Comme un scion en cage - 1

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Le petit crâne fendu comme un fruit malaku saignait abondamment du rouge qui rend les Dai ivres. Sur le corps frêle et disloqué, les restes du visage enfantin s'étaient figés en une expression résignée. Kip avait su qu’il mourrait. Il était faible, et les faibles meurent.

Tu as récupéré sa ration et rattrapé le groupe de chasseurs enfoncés dans la forêt, puis les as aidés à porter un volumineux bugi au clan Riao. Avec ta stature maigrelette, tu doutais d’alléger leur fardeau, mais Baraghi, qui tenait le cadavre de l’enfant sous le bras, t’aurait à nouveau battue si tu ne faisais pas au moins semblant de te rendre utile. Ton ami Royan, un louveteau enthousiaste à l’attention limitée, était un peu plus grand et fort que toi. Lui n’avait pas besoin de prétendre aider.

Vous avez déposé le bugi sous le kiosque herbu au centre du clan et trois Riaon se sont affairés à dépecer l’animal. Avant que vous n’ayez eu le loisir de vous reposer, Macak vous a fait signe de l’assister dans la forge. Éreintés, mais dociles, vous vous y êtes dirigés. Vous n’existiez que pour servir le clan.

Pourtant, avec tes cheveux sable sur ta peau cuivrée, tes griffes et crocs acérés, tu étais une Riao authentique. Des canaux lacrymaux sombres bordaient même tes yeux dorés à la pupille fendue et à l’iris large. Les rayures brunes de ta lignée marquaient tes joues : le seul point commun avec Baraghi que tu supportais. Tu n’avais pas eu la chance d’hériter de la forte mâchoire féline de ta mère ; la chance t’avait manqué sur bien des aspects et c’était somme toute le plus minime d’entre eux. Tu étais petite et maigre, à l’époque. Trop à ton goût, et bien plus que les autres Riaon de ton âge.

Royan et toi n’étiez encore que des enfants ; le même long avenir de servitude s’étendait devant vous.

Après cette journée de traque et de forgeage, des premières lueurs de l’astre du jour jusqu’au cœur de la nuit, vous avez rempli des bols au kiosque et vous êtes installés au bord du ruisseau pour dîner. Vos portions, désespérément plus petites que celles des Riaon libres, n’ont pas soulagé vos estomacs courroucés. Il vous faudrait retourner chasser, cette nuit-là.

— J’en ai ma claque de Baraghi, a soupiré Royan en léchant l’intérieur de son bol.

— Ce farrꜵc a encore volé ma proie, as-tu sèchement répondu. Un petit oiseau tout maigre, même pas assez gros pour l’étouffer.

Ses oreilles de loup se sont dressées.

— Il le fait tout le temps. Il sait pas chasser ou quoi ?

— Un Naræs qui sait pas chasser ! C’est la fin du clan, as-tu dit en laissant échapper un rire sincère.

Ton humeur s’est aussitôt assombrie.

— J’en ai assez d’être ici.

— Moi aussi, a dit Royan en rinçant son bol dans la rivière. Toi ça va, mais les autres Riaon sont pas très accueillants. Ils traitent leurs invités comme des esclaves. J’en toucherai deux mots à mon clan quand j’y retournerai, ça va barder.

Tu lui as concédé un sourire. Royan savait que, nouveau-né, il avait été abandonné par le clan Rokian lors d’une fuite, puis recueilli par ton clan qui lui avait donné son nom d’esclave. Riao s’était depuis allié à Rokian à plusieurs reprises, mais personne n’avait jamais réclamé Royan.

— Si on partait ?

— Partir… a-t-il répété d’un ton rêveur.

À quand remontait ta dernière tentative ? Assez loin pour que tes orteils aient repoussé depuis.

— Personne viendra nous chercher, Royan… Je suis sérieuse.

Il a gratté sa tignasse en pagaille. Cendrée, claire et mi-longue à l’avant, courte et foncée à l’arrière, elle laissait peu de doute sur ses origines.

— Non ! Rappelle-toi la dernière fois. On se ferait tuer.

Un cycle de Pirishæl auparavant, vingt jours tout au plus, des évadés tick avaient été mis à mort pour ce même crime. Tu ne supporterais pas que Royan partage leur sort.

Tu as baissé les yeux et fait une moue déçue. Vous étiez trop lâches pour prendre des risques.

— Peur de mourir… Tu parles de Dai.

— Même si on survit, a raisonné Royan en tapotant son profil allongé, tu finirais par regretter ton clan.

— C’est pas vraiment mon clan si j’en suis esclave, si ? as-tu supposé en lavant ton bol à ton tour.

— On est toujours puni d’être loin de son clan, a insisté Royan. Regarde Esgir et les autres esclaves : ils disent que le plus dur, c’est pas de servir les Riaon, mais d’être loin de chez soi. Esgir a dit qu’il était à demi mort parce qu’une partie de lui était restée là-bas.

— Et toi ? T’es à demi mort ?

— Je sais pas. Je me souviens pas du clan Rokian, a-t-il avoué. Mais si j’y retourne, je serais peut-être le double de moi-même !

Un sourire t'a échappé.

— Tu serais tellement bruyant !

— Tu viendrais avec moi ? Je te préviens, pas de place pour ta mauvaise moitié !

— Peut-être un jour.

Tu n’as pas omis de lui porter un coup de coude bien mérité.

Ao ! C’est cette moitié-là qui va rester à Riao.

— Kærnak a parlé d’un « Apræncal » dans la Cité qui entraîne des guerriers, poursuivis-tu sans ciller. Je veux d’abord aller le voir. Je veux apprendre à me battre.

— La Cité ?

— Je pourrais trouver l’Apræncal, lui demander de m’apprendre tout ce qu’il sait, puis je reviendrai tuer Baraghi.

— Peut-être un jour, a-t-il répété d’un air désolé.

— Non, Royan, j’y pense pour de vrai. Je veux partir là, maintenant ! Et si tu veux, on peut y aller ensemble.

Il a grimacé.

— Moi ? Dans la Cité ? Chez ces fêlés d’Ælvn ?

— Je sais… Mais c’est le prix à payer pour devenir caei. Pour devenir forte. Et l’Apræncal est Dai, apparemment.

Tu as hésité.

— Enfin, presque Dai.

— Comment ça ?

— Kærnak dit que ce serait un sang-mêlé… as-tu chuchoté.

Ses yeux à l'iris large et gris se sont arrondis, puis il s’est rembruni.

— On peut pas partir.

— Mais on peut pas rester non plus… Un Dai qui sait pas se battre, ça sert à rien.

— Cháká…

Royan fixait ses pieds hâlés, l’air embarrassé.

— J’ai entendu Baraghi discuter avec Senprus, ce matin. Il discutait de toi.

— De moi ?

Tu considérais l’intérieur de ton bol, tristement vide. Propre.

— Il parle jamais de moi, as-tu insisté. Il essaie d’oublier que j’existe.

— Eh ben, justement. Maintenant, je sais pourquoi.

Il avait le regard soucieux, ou compatissant.

— Cháká… T’es… à demi ælv, en fait.

Tu as pouffé de rire. Royan ne restait jamais sérieux très longtemps.

— T’es plus marrant d’habitude, lui as-tu reproché. On devrait chasser avant que la faim te fasse réciter des chants kwashil.

Royan triturait fébrilement son épaisse ceinture de kælm. Puis il l’a dépliée pour s’y enrouler, comme soudain gêné par le froid.

— J’étais sérieux.

Tu l’as regardé avec suspicion, puis t’es rendu compte que sa nervosité n’était pas exagérée. Ton cœur s’est déchiré. Toi ? Une akci ? Une sang-souillé...? Tu partageais la chair de ces êtres abjects, fragiles et orgueilleux ? La moitié du sang qui courait dans tes veines serait celui des Oreilles Froides ? Un écœurement viscéral pour les Ælvn et pour toi-même t’a envahi.

Tu as tenté, sans succès, de reprendre un air neutre, mais le dégoût transparaissait sur ton visage. Royan attendait silencieusement, contrit, incapable de trouver les mots pour adoucir la violente vérité.

— C’est la vraie raison… as-tu enfin dit. C’est pour ça que je porte un nom yu, que je sers mon clan comme une Yu. Je croyais que c’était une erreur, que c’était pas juste… mais je le mérite, en fait. C’est moi, l’erreur.

— J’aurais pas dû te le dire.

— Non, c’est mieux comme ça, l’as-tu corrigé en secouant la tête. Je préfère savoir pourquoi on m’a punie. Même si…

Même si cela t’emprisonnait davantage.

Royan s’est recroquevillé, les oreilles basses.

— Mais tu vaux n’importe quel Dai à mon avis, a-t-il assuré sans conviction. Sang-mêlé ou pas sang-mêlé.

Il faisait de son mieux. Tu brûlais de lui en vouloir, comme tu en voulais déjà à la terre et au ciel, mais il n’était responsable de rien. Même si le besoin de désigner un coupable t’oppressait, ç’aurait été injuste envers Royan, qui partageait tes peines. S’il fallait un seul fautif, un seul responsable à tous tes maux, il s’agirait de Baraghi. Tu as donc concentré ta haine sur le Naræs du clan Riao, chose facile car tu le haïssais déjà.

Tu t’es soudain levée. Une seule idée résistait à tes pensées sombres.

— Je pars au lever. Suis-moi si tu veux. Et quand je reviendrai, ce sera pour trancher la gorge de Baraghi.

Royan n’a pas répondu. Il savait que le lendemain serait fait de chasse et de cuisine, de tissage et de tannage, de pêche et de forgeage ; de contusions et d’estomacs vides. Mais il t’avait suffisamment fait souffrir. Il t’a laissé l’espoir de croire que cette nuit serait la dernière sous le joug de ton clan.

Avant la révolution, des corvées vous attendaient. Vous avez lavé des tuniques tout en suivant des yeux un appétissant rapace, trop prudent pour s’approcher. Vos tâches accomplies, vous vous êtes dirigés vers la grande hutte qui servait de dortoir aux esclaves, espérant arracher un sommeil d’un cinquième de ciel.

Cette nuit-là, tu as rêvé de ta mère. Tu ne pouvais distinguer son visage, car tu l’avais oublié. Cette ombre informe dont seule l’odeur ambrée te restait familière, elle riait. Elle riait d’un rictus affreux, te pointant du doigt et braillant sans cesse « Cháká ! Cháká ! » comme pour proférer une insulte. L’atmosphère s’assombrissait. Tu t’es recroquevillée, mais l’ombre grandissait et t’a submergée. Soudain, tu es redevenue lucide.

Non, elle n’avait pas choisi ce nom pour toi. Elle t’avait appelée Caei, pour la force dont elle espérait que tu hérites. Pourtant Baraghi, tu en comprenais maintenant la raison, t’avait donné cet horrible nom yu à la place. Par sa faute, tu portais ton nom comme on porte un fardeau honteux. Et dans ton rêve, cette charge immense écrasait tes petites épaules.

Tu croulais sous le poids de ta haine. Autour de toi, tout était rouge. La furie, aveugle, incontrôlable, s’abattait dans toutes les directions. Tu haïssais ton oppresseur, l’ensemble des responsables de ton métissage et toi-même. Comment avait-on pu te faire cela ? De quel droit ta mère avait-elle teinté ton sang ? De quel droit Baraghi t’avait-il privée d’honneur et de clan ?

Tu t’es échappée de ton rêve dans un sursaut, la respiration saccadée et le cœur affolé.

À l’aube, alors que de chauds rayons cuivrés commençaient à percer les feuilles des arbres, joyeusement accueillis par le gazouillement des lézards et des oiseaux, tu t’es préparée à partir. Démunie du moindre bien, tu n’emporterais que peu d’affaires. Tout en prenant garde d’éviter de croiser les Dai du clan, tu as emprunté une toile de tissu sur laquelle tu as déposé quelques fruits ainsi que deux vieilles tuniques plusieurs fois raccommodées. Tu as arrangé le tout sur ton dos, dans le nœud de ta ceinture de kælm. Le reste, tu le chasserais en route. Tu es retournée dans la hutte des esclaves, as secoué Royan pour le réveiller et lui as proposé de t’accompagner.

Il a pris quelques instants pour rassembler ses esprits, puis a semblé gêné.

— J’ai peur, a-t-il enfin dit, les yeux baissés.

Tu as dégagé ton front d’une mèche blonde.

— Et de quoi ?

— Tu sais… La forêt est super dangereuse et toi, tu veux te rendre à l’autre bout du pays, comme ça, sans réfléchir… Je sais pas si c’est une bonne idée.

— Pas sans réfléchir. J’y pense depuis très longtemps. Depuis que j’ai entendu parler de l’Apræncal. Aujourd’hui, j’ai le courage d’essayer. Demain, je serai sûrement trop lâche. Alors je préfère partir maintenant.

— Le courage a pas pris la peine de venir me voir, a répondu Royan à contrecœur. Pas aujourd’hui.

Vos yeux se sont abaissés.

Royan s’est gratté le crâne.

— L’Entraîneur, il vit dans la Cité ælv ?

— J’en sais rien.

— Parce que je vais dire quelque chose d’horriblement banal, mais les Ælvn aiment pas trop les Dai. Disons que t’as une demi-chance de parvenir jusqu’à lui. Et moi, aucune.

Tu as ignoré son affreux jeu de mots.

— Je veux dire qu’ils te laisseront sans doute entrer, mais moi je ne suis pas certain que…

— J’ai compris, Royan.

Il a penaudement baissé la tête, puis l’a redressée, ses yeux lupins figés en une moue triste.

— Kærnak a dit qu’il avait des apprentis de toutes les espèces, as-tu tout de même ajouté. Donc il doit vivre à l’extérieur de la Cité.

— Quand est-ce que tu pars ? a demandé Royan en se levant.

— Pendant la chasse.

Ainsi, tu quitterais l’enceinte du clan sans attiser les soupçons.

— Ils vont te tuer, a sombrement soufflé le loup.

Il avait sans doute raison. Ils étaient plus forts, plus rapides et plus nombreux que toi. Mais une assurance inexplicable te faisait douter de ta propre mort. Il te tardait presque de découvrir quel miracle t’évaderait du clan.

La première chasse en groupe avait commencé aux aurores, sans toi. Les traqueurs, partis pour plusieurs jours, ne se seraient pas embarrassés d’une enfant chétive. Le jeune Utan-Uka s’apprêtait lui aussi à se mettre en route, mais il resterait aux abords du clan en quête de petites proies.

C’est le groupe d’Inja et de Priac qui a accepté ton aide. Ils assureraient avant tout la cueillette, mais s’ils croisaient le chemin de quelque gros gibier, un chasseur supplémentaire serait le bienvenu. Inja, en outre, était l’un des seuls Riaon à te traiter comme une membre du clan à part entière, à condition que Baraghi ne se trouve pas dans les environs.

Tu regardais Priac affûter consciencieusement les armes, quand un Riao musculeux à tête de tigre et au pelage rayé s’est posté devant toi. D’un air désapprobateur, Baraghi a observé la scène quelques instants, puis t’a empoigné le menton si fort que tu craignais qu’il ne le casse. Tu as fermé les yeux, devinant ce qui allait suivre. Le Naræs t’a violemment frappée au plexus et tu es tombée à la renverse, le souffle coupé.

— Pourquoi est-ce que tu regardes Priac travailler, Cháká ?

Comme toujours, le frère de ta mère avait prononcé ton nom en le sifflant entre ses dents, comme s’il s’agissait d’une chose immonde et répugnante, comme si ce son était trop rude à son palais, comme s’il devait le sortir de sa gorge avant qu’il ne l’écorche. Son fort accent riao, dû à sa mâchoire féline, amplifiait l’agressivité de sa voix.

Priac, qui se sentait également visée par la remarque, s’est justifiée :

— Je préfère m’occuper moi-même de mes armes. Comme ça, je sais que le travail est bien fait.

Baraghi l’a ignorée, ses yeux ocre rivés sur toi. Tu t’es redressée et as fait mine de l’ignorer toi aussi.

Une main velue a fendu l’air, toutes griffes dehors. Tu l’as évitée de justesse.

— Tu bouges vite, a-t-il concédé. Mais c’est du gâchis chez une esclave.

Il vous a considérés tous trois un instant, les yeux plissés.

— Je vais vous accompagner. Il faut bien que quelqu’un s’assure que les insectes se nourrissent pas du cadavre de Cháká.

— Et pourquoi est-ce que je devrais le redouter ? as-tu répondu sur le ton de la confrontation. « La mort est le seul répit des faibles et des akcin », non ?

Le Naræs t’a lancé un regard furieux. Tu as intérieurement jubilé de la surprise qui se dessinait sur son visage.

— Tu masques bien ta honte, a-t-il enfin dit d’une voix égale.

Il avait retrouvé son aplomb, mais tu le savais troublé. S’il avait caché ton héritage infâme, c’est que celui-ci ferait de toi, de ta mère et, par extension, de Baraghi, la risée du clan. Toi-même, tu tremblais encore de la découverte horrifiante.

Tu l’as regardé intensément, insolemment. Tu voulais qu’il ressente toute la haine que tu éprouvais pour lui. Même si cela t’exposait à la mort.

Puis tu as baissé la tête. Il gagnait, pour cette fois. Tu te soumettrais jusqu’au moment opportun. Tu pouvais presque entendre le sourire de Baraghi, qui te croyait certainement brisée pour de bon. Tu as réprimé un froncement de nez : si tu étais incapable de retenir tes pulsions, toute ta bonne volonté ne valait rien.

Trois Riaon et une sang-mêlé se sont enfoncés dans la futaie. Baraghi, le plus grand d’entre vous, ne te perdait pas des yeux. Tu sentais son regard sur ta nuque et espérait qu’il relâche son attention quand vous vous seriez suffisamment éloignés du clan. Faute de quoi, seule une course effrénée pourrait te dérober à sa colère et à la mort.

Tu étais plus agile que le Naræs, mais il était plus fort et mieux nourri. Il ne fallait pas non plus oublier Inja et Priac, chasseurs habiles.

Valait-il mieux repousser ton évasion ? La présence de Baraghi changeait considérablement tes pronostics. Ne te surveillerait-il pas de plus près encore, maintenant que tu lui avais – stupidement – laissé entendre que le secret s’ébruitait ? Tu as passé en revue les centaines de fois où tu l’avais défié, au lieu de suivre les ordres du Naræs comme le reste du clan. Au lieu de baisser la tête, comme le reste des esclaves. Tu étais si prévisible. Baraghi ne pouvait pas ignorer que ta rébellion culminerait de nouveau en tentative de fuite. Il le savait probablement aussi clairement que si tu le lui avais dit.

Il n’y aurait pas de meilleure opportunité. Tu t’es mordu la lèvre. Tu pouvais attendre le décès de Baraghi, possiblement dans plusieurs siècles, ou tenter ta chance tout de suite. Que tu sois exécutée ou que tu parviennes à fuir, au moins serais-tu libre.

Aujourd’hui, t’es-tu dit, aujourd’hui, je pars ou je meurs.

Inja a proposé de se passer de camouflage olfactif pour gagner du temps. Ton cœur a manqué un battement et tu t’es forcée à masquer ton effroi. Sans un minimum de précautions, les trois Riaon te suivraient aisément à l’odeur : c’était peine perdue. À ton grand soulagement, Priac et Baraghi ont rejeté l’idée. Hors de question que l’impatience d’Inja leur coûte une proie potentielle. Il t’a adressé un clin d’œil espiègle et un haussement d’épaule, puis s’est frotté de terre et de feuilles.

Comme à l’accoutumée, vous vous êtes équipés de paniers tressés où recueillir des plantes comestibles. Tu guettais la direction du vent en te plaçant progressivement dans son sens, de sorte que le Naræs, Priac et Inja remarquent de moins en moins ta présence sans en être particulièrement interpellés. Ton approche se devait d’être extrêmement graduelle. Ton oncle te gardait à l’œil, mais si ton odeur ne venait pas constamment frapper ses narines, il finirait par relâcher son attention.

Tu essayais de t’éloigner peu à peu, mais Baraghi te suivait comme ton ombre. Près d’un onzième de ciel s’était écoulé quand tu as avisé avec anxiété vos paniers chargés. Vous rentreriez incessamment au clan et tu n’avais toujours pas pu te défaire du Naræs.

Alarmée à l’idée de t’éteindre à petit feu à Riao, sous le joug de Baraghi, une folie suicidaire s’est emparée de toi. Tu t’es soudain dressée, les oreilles en alerte pour fixer du regard un point quelconque. Tu as humé l’air sous les yeux méfiants de Baraghi, qui a cru à la supercherie puisqu’il a tendu l’oreille, scruté la forêt et reniflé à son tour.

Rien ne lui parvenait que l’odeur de Priac et d’Inja. Toi-même, tu ne sentais que les trois Riaon dans ton dos : c’était précisément l’avantage de cette position. Si tu réussissais à tous les semer, ton odeur ne te trahirait pas. Tu as silencieusement posé ta corbeille, comme pour ne pas alerter le gibier. Inja et Priac étaient encore loin ; seul Baraghi faisait obstacle.

Figé à la recherche du bruit imaginaire, il a entrepris d’ôter son panier, et c’est là que tu as détalé à pleine vitesse.

Il s’est élancé à ta poursuite, sa hotte pleine toujours sur le dos. Elle le ralentirait, mais pas assez pour assurer ton évasion. En d’autres circonstances, le ᴘʟᴏᴘ ᴘʟᴏᴘ rythmique des végétaux secoués par sa course t’aurait arraché un sourire, mais à ce moment-là, il te terrifiait. Tu as entendu Priac et Inja abandonner leurs paniers puis se hâter derrière Baraghi.

Avec de la chance, le Naræs croyait encore au gibier invisible et se concentrait sur celui-ci plutôt que sur toi.

— Y’a pas de proie, a crié Baraghi au bout d’une centaine d’enjambées. Cháká s’enfuit !

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