Óskar l’ange gardien
J’ai rencontré Óskar comme on ramasse une nuée d’étoiles dans un jeu vidéo — l’instant où, sur la lancée du petit personnage, on entend la joyeuse note des trompettes victorieuses. J’étais chez Qadir et Anoush lorsqu’il a frappé à la porte.
“Ce doit être Óskar qui vient récupérer des affaires. Il habite à l’étage en dessous de chez nous. C’est le propriétaire de la maison”, m’explique Qadir qui semble tout à coup avoir quelque chose en tête.
L’homme est apparu en jogging et chemise orange, doté d’un physique parfaitement islandais : une crinière de paille et barbe rousse, le regard marin. Il m’a salué d’un ton amical, puis s’est éloigné droit vers la salle de bain une pliure au front, concentré. Il paraissait avoir beaucoup à faire. Qadir lui a proposé de se joindre à nous pour le dîner, ce qu’il a accepté d’emblée. Ayant récupéré ses affaires propres dans le sèche-linge, il est vite remonté à l’étage.
Qadir m'a expliqué que son ami louait les deux studios du rez-de-chaussez à des touristes. Il avait besoin de plusieurs machines pour laver tous les draps en même temps. Il a ajouté :
“Cela tombe bien que tu puisses le rencontrer car il cherche un locataire pour l’un des studios du rez-de-chaussée. N’hésite pas à lui demander une visite si cela t’intéresse !” m’a-t-il proposé avec un clin d'œil amical.
Óskar a refait apparition une demi-heure plus tard lorsque Qadir avait fini de faire mijoter le dîner. Je notais qu’il avait pris grand soin de recevoir son invité dans une maison irréprochable. Nous nous sommes réunis autour du plat de viande fumant, en tailleur sur le tapis. N’étant pas suffisamment souple pour adopter cette posture, Óskar avait les jambes allongées de part et d’autre de son assiette et le dos courbé, lorgnant sur la nourriture prometteuse. Cette position incongrue contrastait avec son attitude jusque-là sérieuse.
Au cours du repas, il m’a adressé de nombreuses questions, tout investi à faire ma connaissance. Il s’intéressait à mes voyages, mes peintures et mes projets en Islande. Lorsqu’à plusieurs reprises, je mentionnais l’aide précieuse de Bilal, j’ai cru voir apparaître une expression légèrement tendue sur son visage. Lui aussi le connaissait. Pour autant, je ne me suis pas permise d’exposer ma curiosité.
“Combien de temps prévois tu de rester en Islande ? s’est -il finalement enquis.
— En voilà une bonne question ! ai-je ri. Au départ, j’envisageais de rentrer en France pour reprendre mes études à l’automne, mais en réalité, voilà un certain temps que je ne suis plus entièrement convaincue par ce choix. En fait, je n’y songe même plus, à vrai dire, depuis que je suis ici. J’aime tellement ce pays ! Je m’y sens connectée à la nature et pleine d’audace. Pour l’instant, j’ai un contrat chez Timburland jusqu’à fin août. J’ai vraiment envie d'approfondir mon expérience islandaise. Si je trouve un logement, je me verrais bien m’installer ici pour une plus longue durée…
Mes propres mots me suprenaient. Je ressentais une boule d’excitation dans mon ventre, le désir d’accorder l’action à la parole. À mon tour, je l’ai interrogé aussi. Óskar avait été professeur d’islandais pour les étrangers et se trouvait à présent sans emploi, occupé à écrire une pièce de théâtre et prendre soin de ses chambres d’hôte. Il avait quarante-deux ans et s’estimait heureux de ne pas avoir une famille à charge, car il avait beaucoup de temps à consacrer à ses projets. Il songeait d’ailleurs à transformer sa propriété en “bibliothèque solidaire”.
Óskar avait des intonations et une gestuelle assez féminines. En abordant les divers sujets, il se tournait souvent vers Qadir, plus silencieux, comme pour obtenir son approbation. Je remarquais qu’il le gratifiait de sourires tendres, que notre ami indien lui rendait avec davantage de pudeur.
— Qadir t’a-t-il raconté comment nous nous sommes rencontrés lui et moi ? a demandé Óskar.
“C’était l’hiver de l’année dernière. Il avait obtenu mon contact, car à l’époque, j’étais volontaire à la croix rouge, dans le service pour les immigrants. Il a frappé à ma porte en m’expliquant qu’il n’avait pas un sou en poche et ne savait pas où il allait passer la nuit. Je lui ai proposé de l’héberger quelques temps dans ma maison de campagne située au nord de Reykjavik. Nous avons pas mal échangé lors de ce petit séjour, et par la suite, il a commencé à faire des travaux de peinture dans cette maison en échange du logement. N’est ce pas, Qadir ?
— Oui, a-t-il acquiescé, le ciel t’a envoyé sur ma route, comme une évidence. C’était en octobre et le froid commençait à sévir. Sans t’avoir rencontré, j’aurais peut-être fini par me rendre aux services de déportation. Puis, de cette étape ont découlé les autres. Par la suite, j’ai commencé à travailler chez Timburland et j’ai investi cet appartement avec Anoush. Nous nous connaissions à peine.
La petite histoire d’entraide chaleureuse au milieu de l’hiver m’a touchée, et j’étais ravie à l’idée de pouvoir rejoindre ce cercle de fraternité. Nous avons rapidement conclu que je serais la prochaine locataire du studio situé en dessous, dès que celui-ci serait vide.
Le lendemain, lorsque j’ai raconté à Bilal le résultat de cette entrevue, il s’est exclamé:
“Je songeais justement à cette possibilité ! J’avais donc vu juste. Voilà exactement ce qu’il te faut pour commencer. Tu vois, je t’avais prévenue en te disant que tout s’arrangerait si tu as confiance. Eeeeeasy, je te l’avais bien dit ! Je suis heureux qu’on ait enfin trouvé une solution. À combien s’élève le loyer ?
— Cent vingt mille couronnes.
— Si jamais tu n’as pas assez, je complèterai. Compte sur moi.
Encore une fois, Bilal, même s’il n’avait pas eu son mot à dire dans l’histoire, faisait en sorte de s’attribuer le succès d’une décision en disant “je” et “on”, jamais “tu”.
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