Machine de guerre repentie
Au cours de la soirée, nous étions postés dans la voiture avec deux bières. Nous attendions les aurores boréales, toujours en vain.
“J’ai des jours de congés à poser pour cet hiver, a déclaré Dalil en ouvrant sa canette. Que dirais-tu que je te rende visite quelques jours en France ?
Déconcertée par ce nouveau projet, je me suis vue lui répondre :
— Bien sûr, quand est-ce-que tu comptes venir ? Tu sais que j’ai la bougeotte. Je ne suis pas chez moi, la plupart du temps.
Enfin, il fallait bien qu'après tous ces précieux services rendus, je sois disposée à lui rendre la pareille.
— Je pense que le mieux serait que je vienne après les fêtes de fin d’année. Qu’en dis-tu ?
— Euh, d’accord. Il faut que j’en parle avec mes parents, car je suis chez eux ces temps-ci.
— Oui, parle leur de moi. Je n’ai pas besoin de grand chose, je serai à l’aise par terre dans le cagibi, a-t-il plaisanté. Ne te fais pas de bile pour le couchage. Si vous ne pouvez pas m'héberger, j’irai dans un hôtel pas loin. Aucun problème.
Alors qu’il entamait sa deuxième canette, je me suis hasardée à lui demander comment et quand il était arrivé en Europe.
— Tu n’as pas lu mon profil sur le site du couchsurfing ? J’ai voyagé à pied de l’Inde jusqu'à l'Allemagne.
— Sérieusement ? Mais tu étais pilote là-bas, qu’est-ce-qui t’a motivé à partir ? À pied, en plus !
— Well… a songé Dalil en se lissant la moustache les yeux dans le vague. Il s’agit d’une longue histoire qui ne se résume pas en deux mots. Mais au point où nous en sommes, autant que je t’explique. Lorsque j’étais au collège, tous les élèves de la même année que moi ont été soumis à un examen assez étrange. Il s’avère qu’avec trois autres camarades, nous avons été sélectionnés par l'armée de l’air pour suivre la formation de pilote de chasse. N’ayant rien à payer, ma mère a fièrement accepté cette offre savamment enrobée. Les premières années de formation, je n’avais pas une minute à moi. En plus d’apprendre à piloter un F16, je devais m’occuper de mes cadets chaque fois que je rentrais chez moi, car notre père est mort lorsque j'avais huit ans et j’étais l’aîné de la famille. Ma mère était seule pour s’occuper de nous. Elle et moi formions une équipe forte. À tel point qu’on nous envoyait les autres gamins du village qui ne savaient pas quoi faire de leurs dix doigts. On leur disait “Go to Dalil, he will fix you.”
— Qu'est-ce qu'ils entendaient par là ?
— Je leur sortais les mains du pantalon. Je savais reconnaître ce à quoi ils étaient bons. Ma mère et moi leur trouvions toujours de quoi se rendre utiles. Mais les trois dernières années avant le bac, j’ai dû intégrer le pensionnat tout au long de l’année pour pouvoir, entre autres, m’alléger de ces distractions. Les seuls adultes que je fréquentais alors se trouvaient être mes professeurs. C’est une époque où ma vision du monde s’est trouvée grandement influencée par mon professeur de physique, Mr. Franz. Son père était ambassadeur de l’Allemagne. Il était venu s'installer en Inde après la deuxième guerre mondiale. Le grand-père avait été colonel pendant la guerre de 14-18. Sur trois générations, pères et fils ne juraient que par l’empire allemand, injustement déchu. Le Franz que j’ai connu aurait pu décider de rejoindre son pays tant vanté pour participer à le rendre glorieux à nouveau, mais celui-ci affirmait qu’il était dégradant de retourner vivoter dans un pays que plus personne n’appelait “Le grand Empire Allemand”. Son discours incandescent se déversait dans mes oreilles d’adolescent inculte, et sans me questionner davantage, je développais une passion discrète mais solide pour l’Allemagne et son histoire. Je m’endormais en me répétant des termes comme "Reich, Hitler, Rache, Gerechtigkeit …” et en visualisant la vieille carte géographique que le professeur avait montrée à ses étudiants favoris.
“Mais ce n’est pas tout. Notre professeur Franz projetait l’espoir germanique de l’époque hitlérienne au sein du continent Indien. À défaut de réhabiliter l'Allemagne d’Europe, une ambition de restituer à l'Inde sa puissance impériale faisait rage en lui. Le Kashmir devenait l'Alsace-Lorraine qu’il fallait récupérer à l'ennemi : le Pakistan. Dans son programme, la Chine devait aussi lâcher plusieurs morceaux de territoire himalayens retenus en otage depuis la partition. Au cœur de sa logique imparable, il projetait la Russie de 1940 dans la Chine du présent. Son histoire tenait incroyablement debout. Précisons que ce professeur original n’a pas été le seul à nous inculquer la haine contre les pays voisins, loin de là.
“Du reste, on m’avait appris le nécessaire pour larguer des bombes sur les innocents du Kashmir confisqué, cela sans éprouver aucun scrupule. Des psychologues nous ont testés sans relâche et fait faire des tas d’exercices dont le but était de nous fabriquer une armure émotionnelle. Notre sensibilité avait trait au matériel et non plus à l’humain. Jeune pilote fier, je pouvais réellement tomber amoureux d’un modèle d'aéronef, mais plus d’une créature aussi sensible et compliquée qu’un être humain. On était des machines de guerre prêtes à l’emploi. Puis, il y a eu un accident, tout bête. Entraînement au saut en parachute. J’ai fini avec le genou à l'envers. Immobilisé pour plusieurs mois, j’ai eu du temps pour réfléchir et me retrouver face à moi-même. Comme si j’avais quarante ans, je faisais le point sur ma vie.
“J’aimais les avions parce que ceux-ci nous permettent d’aller haut et loin. Pas pour avoir la responsabilité d’une arme dont les répercussions me dépassaient. J’étais absolument curieux du continent européen et souhaitais découvrir l’Allemagne déjà à-demi arpentée à travers le discours de Franz.
"En permission chez ma mère, j’attendais que ma jambe soit rétablie pour pouvoir entamer une autre trajectoire que celle qui se présentait à moi. J'étudiais les planisphères et mettais mon itinéraire scrupuleusement au point. Avec mon statut de pilote, les forces de l’ordre ne m’auraient jamais laissé filer. Ils avaient investi dans mon éducation afin que mon avenir leur appartienne. J'étais donc obligé de disparaître incognito. Moi qui avais longtemps été traité comme l’élite, le temps était venu de redevenir un anonyme. Voyager bredouille sans autre avantage que mon intelligence.
“Il a bien sûr fallu que je garde mon plan secret pour le rendre possible. Et voilà qu’un beau matin, alors que j’avais dix-neuf ans, j'ai échappé à mon destin. Je n’emportais que mon vélo et un sac avec quelques objets précieusement sélectionnés. Forcé d'emprunter les routes du Pakistan, cela m’a permis de me rendre compte que nos voisins n’étaient pas plus sots que nous autres, indiens. J'ai poussé mes capacités physiques au maximum en même temps que je me suis beaucoup enrichi. Cette période a été l’une des plus délectables de ma vie.
“Une fois arrivé en Allemagne, je me suis débrouillé sans trop de mal pour obtenir des papiers. J’y suis resté sept ans. J’ai rapidement maîtrisé la langue, ce qui m’a permis d’exercer des métiers variés. Pendant deux ans, j’étais employé dans la maintenance d’un port industriel. D’abord technicien de surface, j’ai vite été remarqué grâce à ma discipline impeccable, et au fait que je rendais service sur d’autres postes en toute occasion. Cette réputation m’a permis d’accéder progressivement à différents postes de plus en plus importants. Jusqu'à me retrouver vérificateur de cargo. Je t’explique. Les bateaux arrivaient avec des marchandises qui representaient une fortune. Nous étions là pour vérifier ce qui entrait dans le pays, de manière à fixer les taxes. Beaucoup de personnes avaient déjà eu la responsabilité de cette tâche, mais toutes se laissaient facilement corrompre. Pour fermer les yeux sur certains produits illégaux ou forts coûteux, les collègues recevaient des commissions plus que confortables. Le poste était donc très demandé. Mais je n’ai pas eu de mal à le décrocher. Tout le monde savait que mon honnêteté restait inflexible. Ma signature de check-up valait de l’or.
“Quelques temps plus tard, je me suis remis à l’aviation. Comme j’avais fui l’armée de mon pays, je n’avais aucun diplôme mentionnant mes capacités dans le domaine. Alors, je faisais de l’accompagnement au noir pour des pilotes fraîchement diplômés qui manquaient encore d’assurance. Une fois, j'ai été muté pour une courte mission en Islande. Ce fut une révélation. J’ai voulu y retourner une fois, deux fois, puis à la troisième, je ne voulais plus en repartir. Suite à mon emménagement, j’ai continué à donner des cours aux pilotes, mais l’intérêt m’a progressivement quitté. J’avais pu jouir d’un salaire avantageux qui dépassait de loin mes propres besoins. J'étais heureux de pouvoir faire des dons à des associations aidant les personnes dans le besoin. Tiens, cette voiture dans laquelle nous sommes, j'avais prévu vingt mille euros pour l’acheter. Finalement, elle m’a coûté bien moins que ça. Elle n’est pas très grosse, mais cela me convient parfaitement. Le reste du budget initial, je l’ai donné à la Croix rouge et à l’Unicef."
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