça ?
Tu lui as fait un récapitulatif de ton ancienne condition, esclave chez les tiens.
— Sous Carunae ?!
Tu as sursauté, tant ce nom t’était devenu étranger. Celui de ta mère.
— … Il faut l’appeler Akmako, maintenant.
— Comme Ákōmákō, le nom yu ? Il s’est passé quoi ?
— Exilée.
— Carunae a commis un crime ? J’ai du mal à y croire.
— C’est Baraghi, as-tu expliqué. Il voulait devenir Naræs, l’a battue, bannie, blablabla.
— Ça me paraît un peu… extrême.
— Je te contredis pas.
Le garde semblait douter de ton histoire. Il a regardé alentour, comme s’il s’attendait à attraper l’un de ses coéquipiers en train de glousser derrière un fourré. Quand il a posé de nouveau les yeux sur toi, une prise de conscience a failli lui faire lâcher sa lance.
— La vache ! Mais t’es la petite Caei, en fait ! T’étais à peine née quand je suis parti. Alors, Baraghi a exilé ta mère, il t’a mise aux fers et… le clan a rien dit ?
Tu as haussé les épaules. Il t’avait appelée par ton vrai nom, il était donc parti avant l’ébruitement de ton métissage.
— Tu sais comment on fait pour se faire entraîner par l’Apræncal ? lui as-tu demandé.
Le Riao a écarquillé les yeux. À force de vivre auprès des Ælvn, il avait oublié les brusques manières dai.
— Il y a des combats, un peu comme les luttes de succession. Tu vas devoir te battre contre les disciples et d’autres candidats. Plus tu gagnes de duels, plus tu as de chances de devenir disciple. Si tu as des capacités intéressantes, l’Apræncal te recrutera.
— Tu l’as déjà vu ?
— Oui, mais on la croise pas souvent. Y’a beaucoup de disciples et elle s’occupe essentiellement des vétérans.
Tu as enclenché la poignée.
— Tu veux entrer tout de suite ? C’est pas pour te décourager, mais faut battre l’Apræncal pour ressortir et c’est jamais arrivé.
Les rumeurs ne mentionnaient pas cette règle. Tu as réfléchi rapidement : rester dans le dôme jusqu’à la fin de ta vie ne t’effrayait pas. La forêt te manquerait, mais tu survivrais.
En vérité, et aussi orgueilleux que cela paraisse, tu n’imaginais pas perdre face à l’Apræncal. Jusque dans tes entrailles, tu étais même convaincue de l’emporter. Que l’Apræncal soit Dai ou Ælv, nul n’était imbattable. À moins d’être un koxji, mais un koxji aurait eu mieux à faire que de former des guerriers qui ne verraient plus la lumière du jour.
Tu as ouvert la porte, devant le demi-sourire du Riao.
— M’en veux pas, c’était une farce. Un petit bizutage pour faire décamper les indécis. C’est pas hyper évident de quitter l’arène, mais c’est possible.
Tu n’as pas masqué ta confusion.
— Tu te souviens de Royan ? as-tu demandé.
— Le loup ? Oui.
— Préviens-moi s’il arrive.
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