Niashæl

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Jeune, tu croyais que Niashæl venait d’une sorte d’univers fantastique, aimée et acceptée de tous, aveugle aux coups que le monde réel porte aux sang-mêlés. C’était certainement l’impression qu’elle donnait.

Elle s’est confiée à toi, petit à petit. Elle t’a parlé de ses parents.

Pᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ ᴍ’ᴇɴ ᴀᴜʀᴀɪᴛ-ᴇʟʟᴇ ᴘᴀʀʟᴇ́ ?

Vous étiez proches.

Je pense qu’elle voulait que quelqu’un sache. Quelqu’un à même de la comprendre.

Pᴀs ᴍᴏɪ.

Pourquoi ?

Jᴇ ᴍᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs ᴀ̀ ᴘᴇɪɴᴇ ᴅ’ᴇʟʟᴇ.

Mais elle se souvient de toi. Elle voudrait que tu saches, si tu as oublié.

Eʟʟᴇ ᴠᴏᴜᴅʀᴀɪᴛ ᴏ̨ᴜᴇ Cᴀᴇɪ sᴀᴄʜᴇ, ᴘᴀs ᴍᴏɪ.

Par quel autre nom t’appelle-t-on ?

Eɴᴛᴇɴᴅᴜ.

Pᴀʀʟᴇ-ᴍᴏɪ ᴅᴇ ʟᴀ ᴊᴇᴜɴᴇ ᴀ̂ᴍᴇ ᴏ̨ᴜɪ ᴅɪᴛ ᴍᴇ ᴄᴏɴɴᴀɪ̂ᴛʀᴇ.

Un jour, une douce brise a réveillé Niashæl d’un sommeil léger empli de cauchemars. Cherchant la chaleur rassurante d’un corps, elle s’est blottie contre sa mère, a sursauté et ouvert les yeux. Ce corps froid n’avait rien de rassurant. Ces yeux vides n’avaient rien de maternel. Cette chose bleuâtre n’était plus sa mère.

Niashæl s’est brusquement éloignée du cadavre et s’est souvenue. La veille, des Dai armés avaient attaqué ses parents, sa seule famille, alors qu’elle revenait de la rivière. Sous ses yeux, les meurtriers avaient empoigné l’auteure de sa vie par les cheveux et lui avaient tranché la gorge. Du sang s’était écoulé le long de son cou, jusque sur ses seins mis à nu. Son père, immobilisé et forcé de regarder, avait hurlé de chagrin et de douleur. Puis on avait mis fin à son supplice en le traitant de traître à son espèce.

Niashæl, choquée au-delà des mots et paralysée par la peur, s’était tapie à l’intérieur d’un arbre mort et avait imploré les mesan – les autres – en pensées.

Thəse kzial, thəse kzial, thəse kzial... (1)

Elle n’a osé quitter sa cachette qu’un onzième de ciel après le départ des assassins. Elle s’était approchée des corps sans vie dans une sorte de transe, avait tiré sa mère puis le torse d’Ama par les bras jusqu’à un lit de feuilles mortes. Enfin, pantelante, elle y avait porté la tête de son père. Les arrangeant comme s’ils somnolaient, elle avait délicatement reposé la tête d’Ama sur son cou, là où elle avait toujours été. Elle avait fermé les yeux pour goûter à cette illusion et, entre les dépouilles que les mouches colonisaient déjà, elle avait serré la main tiède de sa mère et s’était endormie.

C’était la première fois que Niashæl rencontrait d’autres êtres doués de parole que ses parents.

À son réveil, elle est parvenue à se mettre debout et a marché maladroitement vers le cours d’eau, en trébuchant quelques fois. Elle a levé la tête et fixé un ciel grisâtre, morne ; mort lui aussi. Quand ses yeux sont tombés sur la rivière, elle n’a pas reconnu son reflet. C’était une petite sang-mêlé au regard éteint, à la peau terne et aux cheveux sales. Elle portait un masque de sang caillé. Lentement, elle a descendu une main tremblante vers l’eau. Lentement, elle l’a remontée vers son visage et entrepris de se laver, de faire disparaître le sang de ses parents. Les deux seuls êtres de son univers. Elle s’est rincé les cheveux jusqu’à ce qu’ils retrouvent le blanc de ceux de son père. Elle a nettoyé le sang de ses lèvres, aussi. Cette nuit-là, elle se les était mordues. Lentement, elle est revenue vers ses parents.

Son visage était dénué d’expression ; elle se tenait là, sans savoir quoi faire. Et qu’aurait-elle pu faire de toute façon ? Que font les vivants, d’habitude ? Elle s’est accroupie. Peut-être devait-elle manger. Mais l’idée lui retournait le cœur. Elle voulait rester auprès de ses parents. Elle voulait qu’ils se lèvent et lui parlent, comme avant. Pourquoi devaient-ils s’arrêter de vivre ? Les proies meurent, les plantes meurent, les rivières même meurent, mais pas ses parents. Ils ne pouvaient pas mourir, parce qu’elle avait besoin d’eux.

Elle a fermé les yeux et imaginé qu’ils se réveillaient et lui souriaient. Quand elle y a cru suffisamment, elle les a rouverts, ses espoirs cruellement piétinés. Sa mère avait pris une couleur malsaine. Et son père… son père avait les yeux révulsés, sur sa tête dissociée de son corps.

Niashæl aurait voulu mourir aussi, pour oublier ce spectacle surnaturel. Pour aller là où ses parents étaient allés. Les voir vivre et sourire à nouveau. Mais comment auraient-ils encore pu sourire après cela ? Où qu’ils soient, elle le savait, ils ne souriraient plus jamais. Ils ne riraient plus jamais. Et elle non plus. Elle était morte avec eux, c’était certain.

Niashæl, fille de la forêt, fille d’aucun clan, fruit honteux de l’amour prohibé de deux espèces ennemies, s'étiolait, seule au monde. Parce que le seul peuple qu’elle avait jamais connu gisait au sol, le monde entier était mort ce jour-là. Plus rien ne serait jamais comme avant. Aussi douce, heureuse et prospère son existence avait-elle été, aussi dure, douloureuse et misérable serait-elle désormais. Elle le savait.

Valait-il la peine de poursuivre une vie condamnée à la douleur ? À la solitude et au regret ? Elle aurait pu simplement cesser de se nourrir pour s’éteindre, entre les corps inanimés de ceux qu’elle aimait. À son tour, elle serait devenue pitance pour les insectes, aurait soufflé des bulles de sang par le nez et aurait pris cette funeste teinte violacée. À son tour, elle aurait nourri la terre qui l’avait vue naître.

Mais la faim la tenaillait tant qu’elle s’est mise en chasse presque inconsciemment. Elle n’était jamais partie traquer qu’avec son père, car sa mère s’horrifiait qu’on achève une vie mouvante pour prolonger la sienne. C’est pourquoi ils cultivaient un potager. Dans un dernier outrage, ceux qui avaient détruit son univers avaient également mis feu au carré de verdure.

Niashæl a flairé un animal blessé, l’a traqué et abrégé ses souffrances pour prolonger les siennes. Sa faim calmée, elle s’est considérée. Du sang qui n’était pas le sien coulait de son menton penché sur un cadavre frais. Un cadavre qui avait été vivant. Comme ses parents. Et pourquoi ? Pour marcher autour de deux corps en décomposition quelques jours de plus ?

Écœurée, elle s’est éloignée de la carcasse chaude et sanguinolente. Elle tuait sans y penser, parce qu’il le fallait pour survivre. Le gibier aussi faisait d’autres victimes pour survivre. Ainsi va la vie, passant d’un être à l’autre par le biais de la mort. Pourquoi ? Qui l’avait décidé ? Était-ce l’idée de Lohm ? Celle d’un koxji d’une cruauté sans limites ?

Les vermines et charognards qui profitaient de la mort de ses parents valaient-ils un tel sacrifice ? Niashæl elle-même, tous ces cycles d’Essea, s’était nourrie d’autres êtres. Bientôt, elle aussi devrait en payer le prix. Elle n’avait fait qu’emprunter cette viande dans laquelle elle résidait : il lui faudrait la rendre tôt ou tard. Mais pourquoi devaient-ils mourir maintenant ? Était-ce pour elle qu’ils étaient morts ? Pour qu’elle puisse vivre ? Elle ne pouvait plus vivre cependant. Elle pouvait se nourrir, boire et dormir, mais à l’intérieur elle était morte aussi. Son corps bougeait et respirait ; elle étouffait, paralysée. Alors que s’ils avaient continué à vivre… S’ils avaient continué à vivre, là, elle aurait pu vivre aussi. Elle pouvait vivre de la mort d’une proie, mais pas de la mort de ceux qui lui avaient donné la vie. C’était impossible. Tout était parti.

Le tonnerre a alors grondé et la pluie s’est mise à tomber. Je peux pleurer maintenant. Personne ne le verra sous la pluie.

(1) En ælv et en dai dans le texte : « S’il vous plaît ne me voyez pas, s’il vous plaît ne me voyez pas, s’il vous plaît ne me voyez pas… »

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