Naræs - 2

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Au crépuscule des luttes, l’air était tiède, le vent doux et le ciel clair. Lews a saisi Utan-Uka par les épaules :

— C’est le grand jour, Nuk !

— Ouais, a répondu Utan-Uka.

— C’est quoi le plan ?

— Le plan pour… ?

— Pour battre Kashæl et Cháká !

— Ah, ben j’ai pas de plan.

— Sérieux ?

— C’est pas mon truc, les plans.

Lews s’est massé les tempes.

— Non. D’habitude, je veux bien, mais là il t'en faut un pour de vrai.

— Pourquoi ?

— Parce que tes adversaires sont costauds !

— Ouais, ben on verra.

Trois combats ont eu lieu ce jour-là : le premier a confronté Kashæl et Utan-Uka, les deux meilleurs guerriers du clan ; le second t’a vu vaincre Utan-Uka ; le troisième t’a opposée à Niashæl.

Pour la première fois, une prétendante participait directement à la dernière manche des luttes, dans l'espoir qu'à travers cette guerrière de la dernière chance, le clan reste entre les mains de Dai au sang pur. S’ils avaient su…

Sous ton regard amusé, Niashæl s’est équipée d’une épée et d’un bouclier. Les Riaon l’ont vu d’un œil tout différent et réprimandé l’inconsciente.

— Je sais pas comment Katama t’a élevée, mais les boucliers c’est pour les farrꜵcn.

— T’as jamais vu de luttes ou quoi ?! a dit une autre en se frappant le front.

— Vous devez vous battre à égalité, a expliqué Inja. Tu devrais même pas avoir de protections.

Des Riaon l’ont regardée et gloussé. Il n’était pas coutume de mentionner l’armure dissimulée sous les vêtements. Mais Inja s’en moquait.

Niashæl a retiré sa tunique. La chair au vent, elle se sentait vulnérable. La moindre erreur pourrait lui être fatale. Elle commençait à regretter de s’être lancée dans cette aventure.

Tu as dégainé ; elle t'a imitée. Une inscription courait le long de sa lame : « Courage seul ne suffit pas. Force, endurance et vitesse sont l’apanage des vrais guerriers. »

— Alors Nash, t’es une vraie guerrière ?

Elle a porté un coup sitôt paré.

— Je vais te laisser répondre.

Tu as contre-attaqué, frôlant son flanc lorsqu’elle a esquivé de justesse.

— Pour la vitesse, ça ira.

Tu as bloqué son coup de pied, feinté puis attaqué de nouveau. Elle s’était une fois de plus retirée à temps.

— C’est même très bien.

Entièrement concentrée à anticiper tes mouvements, comme lorsque tu t’étais battue contre Lyoonëi, Niashæl ne trahissait aucune émotion. Tu l’as laissée viser ton dos, mais fait volte-face et coincé la lame de son épée à terre.

Elle a serré les dents, arraché son arme d’un coup sec et lancé une offensive que tu as repoussée sans peine. Elle a fait mine de reculer, mais fondu sur le côté. Tu l’as aisément évitée.

Tu aurais pu continuer à jouer son jeu en esquivant et feintant plus que tu n’attaquais, mais Niashæl avait beau être rapide, elle n’égalait pas Lyoonëi. Tu l’as donc attaquée de front. Elle s’est échappée encore une fois, mais tu l’as suivie dans son esquive. L’affolement la gagnait. Ton sabre avait entamé son abdomen quand elle a bloqué l’offensive avec la garde de son épée.

— Pour la force aussi, c’est bon.

Elle a esquissé un sourire, puis abrégé la parade qu’elle sentait ne plus pouvoir maintenir. Elle a repoussé ton bras et s’est tenue en position défensive le temps de récupérer. Du sang coulait le long de sa cuisse.

— Pourquoi est-ce que tu as arrêté d’attaquer ?

— Tu veux que j’attaque ? as-tu dit en fléchissant les genoux.

Elle a reculé d’un pas.

— Ha, je suis si faible… que tu dois me ménager ?

Tu as pris ses mots comme une invitation et t’es élancée. Tu as feint un assaut frontal puis de côté pour la surprendre par l’avant. Elle s’est retournée à temps et a contourné ton dernier coup de sabre. Gênée par sa blessure, elle reculé sous le choc. Des Riaon criaient. Royan serrait les dents et je préférais regarder la foule, évitant soigneusement de poser les yeux sur l’arène.

Après quelques échanges, tu l’as successivement touchée à l’épaule, au visage, lui brisant un croc au passage, puis au ventre. Elle a étouffé un gémissement lorsque tu as retiré ta lame. Prise au jeu, tu as entrepris de la frapper simultanément de ton arme et de ta main libre, toutes griffes dehors. Heureusement, Niashæl t'a évitée, mais ses mouvements ralentissaient.

Amusée, tu es passée derrière elle et as posé ta lame sur son cou.

— Je pense que pour l’endurance aussi, ce sera suffisant.

Comme elle s’évertuait à repousser ton sabre de sa propre épée, tu l’as pressé de plus en plus fort, pour voir jusqu’où elle tiendrait. Tu as entendu quelqu’un arriver et, avant d’avoir eu le temps de lui dire de déguerpir, Royan a tiré Niashæl de sous ta lame, le regard empli d'amertume. Bouche bée, tu as fixé le sol, honteuse et décontenancée.

— T’as plus confiance en moi ?

Il étreignait Niashæl sans oser ouvrir les yeux. Tu y aurais lu du remords. Il a serré les paupières.

— Tu… Tu m’as fait peur…

Tu as rengainé, maudissant ta bêtise.

La foule se rapprochait. Tu fixais le sol, cherchant quoi dire et, en même temps, persuadée qu’il n’existait pas de mots adéquats.

Tu t’es avancée vers la blessée, remarquant au passage que Royan venait par réflexe de resserrer son étreinte, et lui as chuchoté quelque chose à l’oreille. Elle a fait un « non » faible de la tête, provoquant un sourire triste de ta part. Tu t’es retirée.

Les traits du loup trahissaient sa peine. Il n’avait eu l’intention ni de t’offenser ni de douter. Mais sa peur avait précédé sa raison.

On a apporté des bandages et quelques Dai ont grommelé que toi, l’akci, tu avais presque assassiné une Riao. Un très bon élément, qui plus est ! À ces mots, Royan s'est assombri. Il avait eu peur et aurait préféré ignorer pourquoi.

— Je suis demie… aussi, a rectifié Niashæl, du sang sur les lèvres.

La compassion s’est immédiatement envolée des visages des Riaon, qui ont lâché un simple « ah ». Leur honneur était mis à mal : cette nouvelle akci t’avait tenu tête plus longtemps que le reste du clan.

Toi, tu ne savais que penser. Sans l’intervention de Royan, que se serait-il passé ? Tu l'aurais tuée juste pour voir si elle tiendrait ? Comment pouvait-on perdre l’esprit à ce point ? Quelle idiote…

Je me suis enquis de l’état de la blessée et j’ai trouvé Royan le plus secoué des deux. Je t’ai ensuite cherchée des yeux puis j’ai couru vers toi. Tu aurais préféré disparaître un moment, mais il était trop tard.

J’ai trouvé ton regard et sondé ton âme. Pour la deuxième fois, mon intrusion t’embarrassait. J’ai abrégé mon examen.

— Tu n’as pas à t’en faire, ai-je dit d’une voix calme.

Nulle réponse. J’ai poursuivi.

— Niashæl t’admire, tu sais ?

Tu as soufflé, comme une ébauche de rire caustique. C’était de l’admiration mal placée. Tu avais manqué de tuer l’une des rares à partager ton sang, à faire vraiment partie de ton clan. Niashæl aurait dû te haïr.

Tu as décidé, malgré ta réticence, de t’excuser auprès de Niashæl. Ravalant ton anxiété, masquant ta culpabilité, tu t’es dirigée vers le groupe de Dai pour t’agenouiller devant la blessée.

Fassayal, as-tu chuchoté, espérant qu’aucun membre du clan ne t’entende. J'ai merdé.

Royan s’est crispé davantage, mais Niashæl a esquissé un sourire.

— Blâme ma faiblesse. Tu n’as rien à te reprocher, Caei.

Tu as perçu quelques murmures parmi les Riaon, mais focalisais ton attention sur la sang-mêlé. Elle ne t’en voulait pas ? Elle aurait pu mourir par ta main et ça lui était égal ?

— T’es aveugle ou quoi ? C’est moi qu’ai déconné.

L’agacement perçait ta voix. Elle s’est attristée.

— Ne te sens pas coupable à cause de moi. Il n’y a pas de combat sans risques, rappelle-toi ce que disait Lyoonëi.

— Mais on n’est pas au dôme. T’es pas censée sortir des luttes en morceaux. La seule raison pour laquelle tu m’en veux pas, c’est parce que tu comprends pas comment ça marche.

— Même, a-t-elle fait en secouant la tête. Si j’étais plus forte, on n’en serait pas là. Je me fiche des règles.

Tu as fixé ses pupilles cerclées d’un bleu innocent. Elle ne t’en voulait pas. Peut-être était-ce stupide de sa part. Mais au moins…

— Au moins t’es têtue comme une Dai, l’as-tu complimentée.

Concentrée sur ton amie, tu n’as pas entendu Carunae approcher, partagée entre la joie de voir le clan te revenir et la tristesse de te voir ainsi déchirée. Ce genre d’incidents se produisait à l’occasion, même en dehors des luttes.

Quand tu l’as enfin vue, sa gaieté t’a irritée. Elle n’avait pas le droit de se réjouir de tes errements, ni de tes victoires. Tu n’as pas non plus entrepris de discerner quoi que ce soit dans le brouhaha qui commençait à s’élever, mais les Riaon s’échauffaient et des voix ont porté au-dessus des autres.

— Pff, v’là que la Naræs est une pourriture d’akci.

— Alors quoi, maintenant ? Le clan appartient aux Ælvn ?!

— Réponds, akci ! C’est Chal qui t’envoie ?

— On n’a jamais attaqué la Cité, nous !

— Sales tordus d’Ælvn.

Tu n’as même pas trouvé la volonté de répondre. C’est Royan qui a pris la parole.

— Je suis pas au courant de tout, mais Caei est pas revenue à Riao sur ordre des Ælvn. Elle est pas à leur botte non plus. Et montrez plus de respect à votre Naræs !

— Tch, et le Rokian qui s’y met, maintenant.

Royan t’a jeté un bref regard, un voile d’anxiété dans les yeux. Les Riaon réfléchissaient.

— Qui t’envoie ?

— Personne, as-tu affirmé.

— T’obéis vraiment pas aux Ælvn ?

— Je protège juste Chal.

— Tu vas pas la protéger beaucoup d’ici, a fait remarquer Macak d’un ton narquois.

— Et si Chal te demande de trahir le clan ?

— Non. Je suis Riao avant tout.

Ta parure et tes yeux félins auraient suffi à les convaincre, n’étant le sang teinté dont ils avaient tous connaissance.

— Le clan restera indépendant ?

— Et j’espère le voir grandir, as-tu répondu.

Les Riaon, après une hésitation d’une longueur gênante, des débats murmurés et des regards inquiets, ont accepté leur nouvelle Naræs à contrecœur. C’était la règle. Tu les avais battus. Mais, ont-ils souligné, si une Naræs de sang-mêlé pouvait paraître risible, nul doute qu’avec la Force à leur tête, ils iraient loin.

Soudain conscient des possibilités qui s’étendaient devant lui, le clan s’est adonné à une liesse timide. Tu as perçu sans mal la honte et la rancœur dans leurs clameurs, mais tu n’aurais pas pu en demander davantage. Riao te pardonnait enfin le plus grand de tes crimes.

Baraghi verrait. Carunae verrait. Tu serais meilleure Naræs qu’eux.

Askai a imposé le silence puis t’a passé un brassard de cuir gravé du titre de Naræs. La scène t’a parue factice : quelque chose n’allait pas. Le problème ne venait ni d’Askai ni des membres du clan, qui ne s’opposeraient pas à plus fort qu’eux, mais de toi. Tout ceci n’avait jamais été envisageable. Pas toi, pas une esclave, pas une akci. Tu avais même pensé que Carunae resterait Naræs pour toujours, avec la naïveté des enfants qui croient que leur courte existence équivaut à l’éternité. Comme tu avais eu tort. Comme la leçon avait été cruelle.

Toi, Naræs. Rien n’était immuable.

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