Nouvelle recrue

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 Anoush a quitté Timburland au début de l’été. Il n’y avait là rien d’étonnant. Son caractère rebelle et nonchalant commençait à peser dans l’équipe. Ólafur ayant refusé de lui augmenter son salaire pour ces mêmes raisons, le jeune homme est parti du jour au lendemain sans se retourner. J’étais surprise de me sentir autant affectée par ce départ. Anoush constituait une présence familière pour moi, une sorte de pierre forte au maigre édifice social que j’avais construit dans ce pays. Même si nous n'avions que peu d'interactions au travail, sa présence me distrayait et me donnait l’impression de connaître du monde. Ce départ m’affectait au-delà de mes attentes.

 Bilal, de son côté, semblait être beaucoup moins atteint. Il déplorait seulement le manque de discipline de son cadet, qu’il avait lui-même pistonné pour cet emploi.

 “Anoush et Qadir, quand je les ai rencontrés, ils n’avaient rien pour eux. Anoush passait ses journées à fumer de l’herbe et se nourrissait à peine. Qadir n’avait pas de toit et pas un rond en poche. Je leur ai tout appris, y compris à entretenir le logement et se faire à manger.

— Bilal, tout de même ! Tu ne vas pas me dire que c’est toi qui as appris à Qadir la cuisine. Si j’ai eu assez d’occasions pour apprécier ses compétences dans ce domaine, je n’ai pas encore eu l’honneur de gouter à une assiette préparée par tes soins… Tu comprendras que je remette tes propos en question. Et pour ce qui est de la propreté, j’ai rarement vu un appartement de jeunes hommes aussi irréprochable.

— Et toi tu bois leurs paroles comme si elles avaient le moindre goût de vérité. S’ils font les malins devant toi, c’est bien parce que justement, ils n’ont pas de quoi être fiers. Je te jure ! L’un comme l'autre, ils étaient misérables. J’ai fait pour eux ce que j’ai pu. C’est grâce à moi qu’ils ont intégré Timburland. Voilà pourquoi cette situation est lamentable. C’est moi-même qui avais plaidé leur cause pour qu’ils puissent travailler ici, en racontant au boss qu’ils étaient sérieux. Autrement, qui aurait voulu d’eux ? Tu as bien vu le comportement d’Anoush... on ne peut pas en tirer gran-chose. Il a voulu partir ? Eh bien tant mieux, on n’a pas besoin de paresseux de la sorte. Rappelle-toi ce que je t’ai dit au cimetière : on a si peu de temps sur cette terre. Choisis bien les personnes à qui tu consacres du temps. Honnêtement, avec des gars comme eux, j’ai l’impression de gaspiller mes efforts.”

Comme d’habitude, les discours de Bilal comportaient un brin de vérité, un ton intransigeant et des exagérations que je n’appréciais guère, mais l’essentiel était d’en être conscient et de ne rien prendre au pied de la lettre. Par ailleurs, je percevais bien que ses attentes envers les personnes de son entourage ne faisaient qu’empoisonner ses relations.

Peu de temps après, un nouvel employé a rejoint l’équipe. J’étais en partie responsable de son recrutement. Justinas, jeune lituanien, venait chaque jour acheter des matériaux pour une entreprise de maçonnerie. Son patron polonais lui avait fourni un camion quasiment hors d’usage et lui faisait faire des heures supplémentaires comme à un esclave, sans jamais lui donner son salaire à temps.

Chaque fois qu’il venait chez Timburland, je fournissais à Justinas les matériaux avec le fenwick et l’aidais à remplir son camion. En discutant chaque fois de choses et d’autres, nous sommes rapidement “tombés en amitié” grâce au rire, au souci de l’autre, et à une fréquentation quotidienne. Comme je voyais bien qu’il allait quitter son patron sous peu, je lui ai soumis de se joindre à l’équipe de Timburland, puisque l’activité battait son plein en cette période estivale. Les clients venaient chaque jour dévaliser le bois d’extérieur afin de construire leurs terrasses.

Après m’avoir confié qu’Ólafur lui fichait la trouille, lui aussi, Justinas est allé lui soumettre sa candidature. Il a rejoint l’équipe la semaine suivante. Je lui enseignais avec plaisir tout ce que je connaissais du travail. Nous formions un binôme d’entraide solide et entretenions la bonne humeur partageant des fous rires quotidiens.

Comme si tout cela était de trop, un jour, Bilal est venu, un jour, me dire :

— Veux-tu que je vous arrange un plan ?

Surprise, un soupir m’a échappé.

— Pourquoi est-ce que tu me dis ca ?

— Écoute, moi aussi je l’aime vraiment bien ce gosse. Mais regarde le, Juliette, c’est un gamin ! Les gamins ont le cœur fragile… Fais attention à ce que tu pourrais lui laisser penser.

Après cet avertissement, je faisais en sorte de contenir les épanchements amicaux devant notre collègue aux moustaches attentives. C’était un brin ridicule, mais je préférais éviter qu’il s’insère à nouveau dans mes rapports personnels à la manière d’un papa un peu lourdingue.

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