Le Rire du loup - 2

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Royan et toi avez longé la Rivière pour rejoindre le camp des « Yudæln », comme ils avaient choisi de s’appeler. Tu posais les yeux sur le fleuve légendaire pour la première fois. Tu n’avais pas tenté de t’y rendre avant : il aurait été dangereux de t’approcher seule du berceau du clan Aigir, la frontière avec la Cité grouillant d’Ælvn.

Sous les rayons de Mur, la Rivière en crue scintillait comme un fleuve de flammes, parcourue çà et là de rochers flottants couverts d’une mousse pourpre. Tu as pensé à cet esclave Yu qui avait risqué sa vie pour en voir les flots mythiques. On lui avait raconté que, frappé par Mur, le fleuve translucide se tapissait de pierres précieuses et que les terres de Chal étaient si riches en minerai que les diamants, l’argent et l’or étaient semés dans ses eaux sans que personne n'envisage de les prendre.

Tu ne savais pas pourquoi on devrait ramasser des pierres juste parce qu’elles brillent, surtout si elles sont impropres à forger des armes. Ni pourquoi les Yu voyaient si peu d’eau dans leurs dunes arides ; si peu que l’esclavage leur semblait une aubaine tant qu’il apaisait leur soif. Le Yu était décédé peu après, comme les Yu en ont l’habitude en captivité. Sans doute en liberté aussi, as-tu songé. Tu t’es supposée fortunée d’avoir posé les yeux sur une merveille pour laquelle les Yu donnent leur vie et leur autonomie, mais les Yu sont faibles et la Rivière n’est jamais qu’un grand cours d’eau.

Tu as anticipé la présence de Riaon à leur familière odeur de terre, de fauve et de grillade boisée, mais aussi celle de ressortissants d’autres clans. Ainsi, des Riaon, Rokiann, Frreshien, Tickn, Boꜵrn et même des Nisn s’étaient réunis ici, dans ce misérable campement sur lequel Mur se couchait lentement, à l’aube de la liberté.

Tu as reconnu certains visages. Comme il t’a paru étrange de les voir hors du clan !

Tes pupilles s’étaient contractées jusqu’à ne plus former que deux fines lignes sur un champ doré. Royan savait que c’était surtout dû à la lumière soudaine, mais tu avais l’air hors de toi.

À ton approche, les voix se sont tues ; lorsque tu t’es éloignée, des chuchotements se sont élevés.

— C’est elle, l’akci ?

— Elle a une odeur bizarre…

— C’est juste une gosse.

— Elle a vraiment tué son Naræs ?

— Elle est toute maigre, c’est pas elle. J’y crois pas un poil, à leur histoire.

Ton enthousiasme à l’idée de revoir des Dai s’est transformé en appréhension. Leur présence te drainait déjà de tes forces. Tous ces yeux fixés sur toi, critiques et juges. Ils te savaient akci. Ton pire crime mis à nu.

La tête baissée, les oreilles plaquées, tu as serré tes bras.

Puis tu as décidé que tu n’avais pas à courber l’échine. Ces gens te devaient en partie leur liberté et ce petit campement minable. La tête haute, tu leur as rendu leurs regards critiques. Si ces Dai avaient eu besoin d’une akci doublée d’une gamine sans clan pour s’insurger, alors tu étais au moins leur égale.

Mur a fini de disparaître face à Salainashra et la géante rose s’est brièvement teintée de sang sous la lumière crépusculaire.

— Ça te dérange pas, qu’ils viennent d’autres clans ?

Tu as pouffé de rire tant la question te semblait ridicule. Royan lui-même venait d’un autre clan. À quoi pensait-il ?

— C’est moi l’étrangère ici, Royan.

Tu avais toujours été l’étrangère.

— Non, je voulais juste dire… relax. Y’a beaucoup de monde, tu les connais pas. Mais je suis là, d’accord ?

Il avait raison. Au sortir de la forêt, cette foule soudaine te rendait nerveuse. Tu t’es concentrée sur Royan, essayant de vous prétendre seuls. Peine perdue, évidemment, mais le simple fait d’entreprendre l’exercice t’empêchait de te focaliser sur ton anxiété.

Vous vous êtes approchés du brasier, dont le fumet te faisait saliver. Royan t’a tendu un klesho que tu as mâché lentement pour ménager ta joue endolorie.

Un Tick âgé, dont les longues incisives relevaient de la caricature, narrait des histoires. L’un des enfants de son jeune public, accroché à ses paroles comme un prihwit à un arbre, était monstrueusement difforme. Ses bras démesurés, son torse gonflé et ses pattes courtaudes dénonçaient sa piteuse santé. Mais s’il avait survécu jusque-là, il avait ses chances.

À peine le vieux Tick a-t-il achevé la légende du koxji au sang d’argent que les membres de son auditoire se sont tous mis à piailler pour lui réclamer leur conte préféré.

Du grand feu montait un filament de fumée qui grimpait jusqu’au firmament. Les koxjin peuplant le levant s’éveillaient tandis que la lumière ardente de Mur s’évanouissait.

Salainashra, la Pâle Confidente, veillait éternellement sur les terres de Chal. Les rides à sa surface lui dessinaient un sourire bienveillant au-dessus des rires qui s’élevaient du campement de fortune. Les mots de la vieille langue dai, ce soir-là, ont ressuscité des récits antiques.

Au pied du feu, le Tick contait l’histoire du monde aux jeunes envoûtés.

— Une goutte de condensation tomba des cieux, et c’était une goutte extraordinaire, parce que lorsqu’elle atteignit le fond des ténèbres, elle resta parfaitement sphérique au lieu de s’écraser.

» Lorsqu’elles sentirent que la Goutte était suffisamment sûre, les toutes petites créatures ombreuses la peuplèrent, et il devint bientôt impossible de voir au travers. Plus tard, on appela les créatures, toutes accrochées fermement les unes aux autres, « le sol ».

» Puis un koxji de flammes, accidentellement éjecté de Mur lors d’une grande bataille, prit temporairement refuge dans la goutte céleste. S’y trouvant fort aise, il décida de se cacher en son cœur, de sorte que les agents de Mur ne puissent le rapatrier. Il y resta si longtemps que l’eau de la Goutte s’évapora bientôt et enroba la sphère aqueuse d’une brume pâle.

» Intriguées par l’étrange globe, deux poussières curieuses s’en approchèrent et la fixent encore aujourd’hui, subjuguées. Plus tard, on appela ces poussières Salainashra et Pirishæl.

» La Goutte devenait célèbre parmi les cieux, et quelques koxjin vinrent la voir de leurs propres yeux. Avec l’accord du sol et de l’Étincelle, ils proposèrent de la peupler de vie. Ils attendirent que l’air et la température de la Goutte soient propices, puis Ælvialas choisit et transforma des graines célestes qu’il planta sur la Goutte. Daemnioas, préférant la vie animée, façonna les êtres qui courent, et volent, et nagent, et crient, et chantent ; ils se multiplièrent bientôt tout autour de la Goutte.

» Enfin, Essea décida d’observer leur création de l’intérieur, et fut la première à poser les pieds sur la Goutte. Elle se rendit minuscule, s’enchanta de ce qu’elle vit. Ælvialas et Daemnioas avaient brillamment œuvré : leurs vies s’adaptaient de façon si adroite qu’aucune portion de la Goutte, si inhospitalière fût-elle, n’en était dépourvue.

» Ainsi inspirée, Essea porta ses propres vies en son sein pour engendrer les êtres qui ne sont ni de sève ni de sang.

» Un jour, du temps où Daemnioas et Ælvialas s’entendaient encore, les deux frères décidèrent d’épauler leurs créations. Mais la Goutte était si exiguë qu’ils ne pouvaient rien faire d’autre que la regarder. Alors ils se firent minuscules et revêtirent un manteau de matière.

— Shtane, a interpellé un Boꜵr au pelage sombre, leur raconte pas ces conneries.

— Ils sont petits, ils ont le droit d’en entendre.

— C’est qu’une histoire, les gosses. Une métaphore, du blabla pour que les gamins arrêtent de demander « pourquoi » et « comment » à tout va. La vérité c’est qu’on n’en sait rien, mais en tout cas personne n’a créé quoi que ce soit.

— Laisse-les, c’est plus intéressant pour eux comme ça.

— Moi je préfère l’histoire du chaos, est intervenu un Frreshie aux écailles ambrées.

— C’est quoi l’histoire du chaos ? Vous pouvez raconter le chaos ? a plaidé un jeune Rokian.

— C’est… la même histoire, mais sans koxjin. Tout est un accident. Ça commence quand y’avait ni choses ni lieux ni temps…

— Mais non ! a coupé le Boꜵr. Ils viennent juste de s’évader et toi tu veux qu’ils se croient esclaves du chaos ? Chante-leur plutôt une chanson. Amatras par exemple, je sais pas, moi.

— Ce vieux truc ? C’est pas des bébés non plus…

Mais pendant qu’ils discutaient, un petit Rokian roux avait commencé à chanter :

— Et Amatras n’aimait pas Sꜵl, car il était trop vieux.

» Et Amatras n’aimait pas Sar, car il était trop loin.

» Mais Amatras aimait bien Mur, car il était jeune et proche.

» Et Amatras n’aimait pas Visshan, car elle était trop chaude.

» Et Amatras n’aimait pas Kakasca, car elle était trop froide.

» Et Amatras n’aimait pas Salainashra, car elle était trop grande.

» Mais Amatras aimait bien Essea, car elle n’était ni trop chaude ni trop froide.

» Et Amatras aimait bien Essea, car elle n’était ni trop grande ni trop petite.

Le reste des enfants a rejoint le chœur, Royan compris :

— Amatras faisait rien que de se plaindre !

Puis entamé le deuxième couplet seul :

— Et Wꜵydja n’aimait pas Sꜵl, car il était trop vieux.

Tu aurais préféré entendre un autre conte. Peut-être celui de Kacaha, le koxji jaloux, car tu n’en connaissais toujours pas la fin. Comme les esclaves n’avaient pas le temps d’écouter des histoires auprès du feu, tu avais beaucoup à rattraper.

À côté de toi, Royan traçait dans la terre un portrait de Shtane, le conteur tick, tuant les flammes de sa mauvaise haleine. Pour une raison inconnue, le plumeau de sa queue avait pris feu. Retenant un sourire, tu as vérifié que le vrai Shtane ne pouvait rien voir avant d’encadrer le dessin éphémère d’obscénités.

Tu as croisé le regard de son voisin. Il a donné un coup de coude au vieux Tick, qui a balayé l’audience des yeux et s’est arrêté sur toi, l’akci renfrognée. Royan, rencontrant leur regard, s’est précipitamment assis sur son œuvre.

Quand les enfants ont eu fini de chanter, Shtane a pris la parole :

— Les enfants, nous sommes en présence de la petite Cháká, qui serait, d’après les bruits qui courent, la raison pour laquelle nous sommes tous ici.

Sans surprise, mais avec agacement, tu as baissé la tête et t’es enroulée dans ton kælm.

Royan, pendant ce temps, frétillait du derrière pour effacer son dessin.

— Je suppose que les félicitations sont de rigueur, t’a dit Shtane. Tu t’attendais pas à lancer un mouvement, hein ?

Tu as maugréé.

— La libératrice préférerait qu’on l’ignore, c’est ça ?

Tu n’appréciais pas le ton sarcastique du Frreshie, mais tu comprenais qu’il soit déçu. Et tu voulais vraiment qu’on t’ignore.

— Je vais chasser, as-tu annoncé en te levant.

Les adultes ont hoché la tête et tu t’es éloignée. Tu as entendu Royan trébucher en se levant à son tour, puis en rire. Il n’a ensuite plus bougé, ayant certainement décidé que si le sol le rappelait à lui, il y resterait. Shtane a entamé l’histoire de l’arathi aux ailes de pierre, ou plutôt « l’aratsi », comme son accent tick le lui faisait dire. Tu la connaissais déjà.

Tu n’avais pas envie de chasser, mais tu ne voyais pas quoi faire d’autre.

Les Dai diurnes commençaient à se coucher. Tu as marché lentement vers la forêt et réalisé que tu ne voulais pas y retourner, même pour chasser. Pas tout de suite. Le campement te rappelait à lui, cette sorte de clan dont tu faisais à peu près partie. La forêt représentait un pas en arrière, sans doute. Ou était-ce l’inverse ? Le groupe d’anciens esclaves venu t’arracher à une liberté sauvage serait-il une nouvelle prison ?

Même s’il s’était moqué, le Frreshie t’avait appelée « la libératrice » et quelque chose te dérangeait. Tu n’étais pas leur libératrice, pas même un peu. Tu t’étais enfuie seule, tu n’avais pensé à personne d’autre. Après tout, tu avais mille besoins et rien à offrir. Ces gens, tu ne les connaissais pas. Ils ne différaient en rien de ceux qui t’avaient traitée comme une akci, comme une esclave.

Tu t’es assise contre un arbre, pesant le pour et le contre jusqu’à remarquer du pus suintant de ta blessure au bras. Tu trouverais peut-être un antiseptique au campement.

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