Chapitre 2

9 minutes de lecture

En approchant de la maison, le soleil est déjà haut dans le ciel. Midi approche. C’est étrange comme l’air est paisible, comme si la menace des bandits n’avait jamais existé. Nous avons emprunté exactement le même chemin qu’à l’aller, mais pas une ombre inquiétante à l’horizon. Je me demande encore ce qui les a fait fuir. Cela n’est pas la première fois que mes poings ont cet effet.

Je revois un souvenir marquant. Quand j’avais trois ans, maman me confiait régulièrement à une voisine qui avait quatre enfants. Deux d’entre eux s’amusaient à me voler mon goûter, à me faire trébucher sur la place du village. Un jour, le plus grand, qui devait avoir au moins dix ans, avait décidé de me pousser près du lac durant une de nos sorties matinales. Il avait menacé de me noyer quand sa mère avait le dos tourné. Tremblante de peur, je l’avais supplié de ne pas le faire, je ne savais pas nager. Il avait ri et la colère avait envahi mon petit corps. J’avais froncé les yeux, m’étais approchée de lui et l’avait menacé de le pulvériser. À mon plus grand étonnement, il s’était figé et avait fait ses besoins dans sa culotte. Humilié, il avait hurlé et détalé pour raconter à sa mère que je l’avais violenté. Elle lui avait ri au nez. Depuis ce jour-là, il m’évite comme la peste. Quatorze ans après les faits, il baisse encore les yeux en me voyant arriver au loin.

De retour chez moi, Elwinn est posté devant la porte d’entrée, le regard vissé sur moi. Je me rappelle de ma promesse de rentrer directement pour me reposer. Il ne semble pas furieux, plutôt inquiet.

— Où étais-tu passé ? me questionne-t-il immédiatement, d’une voix tendue.

Il jette un coup d’œil à notre voisine, puis vers le tonneau que nous traînons. Ses sourcils se froncent.

— J’aidais Célandine, je lui explique, même si je sais qu’il a déjà deviné.

— J’étais mort d’inquiétude ! Et je t’attendais pour préparer les baguettes pour cet après-midi. T’es-tu seulement reposée ?

Je me retourne vers mon amie qui baisse les yeux, un rouge de honte colorant ses yeux. Je la rassure d’un sourire et lui murmure de rentrer. Ses parents doivent l’attendre.

— Je suis désolée Elwinn.

Avant que je ne puisse ajouter quoi que ce soir, il m’empoigne par le bras et m’entraîne dans notre modeste cuisine avec une urgence déconcertante.

— Je t’ai dit que j’étais désolée ! je proteste, surprise de la violence de son geste.

— Holly, nous devons partir.

J’écarquille les yeux. Partir ? Qu’est-ce qui lui prend ?Y a-t-il des champignons périmés dans notre champ ? Il ne me laisse pas répliquer et ses yeux parcourent la pièce de manière frénétique.

— Des gardes royaux sont à ta recherche. Personne ne leur a dit où tu habitais… Pour l’instant. Ils sont venus ce matin vérifier chaque maison du village et interroger les voisins.

— Tu as fini tes bêtises ? je soupire, agacée. Je suis à peine partie une matinée et voilà que tu dramatises.

— Holly martèle-t-il pour capter mon attention. Qu’as-tu fait ?

— Je n’ai rien fait. Pourquoi sembles-tu persuadé que des gardes me cherchent ? Moi, Holly, la paysanne qui respecte les règles ?

— As-tu fait preuve de violence ? Tu te rappelles du petit Lavoisier… et de notre oncle aussi…

— Ils mentent ! Et le Lavoisier ? Il a sept ans de plus que moi ! Je n’ai jamais fait de mal à qui que soit, ni avant, ni maintenant ! Elwinn !

— Maman m’a dit de faire attention à toi, de te protéger avant de mourir… Je ne t’ai jamais dit Holly, mais elle m’a confié qu’il fallait que je te protège de toi-même.

Ces mots me frappent de plein fouet, comme si un abîme s’ouvrait sous mes pieds. Que voulait-elle dire ? C’en est trop. Un vague d’indignation me submerge.Il me prend pour une folle. Mes yeux s’emplissent de larmes à l’évocation de ma mère. La peine s’enroule autour de moi et serre mon cœur. Elle n’aurait jamais dit une chose pareille sur mon compte. Pourquoi ment-il ? Pourquoi me punit-il de la sorte, alors que je viens d’aider une enfant en détresse ? Je le maudis de se comporter ainsi.

D’un mouvement brusque, je lui tourne le dos et me réfugie dans la chambre que nous partageons. Un sanglot m’échappe tandis que je frappe de toutes mes forces dans sa paillasse. A bout de souffle, je m’effondre au sol, secouée de pleurs, incapable de les retenir. Deux couchettes trônent dans cette petite pi_ce, et chaque recoin porte encore la présence de maman. Depuis sa disparition, j’ai repris son lit, comme si y dormir pouvait m’apporter un peu de sa chaleur qui me manque tant. Elwinn dort désormais sur la plus grande des deux.

Au-dessus de la porte, un portrait de maman, peint par un ami d’Elwinn, veille sur nous, figé dans un sourire paisible. Ses yeux, doux et protecteurs, semblent encore me rassurer. J’aimerais pouvoir lui parler, comme je le fais chaque jour mais seul un sanglot sort de ma bouche. D’une voix brisée, je parviens tout de même à murmure :

— Pourquoi as-tu dit ces choses-là ?

Les mots saccadés s’étranglent. Je triture mes nattes blondes et m’aperçoit qu’un peu de cendre s’y est déposé. Je n’ai pourtant pas été en contact avec cette matière. J’époussette mes cheveux et m’allonge sur ma couche. Au bout de quelques minutes, Elwinn pousse la porte.

— Je suis désolée Holly. Je n’aurais pas du…

Il s’arrête quand il voit mes yeux rougis et s’approche de moi. Il pose sa main sur mon épaule et murmure :

— Je ne mens pas. Les gardes royaux te cherchent, j’ignore la raison mais ce n’est jamais bon.

Je relève la tête, reprends contenance pour lui répondre.

— Je ne quitterai pas cette maison. Je ne fuirai pas. Je n’ai rien fait de mal. Qu’ils viennent.

L’après-midi se déroule étrangement bien, à l’exception des murmures qui couvrent mon passage. Le voisinage détourne les yeux à ma simple vision, je devine qu’ils ne veulent pas d’ennuis avec la royauté. S’ils ne me voient pas, alors ils n’ont pas à me dénoncer. Nous vendons pour quatre pièces de pain, assez pour payer la redevance hebdomadaire et pour se procurer un peu de lait. Ces derniers temps, vous écoulons toute notre production. Les gens ne peuvent s’offrir que du pain, nous sommes gagnants comparés aux éleveurs et aux maraîchers.

— Je pense toujours que nous devrions partir Holly… J’ai un peu d’argent de côté, retente Elwinn, le désespoir dans ses prunelles vertes.

— Ne recommence pas, ordonné-je. Je ne veux plus y penser.

La vérité est tout autre. J’y songe à chaque seconde depuis son annonce. Peut-être que ma mauvaise rencontre est la cause de cette recherche. Un des hommes était sûrement un noble, un haut-placé et s’était plaint aux gardes à mon propos. J’en viens à me demander s’il n’est pas préférable que je me rende de mon plein gré. Je suis curieuse de connaître les raisons qui poussent des gardes royaux à me vouloir, moi.

Bien résolue à ne pas laisser cette épée de Damoclès me contraindre, je me rends à mes cours du soir, comme à mon habitude. Cela fait un an que je n’ai pas le temps d’aller à l’école de jour, à part le mercredi. Chaque école est organisée de la sorte : certaines classes n’ont que quelques heures par semaine, d’autres, avec des enfants plus fortunés, ont la chance d’avoir huit heures de leçon par jour. Bien que ma bourse me permettrait d’y aller toute la journée, je ne peux pas laisser Elwinn s’occuper des champs et de la boulangerie tout seul. J’ai donc décidé d’y aller à mi-temps.

Madame Dollon, la professeure d’histoire et géographie est ma préférée. Je la retrouve ce soir pour une leçon de deux heures dans cette matière. J’adore y apprendre plein de choses, et ses anecdotes nous fascinent toujours. C’est comme si elle avait vécu vingt vies avant au vu de toutes ses connaissances sur le sujet. Sa passion est telle que l’on a l’impression qu’elle a vécu à toutes les époques qu’elle enseigne. Malgré le stress de la journée et l’avertissement d’Elwinn, le sourire de la professeure me suffit à tout oublier, l’espace d’un instant. Je prends place au premier rang pour être sûre de ne rien louper. Les autres élèves arrivent les uns après les autres, aucun d’entre eux ne m’approche alors que d’habitude, plusieurs d’entre eux se bousculent pour la place à côté de la mienne. Je suis prise d’un vertige quand j’entends mon nom dans des murmures. Je n’ose pas me retourner et je fais mine de ne rien remarquer, mais mon cœur se serre dans ma poitrine.

— Est-ce que les rumeurs sont vraies, Madame Dollon ? interroge un garçon au fond de la classe.

— Quelles rumeurs Oliver ? rétorque-t-elle en se levant.

— Que le roi Eloi est mourant et que la reine Zephyra gouvernera Erydis ?

La professeure hésite un instant, puis reprenant son habituel enthousiasme, elle agite ses bras et commence sa démonstration.

— Nous avons vu au début de l’année que le royaume d’Erydis n’a été gouverné que par des hommes. Quand le roi meurt, son fils aîné lui succède. En l’absence de fils, c’est son frère cadet qui prend le relai.

— Le frère du roi ? s’étouffe une fille à la voix si aiguë qu’elle en briserait le verre.

— Mais il a été interné plusieurs fois, c’est un fou. Un fou ne peut gouverner ! riposte un second élève.

— Du calme ! Suis-je dans une classe de lycée ou chez les enfants ?

Le silence s’abat sur la classe après le commentaire de la professeure. En effet, nous sommes bien trop vieux pour s’offusquer de la sorte, ou pour croire toutes les rumeurs qui courent à Erydis.

— Le roi n’a pas fait de communiqué officiel. Et s’il venait à mourir, sa femme Zephyra ne serait pas reine, il y a d’autres personnes dans la ligne de succession, conclut Madame Dollon avant de saisir son manuel d’histoire. Nous allons parler d’un sujet réel, les conquêtes de Valoria.

Le peuple valorien m’a toujours fasciné. Madame Dollon nous a raconté y avoir vécu une expédition, il y a de cela quelques années. Dans leur royaume, tout est différent. Les photos de leur construction en pierre sont magnifiques. Les hommes sont grands, forts et leur peau foncé force le respect. Ils possèdent la plus grande flotte du monde, et sont implantés sur des milliers de petites îles tout autour du continent central. Leur propre royaume est une île au Nord-Ouest d’Erydis où il fait chaud toute l’année durant. Durant deux heures, je voyage dans des contrées que je ne pourrais jamais explorer, je plonge au cœur de guerres dont je suis heureuse d’avoir échappé.

La nuit tombe quand je rentre, chaque pas me pesant un peu plus. Elwinn est déjà à table et mange en silence. Je sens la tension qui émane de lui, un flot de colère retenu qu’il lutte pour contenir. Je devine à ses gestes crispés qu’il veut me hurler dessus, mais il ne le fait pas. Je prends place à côté de lui et mange.

Epuisée, je m’assoupis durant ce qui me semble être quelques secondes. Je sombre dans un sommeil incertain. La nuit sombre m’accueille enfin quand je suis brusquement sortie de mon sommeil par des coups à la porte. Dans la faible lueur de la nuit, je vois Elwinn se lever avec précipitation, le visage blême.

— Cache-toi !

Je me redresse, le corps engourdi par la stupéfaction. Mes doigts se referment doucement sur les siens. Je le regarde droit dans les yeux, tentant de faire taire mes propres peurs.

— Tout va bien se passer, je chuchote, autant pour lui que pour moi.

Le bruit cesse brusquement. Elwinn me fait signe de rester en arrière, mais mon instinct me pousse à ouvrir la porte. Je refuse de fuir. Quatre gardes royaux, en tenue officielle rouge et noire me fixent. Leurs armures, ornées de l’emblème royal reflètent la lueur de la lune. Mon cœur s’accélère, mais je garde la tête haute.

— Êtes-vous Holly Ioeides, fille de la défunte Erin Ioeides ?

— C’est moi-même, je réponds d’une voix calme, maîtrisée.

— Suivez-nous, ordonne-t-il, impassible.

Je tourne lentement la tête vers Elwinn. Son visage est dévasté et des larmes silencieuse coulent le long de ses joues. Il ouvre la bouche pour parler, mais aucun son ne sort. Je le fixe un instant, me raccrochant à son regard, à sa présence que je sens glisser loin de moi. Mon cœur est sur le point de se briser, mais je n’ai pas le choix. Un dernier regard, un murmure d’adieu avant de me détourner et d’affronter ce qui m’attend.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire WendyC ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0