L'attitude islandaise, Darius et le forklift
Le lendemain, mon fidèle partenaire m’avait prévenue qu’il ne pourrait pas venir au travail. Il s’était mis en congé pour vaquer à quelque business avec Magnús, son ami et collaborateur qui imprimait les rosaces sur bois. C’était l’occasion de mieux faire connaissance avec les collègues de Timburland.
Nous étions sept à avoir le même rôle dans l’entrepôt. Le premier qui s’est montré disponible pour me guider était un lituanien du nom de Darius. Un jeune blond à la bouille ronde et palotte. Il avait une commande de matériaux à préparer. Je me suis proposée pour l’aider afin d’observer la marche à suivre.
Les items à rassembler étaient répertoriés sur le devis imprimé. Darius me montrait à quoi ils correspondaient et où ils étaient placés dans le hangar. Ce papier rédigé en islandais n’était pour moi qu’un charabia anxiogène. Comment pourrais-je un jour m’en sortir sans aide ? Je me sentais incapable de réaliser quoi que ce soit toute seule dans cet univers parfaitement inconnu, voire hostile. Pourquoi avais-je été recrutée ? Personne, aucun supérieur pour me donner une tâche ou m’expliquer le travail, au moins dans les grandes lignes. C’était à moi de prendre des initiatives, de demander aux collègues comment aider, à quoi servait ceci ou cela.
Darius m’impliquait dans la recherche des planches. Il fallait trouver les produits inscrits en prêtant attention au type de bois, et à leurs dimensions. Les collègues semblaient déterminer en un coup d'œil la largeur et l’épaisseur des planches. Ils utilisaient un mètre ruban pour vérifier.
Parmi les nombreuses choses à apprendre, il me faudrait savoir reconnaître différents types de bois. D’ailleurs, certains stocks étaient épuisés. Nous effectuions des recherches sans être sûr de trouver. Darius m’expliquait que les matériaux arrivaient sur le port à proximité de nos bâtiments, dans des containers. Ils étaient réceptionnés et ouverts par le département d’en face, aussi chargé d’envoyer les commandes les plus massives dans d’autres magasins du pays. Les bateaux d’importation accostaient une fois par mois, donc les ruptures de stocks étaient fréquentes. Les charpentiers islandais étaient habitués à ce genre de désagrément. Ils avaient appris à faire preuve de patience. Cela pouvait expliquer en partie leur absence manifeste d’empressement dans le travail.
Après avoir repéré les matériaux, il fallait les descendre de leur emplacement, à l’aide d’un fenwick quand ceux-là étaient trop haut. Mon collègue conduisait la machine, puis je l’aidais à emballer en suivant un schéma d’étapes précises, qu’il me transmettait. D’abord, serrer les planches entre elles avec un ruban métallique qu’on pose grâce à un outil spécial, sans oublier de protéger les angles où on serre. Puis, on recouvre d’une grande bâche qu’on agrafe. Enfin, coller une étiquette avec le nom du client inscrit en gros et placer l’ensemble des fournitures dans un coin du parking. Déposer le devis au bureau, avec la mention “tilbuið”, qui signifie “réalisé” en islandais. La commande dont Darius était chargé nous a pris toute la matinée.
Nous avons pris le déjeuner ensemble, dans une cantine de l’entreprise. Darius était bavard et enjoué. Il adorait son boulot. Timburland avait été son premier emploi à un moment où il sortait d’une longue dépression. Bilal l’avait pris sous son aile lors de cette période difficile, me racontait-il. Celui-ci l’avait aidé à retrouver une forme de discipline nécessaire aussi bien dans le monde du travail que dans la vie en général.
— Tiens-donc ! Moi aussi, j’ai trouvé ce travail par l’intermédiaire de Bilal. D’ailleurs, je ne sais pas comment ça s’est passé dans ton cas, mais je trouve étonnant qu’on ne m’ai pas fait passer d’entretien d’embauche, ni signé de contrat. Je ne comprends pas bien comment l’entreprise fonctionne. On dirait que personne parmi nos supérieurs n’est chargé de me donner des instructions...
— Bienvenue chez les islandais, m’a répondu Darius en riant. Ils passent leur temps au travail, mais ils sont lents et manquent d’organisation. Ici, tout paraît assez improvisé, surtout chez Timburland. Ça fait à peine trois ans que l’entrepôt a ouvert, et on sent que tout n’est pas au point. J’avais eu la même impression que toi au départ, puis on finit par s’y accoutumer. C’est la même histoire pour tous les nouveaux. On doit s’aider entre collègues pour apprendre le travail. Ce qui est bien, c’est qu’il n’y a aucune pression. Par contre, au début, on peut se sentir un peu perdu. Et concernant le contrat, tu devrais en discuter avec Ólafur, le manager. N’hésite pas à lui rappeler que tu dois obtenir ton kennitala. Mais je t’avertis, ne sois pas étonnée si cela prend plusieurs jours ou plusieurs semaines avant qu’il ne te l’imprime. Il le fera, mais c’est comme pour le reste, il faut toujours insister pour qu’ils se dépêchent.
J’étais impressionnée par cette politique de recrutement si désinvolte. Nous étions bien en Europe ? La France paraissait bien rigide à côté. Je prévoyais d’aller parler au manager rapidement pour m'assurer de la réalité de mon emploi et de ma rémunération à venir.
— Pas de panique, m’avait tout de même rassuré le jeune lituanien. Timburland est une grande entreprise, il leur est impossible de faire travailler quelqu’un sans rémunération. Simplement, comme tu peux déjà t’en rendre compte, la norme en Islande est sûrement bien différente de celle en France.
Durant l’après-midi, il m’a proposé d’essayer le forklift*. J’étais quelque peu effrayée par ce gros engin, mais j’avais hâte d’en maîtriser la conduite. J’ai grimpé dans la cabine où j’effectuais quelques essais prudents, en suivant les instructions de mon binôme. Cela m’amusait beaucoup. Il fallait être bien concentré pour manipuler les trois dimensions à la fois. En plus des pédales qui servaient à faire avancer ou reculer, et du volant qui orientait les roues ; il y avait une manette qui dirigeait les fourches. Celles-ci pouvaient soulever et déplacer les charges selon trois types de mouvements. Darius encourageait mes tentatives: “Bien joué, tu vas vite pouvoir être autonome ! ”
*fenwick
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