Depuis que Dalil m’avait expliqué son projet d’association, je sentais que son attitude s’était modifiée. Comme si les vertèbres de sa colonne vertébrale avaient soudain trouvé le meilleur alignement possible. Il semblait traversé par un fil souple qui reliait la terre sous ses pieds à son étoile céleste, amenant un sens à toute action qu’il entreprenait. Il parlait moins pour ne rien dire et fumait moins de cigarettes. Son pas était silencieux et déterminé.

 Le matin, mon ami serrait la main à chacun des collègues en leur demandant s’ils allaient bien, s’ils avaient bien dormi. Il se montrait tout impliqué dans la répartition du travail et redoublait d’attention auprès des clients. Il créait rapidement du lien lorsque certains d’entre eux l’inspiraient et n’hésitait pas à garder leur contact. Parmi eux, il y avait ; le fameux Viktór Rúnar — toujours à cours de matériaux pour construire sa terrasse — professeur d’islandais retraité débordant de science dans tous les domaines ; un certain Breki et sa camionnette orange, coach sportif à l'allure toujours fraîche et dont la carrure resplendissait sous les survêtements ; Elena Rós, directrice de la croix rouge islandaise, ou encore Sólrun, une architecte occupée à construire elle-même un chalet en suivant les recommandations de son frère charpentier.

 Mon camarade me parlait aussi quotidiennement de Sólbjörg et Friðrik, les petits enfants de Sigrún âgés de trois et cinq ans. Il me faisait voir des photos de leurs apprentissages qu’il surveillait et encourageait assidûment. Il mettait l’accent sur la motricité, le vélo et l’anglais. Auparavant, il lui arrivait de me parler d’eux de temps à autre, mais à présent, le professeur au fond de lui avait décidé de les prendre en charge, redoublant d’investissement et de passion.

 Plusieurs fois dans la journée, il me demandait de lui faire un point météo selon les critères établis dans manuel de pilotage :

 “Dix heures trente-neuf. La pression atmosphérique est celle de référence, mille treize hectopascal. Les masses d’air se déplacent en direction du sud-est à 3 km/h. Nous sommes en présence de stratus. Ceux-ci forment une couche nuageuse grise, pouvant donner lieu à de la bruine, du brouillard ou de la neige en grains. Ils sont constitués de gouttelettes d'eau et parfois de particules de glace. Leur épaisseur varie d'une dizaine à plusieurs centaines de mètres.” Les conditions météorologiques ne s’opposent pas au vol.”

 Aussi, lorsque je lui ai dit que j’aimerais apprendre à faire du roller, Dalil n’a pas perdu de temps pour me fournir une ancienne paire qu’il avait achetée pour sa sœur, mais dont elle ne s’était jamais servie. Une ou deux fois dans la semaine, nous allions nous entraîner sur un petit terrain de jeu à côté de l'église. Lui savait très bien se débrouiller et me donnait tous les conseils pour que je me dépêche d’être à l’aise et que nous puissions faire des balades. Je revêtait les genouillères et autres protections qu’il m’aidait à ajuster, puis il me tenait la main pour me relever. Des gamins sortis de l’école jouaient au basket sur le petit stade à côté de nous. Il aimait parler avec eux, attentif, les interrogeant sur ce qu’ils pensaient de leur école et de leurs enseignants.

 Une fois prête, les mains tâtonnant le vide et les genoux vacillants, je m'élançais sur la piste avec les précieux conseils de mon entraîneur. Il rectifiait sans cesse ma position, m’interdisait de me tenir à la rambarde et m’obligeait à regarder loin devant moi. “Ignore les graviers qui se présentent sous tes pieds ! Baisse ton échine mais ne fais pas le dos rond. Les fesses près du sol te permettent plus de stabilité et d'assurance.” Il était muni d’un sifflet autour du cou et s’en servait pour m’encourager. “Encore un tour, je sais que tu peux le faire ! Tu n’en sortiras que plus satisfaite !”

 Paradoxalement, je remarquais qu’il faisait en sorte de ne pas évoquer le thème de l’Association à tout bout de champ. Derrière les mots rares posés dessus, il y avait comme une entente complice. Si son projet devait se réaliser, je ne serais pas la dernière à y apporter mon soutien. Il le savait.