Deux chapitres
Le lundi, je faisais face à Dalil qui fumait sa première cigarette devant le bureau des achats.
“Bonjour MADAME. Alors, la forme ?
— Ça ne va pas mal, ai-je répondu en laissant échapper un irrémédiable bâillement matinal.
— C’est la nuit qu’il faut dormir, ma vieille ! Pour ma part, je me sens parfaitement frais. J’étais un brin choqué, hier, d’entamer déjà ma quarantième année d’existence, mais je peux te dire qu’une promenade nocturne au cimetière avec Martin m’a bien rafraîchi les idées. Il est vain de songer au passé. Seuls le présent et l’avenir qui sont entre nos mains. Mettre en place les piliers d’un futur rayonnant pour les générations qui arrivent. Hier m’a permis de saisir qu’il n’y a pas une minute à perdre ! L’association est en train de voir le jour, je travaille à l’écriture de la charte, et je compte bien voir se matérialiser le fruit de nos ambitions, cogitations et discussions dès ce mois-ci. La première étape dans la matière consiste en la création d’un compte en banque dans lequel nous déposerons le pactole de démarrage. Afin que l’embryon prenne chair, nous devons nous engager, nous, fondateurs et nos partenaires de confiance, à déposer une petite somme mensuelle sur ce compte qui n’attend que nous pour exister. Magnús, mon ami qui fabrique les souvenirs en bois pour les touristes m’a déjà confié 5000 couronnes dans cette optique et de mon côté je compte investir 30.000 pour ce mois-ci. Je te laisse choisir ta contribution en fonction de tes moyens, tu me diras quand tu seras au clair. Je te garantis que d’ici peu, nous aurons les fonds pour t’inscrire au PPL. Je le sens, a-t-il appuyé en prenant une grande inspiration, les yeux fentes.
— Hum… Je ne suis pas sûre de te suivre, Dalil.
— C’est pourtant simple, a-t-il rétorqué, expulsant la fumée de sa bouche dans le froid matinal. Bon, je dois admettre que pour toi ce soit encore flou et il faut bien que je me mette à ta portée. Personnellement, j’y pense jour et nuit, si bien que tout est d’une clarté exquise !
— J’imagine.
— Nous aurons notre local dans le périmètre de l’aéroport domestique, un petit bâtiment sobre et sans prétention, rapide à construire, situé à un endroit clef, face à la piste de décollage et tout proche de la ville, c’est pile ce qu’il nous faut. Association DEVIENS LE PILOTE DE TA VIE sera visible en grand de l’extérieur. Dedans, nous aurons une salle de réunion, un bureau pour les membres de fonctions capitales, le président, le trésorier, les secrétaires, et surtout, des bureaux pour les entretiens entre tuteurs et clients jeune public.
À midi, Dalil et moi mangions à la même table, absorbés par nos téléphones respectifs. Siggi (alias Parc national dans notre jargon inventé au cours de l’été), témoin du duo complice que nous avions pu former, et auquel il prêtait naturellement des illusions romantiques, s’est arrêté devant notre table :
— Happy birthday, Dalil ! Alors comme ça, c’était hier, n’est-ce pas ? Merci facebook.
— Oh, crois moi, il y a des choses beaucoup plus importantes que mon anniversaire, s’est-il indigné en donnant un regard de mon côté.
— Monsieur joue les modestes. Allons, mon ami, ça te fait quel âge ?
— L’âge de raison, j’imagine.
— C’est beau ça ! Allons, détends-toi garçon, j’ai au moins une quinzaine d’années de plus que toi et regarde comment je me porte ! s’est exclamé l’homme au crâne dégarni et à la bedaine avancée. Hormis le sourire narquois réhaussant son visage, ses traits dégoulinaient vers le bas. Vous n’avez donc pas fêté ça entre bons amis, quelques bières pour faire passer le morceau ?
Ce cher Siggi ne nous a pas épargné le clin d'œil rempli de sous-entendus. Il semblait attendre une réponse de ma part. Au milieu de cette détestable situation, je me trouvais idiote de n’avoir pas une seule seconde pensé que notre date avec Qadir était aussi la date de Dalil, qui plus est, il venait d’obtenir la quarantaine tout rond.
— Juliette avait la tête ailleurs, grand bien lui fasse, a clos le quadragénaire.
Ayant compris qu’il devenait lourdingue et qu’il ne récolterait pas un sourire de notre part, Siggi est allé reposer son plateau et a quitté la pièce en sifflotant, les sourcils en l’air.
Cette soirée était la dernière en compagnie de ma sœur avant son départ. Nous sommes sorties avec du pain rassis pour distribuer aux oies et aux cygnes du lac de Reykjavik. Faisant deux fois le tour du lac, nous avons causé longuement au sujet de Dalil. L’air stable nous encourageant à continuer, un banc s’est porté volontaire pour accueillir nos fessiers au milieu de petit parc illuminé.
— Ce type n’a pas toutes ses cases, c’est évident, s’est exprimé ma sœur dont les mots sortaient accompagnés de buée blanche.
— D’après ce qu’il m'a raconté à propos de son éducation à l’armée, celle-ci a beaucoup influencé son psychisme. Il dit qu’on a fait d’eux des êtres intelligents mais coupés de leurs sentiments. Je trouve que ça colle bien avec son comportement, parfois…
Juste à côté de moi, un bruit soudain nous a fait sursauter. Une branche morte de l’arbre derrière nous venait de tomber sous le poids de la neige. Nous nous sommes levés pour poursuivre la conversation en marchant. Ninon trouvait cette relation avec Dalil malsaine et écartant mes dernières résistances, j'étais d’accord. Simplement, je ne voyais pas comment y mettre un terme.
— Tu vois bien que ce n’est pas vivable, il te fait tourner en bourrique, il s’introduit chez toi et maintenant, il te demande un don mensuel ?! Tôt ou tard, si tu ne te débarrasses pas de lui, il va te faire faire des trucs dont tu n’as pas envie. C’est même sûrement déjà fait, tiens.
Mon regard s’échappait sur le lac gelé, songeant qu’elle avait raison depuis le départ.
— Ce n’est pas évident, d’admettre qu’on s’est trompé et qu’on a bêtement fait confiance… ai-je soupiré. Je sens niaise de l'avoir suivi aussi longtemps. Toi par exemple, tu n’es pas rentrée dans son délire, tu es toujours restée froide vis-à-vis de ses numéros.
— C’est ok, tu n’as pas à t’en vouloir. Moi je l’ai observé de loin ton Dalil, je n'ai jamais eu besoin de ses services. Je n’étais pas à ta place quand tu es venue toute seule t’installer ici, nouvelle dans un pays où tu ne connaissais personne, tu cherchais tes appuis et il s’est proposé, logique, c’était tentant !
— C’est qu’il est doué pour se rendre indispensable. Au moins, je peux toujours me consoler en pensant que je n’étais pas la première à tomber dans le panneau, au vu de ce qui s'est passé avec son ex-copine française ainsi que les autres couchsurfeuses. Quand j’y songe, j’avais lu les commentaires sur son profil avant de le rencontrer et globalement, tout le monde lui faisait volontiers de la pub. Les filles qui les ont rédigés n’ont eu à faire à lui que quelques jours. Autrement, sur le long terme, Dalil n’a presque pas d’ami. Son entourage se résume à Sigrún avec qui il se dispute sans arrêt, mes voisins qui ne le supportent pas bien longtemps et puis moi, depuis que je suis là. À part Magnús, aucune relation durable. Maintenant, je comprends pourquoi en douze années d’Islande, il a besoin du site de couchsurfing pour se faire des amis. Il me paraît incapable de construire des relations saines. Il faut toujours qu’il devienne envahissant. Il se fait passer pour un sauveur et de là, il se permet d’avoir des exigences envers les personnes qu’il prétend aider.
À mesure que nous creusions, j’étais mise face à une évidence hurlante : cette relation n’avait aucun avenir. Il me faudrait trouver le courage de mettre fin à ce jeu qui m’épuisait.
***
La touche finale
Pour ce qui est du travail, un heureux hasard m’a tendu les bras. Tandis que l'entrepôt tournait au ralenti durant la période hivernale, il manquait de personnel dans le magasin de bricolage en face pour faire des inventaires, remplir les étagères de boîtes de clous, etc. Tout naturellement, le manager m’a proposé de migrer là-bas et j’ai accepté, me disant que c’était la première étape de distanciation avec Dalil. Du même coup, j’ai demandé à réduire mon emploi du temps hebdomadaire afin de m’inscrire en cours d’islandais. Si je voulais avoir des chances de trouver un autre travail, apprendre la langue serait au moins un avantage. En plus d’un bagage lexicale tournant autour du bricolage, je connaissais en partie la numération, quelques phrases courtes et basiques et j’avais le désir de pouvoir converser sans que les islandais n’éprouvent la déception de devoir passer très vite à l’anglais.
Je me suis donc inscrite aux cours du soir dans une école à deux rues de chez moi.
— Je commence à en avoir plein le réservoir de ce job, a grommelé Dalil, au deuxième jour où j’avais commencé à travailler dans le magasin.
Je souriais dans ma barbe. Lui qui m’avait tant loué ce travail quelques temps auparavant…
— Ce n’est pas la première fois que je t’entends dire ça… Songes-tu à te reconvertir ?
— Me reconvertir ? s'est il arrêté en me toisant. Son expression me plongeait immédiatement dans le malaise. Tu souhaites peut-être me donner des conseils ?! Écoute ma grande, je ne sais pas comment sont les choses dans ta tête, mais j’ai l’impression que parfois nous ne sommes pas présents au même étage.
Silence crispé, ma mâchoire se soude.
— À ton avis ?! Faut-il encore mentionner que mon avenir est dans l’association ? Si je suis encore là, c’est simplement le temps que les choses se mettent en place et que je termine ma demande de financements auprès de la mairie. En revanche, toi tu as l’air de plus te projeter dans les rayons de perceuses qu’aux commandes d’un avion. Bon courage avec ta reconversion ! Non mais, ces français alors, ça aime causer mais à l’intérieur, c’est creux, c’est vide, que du vent ! Léonore, toi, vous êtes des exemples en matière de couardise. Nous ne sommes vraiment pas du même monde ! “Salut, je m’appelle Juliette, je suis mariée pour du beurre et je travaille dans les rayons de clous. Un jour j’ai voulu être pilote mais je ne suis même pas capable de regarder droit devant moi, alors en me contentant de ce vilain job, je me donne bonne conscience, je me dis que j’épargne des vies en laissant tomber mon rêve le plus cher.”
Clap clap clap. Il applaudit pour m’enfoncer davantage. Clouée sur place j'espère qu’il va se tirer avant que je dégénère. Mes bras ballants tremblent de l'intérieur. Le bout de mes doigts serrent un gobelet rempli d’eau que j’avais l’intention de boire.
— Dire que j’ai promis à tes parents que je t'emmènerais au bout de la licence de pilotage.
D’un geste rapide ou lent, je ne sais pas, mon bras se projette juste assez asperger d’eau froide le pantalon et les chaussures de travail de celui qui vient de s’exprimer. Ce sera notre dernier échange.
Je me suis réfugiée dans les water. J’ai frappé les rouleaux de papier toilette avec ce qu’il me restait de forces, puis c’était au tour des larmes de rincer mon cœur amer. Je suis passé de l’eau froide plusieurs fois sur le visage avant de sortir. Le reste de la journée, j’étais un zombie, comptant les articles de manière frénétique jusqu’à l’heure d’enfourcher mon vélo pour partir loin de Dalil. Je me suis offert une escale à la plage de Laugarnes où je suis restée longtemps sur un rocher à observer les gouttes de pluie atterrir sur l’eau calme. Un groupe d’oies se dandinait à proximité de mon perchoir, comme pour m’arracher un sourire. Sous le poids de l’émotion, j’avais tout de même la satisfaction que la corde était bel et bien coupée. Dalil venait de m’offrir l'occasion ultime pour me défaire de ses pattes, et cela de manière définitive, sans que les remords ou la culpabilité ne puissent me retenir.
***
Tremblements
Ma sœur était partie depuis trois jours et Dalil aussi venait tout juste de s’extraire de sa position de camarade ou encore de je ne sais quel mentor autoproclamé dans ma vie. Bien sûr, il travaillait toujours dans l'entrepôt et nous nous croisions à la cantine et dehors, où nous faisions en sorte que nos yeux ne se croisent pas. Nous nous tenions aussi éloignés que possible. Un peu comme si je m’étais brûlée contre une marmite, et que, par la suite, rien que percevoir sa chaleur, même de loin, me donnait des sueurs et me maintenait à une distance exagérée. Un après-midi, on lui a demandé de participer à l’inventaire que Halldór et moi réalisions. Je sentais une certaine oppression dans ma poitrine lorsque son pas caractéristique retentissait dans le rayon derrière moi. Il passait des coups de fils au fond du magasin, débitant des phrases en pendjabi sans jamais prendre de répit et s’esclaffait tout haut, comme pour me montrer qu’il se portait bien mieux sans moi.
Le soir, je me suis rendue à mon premier cours d’islandais. Nous étions une classe de dix étudiants en provenance de tous les continents, atterris sur cette île d’hiver pour toutes sortes de raisons. La professeur, Theodora, était une retraitée qui avait de l’énergie à revendre et enseignait pour le plaisir. “J’apprends autant de mes étudiants qu’eux-même n’apprennent de mon cours !” s’est elle exclamée à la fin du cours. Elle était avide de partage d’expériences, si bien que nous n’avons pas vu le temps passer. Je retrouvais cette sensation grisante de commencer à percer les mystères d’une nouvelle langue. Un champ de possibles s’ouvrait à présent devant moi. Je pouvais commencer à percevoir les contours d’un nouveau paysage jusque-là considéré comme un nuage opaque. Qui sait si un jour j’aurais les sous pour apprendre à piloter, en revanche, l’islandais cessait d’un coup de m'apparaître une mission impossible. Je me suis demandée pourquoi je n’avais pas eu l’idée plus tôt de m'inscrire à ces cours du soir.
De retour à la maison, j’ai fait coucou à mes voisins. Qadir était en train de rédiger un CV et tentait de convaincre Anoush de s’y mettre aussi.
Je me suis couchée avec la lumière de Theodora en tête, cette brave grand-mère totalement épanouie. Je songeais que quand j’aurais son âge, j’aimerais être une vieille dans son genre. Elle faisait son travail par pur plaisir de partager, ce que je lui enviais énormément. Y aurait-il un métier dans lequel je pourrais me déployer avec autant de brio qu’elle le faisait ? Je me suis endormie sur ces questionnements.
Trois heures vingt-quatre sur mon téléphone. Je suis réveillée par des secousses que je croyais rêver. Mes yeux s’ouvrent juste à temps pour voir vaciller la lampe et le séchoir à vaisselle où tintaient les assiettes. Un roulement sourd vient de retentir sous la terre, agitant la maison comme s'il s'agissait d'un bateau. Mon baptême du tremblement de terre. Je saisis mon manteau à la hâte et suis sortie de chez moi en pyjama-claquettes. La lumière s’allume à l’étage de Qadir. Je respire l’air froid et noir, le silence. Après une minute, une autre secousse, moindre cette fois, se fait sentir sous mes pieds. La rue est calme, déserte. Seules quelques lumières s'allument aux fenêtres. Il fait froid, j’ai la trouille. Je décide de monter frapper chez les voisins. Qadir m’ouvre en parlant à voix basse : “La vache, il était fort celui-là”! Anoush est endormi sur le canapé. Après avoir fait chauffer la bouilloire, nous sommes partis dans la chambre avec le plateau tisane. Qadir allume son pc pour regarder le site international qui répertorie les séismes en temps et en heure. “Séisme de magnitude 6.1 ! L’épicentre est situé à 38 km de Reykjavik. Eh bien, tu m’étonnes qu’on soit réveillés !” Une nouvelle secousse fait vibrer le plancher. Nous nous regardons avec de gros yeux. “Ne t’inquiètes pas, ce sont les répliques, elles sont toujours moins fortes que la première secousse.” “Oui, enfin, qui nous dit qu’il ne va pas y avoir d’autre séisme plus fort dans la nuit avec d’autres répliques ?”. Mon ami hausse les épaules. “Peut-être qu’on va mourir cette nuit”, fait-il en me regardant. Il sourit et se moque de moi “En général, ça va decrescendo”, me rassure-t-il. Il tend la tasse chaude, un sourire affectueux.
— Sauge, mélisse, verveine.
— Alors, ce CV, tu en es content ?
— J’ai rarement travaillé déclaré alors, je marque un peu ce que je veux.
— Oh ! Vas-y, montre.
L’ordinateur est posé sur le lit. Il ouvre le fichier.
— Maître de chambre à Athène, pizzaiolo à Rome, cuisinier au restaurant Tata à Amritsar, …. diplomé en hôtellerie à Delhi. C’est séduisant tout ça, il vont tous se disputer tes services !
Nous partageons quelques anecdotes de boulot en buvant l’infusion de camomille et d’angélique. D'une oreille passionnée, je l’écoute raconter ses expériences, je me laisse transporter en Inde, en Turquie ou en Grèce. Son parcours est encore bien plus riche que son CV.
— Tu as les yeux qui fatiguent on dirait.
— Un peu… ai-je avoué, même si j’aurais aimé poursuivre.
— Tu peux rester dormir là si ça te rassure, le lit serait assez large pour y dormir à trois ou quatre !
— Trois ou quatre ? Nous ne sommes pas en Inde, non plus, l’ai-je taquiné. Bon … c’est que… Allez, d’accord, dis-je finalement, satisfaite de ne pas avoir à me recoucher toute seule au rez-de-chaussée. La présence douce de Qadir me rassurait. J’avais envie de le serrer dans mes bras.
— J’éteins ? Tu as besoin de quelque chose ?
Je fais non de la tête.
Les bruits de couette et nos respirations emplissent la pénombre. En fait, si, j’ai besoin d’une chose. Me blottir contre lui. Il s’est mis sur le côté pour dormir, et je rêve de l’enlacer. Comment faire ? Immobile, je ne sais plus à quoi penser pour redescendre. Je suis trop agitée pour laisser venir le sommeil. Je change de position. Le besoin de câlin ne tarit pas. Il grandit.
— Qadir ?
Il se tourne de mon côté.
— Oui ?
— C’est gentil de m’avoir fait une place, je me sens bien ici.
Ses dents dessinent un sourire dans le noir. Je tends ma main entre nous deux sur le drap. Il la saisit. Comme une offrande, je la serre, sa main chaude, cette grande main qui m’inspire des baisers. À son tour, il presse ma paume et mes doigts encore froids. Un mouvement du corps pour me rapprocher. S’attarder sur la peau tiède et ses reliefs. La couette sent bon.
— Est ce que tu… enfin je… un câlin, c’est possible ? finis-je par formuler.
Ses bras s’écartent immédiatement pour me faire de la place contre lui. Je me glisse avec une violente soif d’affection. La tête dans son épaule, je le respire et serre si fort que des larmes font surface. Une inspiration profonde m’a trahie.
— Tu pleures ?
— Ce n’est rien, tout va bien. C’est juste que ça fait longtemps… ça fait du bien !
— Oui, ça fait du bien.
L'enlaçant de plus belle, je bois à pleins poumons l’odeur de sa tunique et de sa peau. Un mélange de lessive et d’épices. Ma jambe se faufile entre les siennes qui me répondent par une pression. Son visage s’approche du mien. Une mèche déposée derrière mon oreille, de ses doigts tout en délicatesse. Des vapeurs de sauge aux abords de sa bouche. À nouveau une secousse. La terre tremblante semblait nous faire glisser l’un vers l’autre. Une cascade de baisers revenant de longs mois de patience. Un feu d’artifices sans mot. Ma cuisse perçoit un durcissement de son côté. Au diable les postulats de départ ! J’en avais envie. Bouche contre bouche pour la deuxième fois, mais sans l’embarras de la première. L’échange velour des langues et des lèvres. Ce goût surprenant. Les vêtements recroquevillés sur eux même puis retirés. Les mains effleurant le paysage d’une peau. Mamelons en suspens. Les mains le long des vallées, effleurant les recoins, épousant un sommet. Nous étions des dragons, s’enroulant sur eux-même, le feu à la bouche. L’épicentre appelait à l’intérieur de moi.
Après l'ouragan, la brise fraîche des souffles apaisés. Nous avons dormi en lune, le nez dans le cou. Les répliques de la terre, douces comme une berceuse.
J’ai fait taire mon réveil de six heures quarante-cinq. Halldór saurait bien se passer de moi dans les rayons pour cette journée où je goûtais à une nouvelle peau. Qadir et moi nous regardions avec des yeux nouveaux. Anoush, après nous avoir jeté deux trois coups d'œil surpris et ricané de la situation, s’est enfoui à nouveau sous la couette pour regarder des videós sur son cellulaire. Qadir m’a enfilé un tablier et donné quelques directives pendant qu’il s’occupait de la pâte à pain et du tchai. Des naans dorés au beurre et une surprenante omelette à la tomate et aux oignons sont venus combler nos estomacs affamés.
— Alors comme ça, on est en congé maladie ? m’a taquiné Anoush, cette fois debout pour prendre part au festin.
— il faut bien utiliser nos sick days* de temps en temps, ne serait-ce qu’à titre préventif.
Nous buvions le tchai brûlant à petites gorgées.
— J’ai envie de prendre un bol l’air, a lancé Qadir. Si nous allions à Hvalfjörður ?
— Moi je vous laisse les amoureux, j’ai des tas de choses à faire ! a répondu Anoush.
Nous avons préparé un thermos et des vêtements chauds. Le colocataire nous offrait la voiture avec un sourire moqueur satisfait.
Sur la route au milieu du blanc infini, nous étions ivres de musiques, le regard luisant. J’ai posé ma main sur la sienne qui tenait le levier de vitesse. ll était bon de plonger dans ces montagnes que nous avions l’habitude de voir de loin tous les jours. Une lumière toute particulière régnait aux abords du fjord, réfléchie par la neige.
Entre nous, restait tout de même une zone d’ombre à éclaircir par les mots.
— Dalil m’a dit un jour que les filles ne t’intéressaient pas.
— Comment ça ?
— Eh bien, il a laissé entendre que tu étais un homme à hommes… et que c’est pour cette raison que tu avais quitté les tiens.
Qadir a failli s’étouffer avec les amandes qu’il était en train de grignoter.
— De quand datent ces histoires de Dadji à mon sujet ?
— Quand je venais d’emménager chez vous.
Il a regardé au loin jusqu’à parvenir en haut de la côte en accélérant.
— De quoi a-t-on l’air maintenant ? J’espère que tu n’es pas vexée…
— Ne t’en fais pas. Il n’y a pas de place en mon coeur pour être vexée maintenant.
La musique accompagne les variations du paysage.
Des morceaux de glace flottaient sur la mer grise. Quelques fermes esseulées persistaient en silence dans cette nature sans limite.
Qu’est-ce qu’on va devenir ? Cette question qui nous brûlait le ventre lorsque nos yeux se croisaient dans un soupir.
— C’est toi qui décides. Si tout ça doit disparaître, il faudra que tu me le dises avant que… Enfin, autant dire que j’aurais vite fait de m’attacher. Je ne suis ni un homme à hommes ni un homme à femmes au pluriel. Mon cœur s’exprime au singulier… Je ne veux pas te faire peur. Je sais qu’ici en occident, on tente, on laisse voir jusqu’où la pâte lève avant de s’affaisser. Ce n’est pas mon cas et c’est pour cela que je suis célibataire jusqu’ici. Car je ne souhaite pas m’engager à moitié.
Nous sommes descendus aux abords d’une forêt de conifères enneigés. J’ai suivi Qadir qui connaissait l’endroit. Nous marchions d’un bon pas afin de ne pas laisser le froid nous pénétrer. Nos pieds faisaient craquer la neige. Guidés par le murmure d’un cours d’eau, nous avons atteint une petite cascade au milieu de nulle part. L’eau tombait entre les roches noires décorées de stalactites. Tels des amoureux en sortie, nous nous sommes pris en photo devant ce spectacle. Le ruisseau nous invitait à le suivre en amont où se trouvaient d’autres chutes d’eau.
Gravissant les collines, nous profitions, nous riions, Qadir criait mon prénom qui se répercutait dans l’espace. “Je ne m’y connais pas beaucoup en islandais, m’a-t-il confié, mais il y a un mot qui me plait beaucoup, il s’agit de bergmál, qui veut dire “écho”, et qu’on peut traduire littéralement par “langue de la roche”.”
Certaines portions du sentier étaient recouvertes d’une glace inadhérente. Qadir me tendait toujours une main forte pour les traverser. Des gouttes d’eau suspendues aux branches scintillaient de lueurs orangées. Seuls au monde, un baiser volé dans cette nature grandiose, mon cœur gonflé d’extase soulevait mes pieds au-dessus du sol… Nous dansions, les mots rares, de peur que ceux-ci ne nous fassent redescendre.
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