L’irrévocable voyage de Valentine la vachère
Partir… Partir loin, très loin. Valentine l’avait déjà fait. La petite vachère avait pris le chemin le plus long qui soit. Son immobile et silencieux voyage avait débuté cinq années auparavant lorsqu’elle avait senti du chanvre rêche enserrer son cou. Quand bien même saurait-elle que le monde existait au-delà des limites du canton de Senlis, quand bien même son corps pourrait-il naviguer vers Valparaiso, la « perle du Pacifique » ou déambuler dans le marché aux perles d’Hyderabad, à présent il resterait ancré entre des murs blanchis à la chaux de sa mansarde. Voyager dans l’autre hémisphère planétaire ne l’empêcherait nullement de rester enfermée dans ses deux hémisphères cérébraux car c’était en eux qu’elle vagabondait.
À son arrivée ici, par mesure de précaution, sa longue chevelure hirsute avait été rasée, son corps lessivé et son âme infantilisée. Un traversin, un oreiller, une couverture et une courtepointe lui avaient été fournis. Que Valentine soit comme aujourd’hui dans le confort d’un asile et sur une paillasse propre, ou comme hier, dans l’indigence d’une étable et sur la paille brute entourée de ses vaches, elle avait les yeux fixes et la bouche scellée : le monde l’indifférait. Son corps n’avait plus d’existence tangible et son esprit s’était envolé dans des univers de comètes et d’astres thaumaturgiques.
Comme Séraphine Louis, elle aurait pu exulter grâce à une nécessité intérieure de création et faire jaillir de luxuriants bouquets de fruits et de fleurs, mais sa conscience s’était évadée et entreprenait la conquête de mondes éthérés. Elle partait pour de merveilleuses odyssées célestes immobiles.
Pareille à une bulle indolente et libérée de l’attraction terrestre, Valentine flottait dans un espace constellé où d’autres fines et légères sphères révélant le spectre de l’arc en ciel, arrivaient en salve serrées et éclataient au contact de sa peau insensible. Elle les laissait frôler son dos lacéré et son ventre outragé. Le déplacement circulaire de particules invisibles que produisait la translation des boules souples, faisait frissonner son âme et lui rendait le souvenir de la douceur des caresses maternelles. Son extravagant périple l’emmenait sur une étoile égarée ou une planète discrète. Inéluctablement, sa vie rêvée prenait fin : c’était alors qu’elle planait lentement vers ce qui lui semblait être la Terre et lévitait à quelques pouces du sol, puis papillonnait jusqu’aux ruines d’une église romane identique à celle qu’elle avait aperçue sur un journal illustré posé sur la table de cuisine de ses anciens maîtres ; l’arche d’entrée en plein cintre trouait une façade dont la plupart des blocs de granit avaient chu ; à l’intérieur, de folles et hautes herbes humides couraient entre les dalles disjointes du pavement ; la grande rose de l’abside dépourvue de vitraux se découpait en une fine dentelle sur le ciel stellaire.
Valentine n’avait plus de souvenir de la perception des vivants, elle avait laissé son corps souillé et n’avait gardé que son esprit innocent.
Le matin du dernier jour d’octobre 1898, entrant dans sa chambre, une cornette et sa bonne soeur essaimèrent de douces messes basses tout en ouvrant la fenêtre du chien-assis. Les miasmes de la nuit aventureuse de Valentine s’échappèrent vers l’empyrée automnal. Après avoir secondé la jeune vachère lors de ses ablutions matinales et déposé un frugal repas sur le chevet, la sœur sortit. À l’instant précis où la porte se referma, un piaf pelé et pépiant, aux yeux mobiles, atterrit sur l’espagnolette en position horizontale. Son petit corps famélique était entraîné dans une gigue comique : l’absence de patte gauche ne l’empêchait pas de balancer son corps, tout en ébrouant son miteux plumage contrastant avec son joyeux ramage. Il s’introduisit dans la chambre monacale : l’impudent voleta et se posa sur le haut du dossier d’une chaise en paille. Comme étonné de voir un humain, il se figea, se tut et fixa ses prunelles noires dans le regard adouci de Valentine. Son petit crâne presque chauve se pencha vivement sur le côté. Maintenant, sa tête dodelinait de gauche à droite. L’amusant et répétitif hochement s’arrêta et il se remit à chanter. L’aubade dura de longues minutes. L’internée était sous le charme. À nouveau, l’oiseau cessa son gazouillis. Prestement, il s’élança, atterrit sur le plateau du chevet et picora les miettes de pain égarées. Il lui suffit d’un coup d’aile pour se poser sur l’avant-bras de Valentine qui frissonna : le contact de la petite patte griffue offrit à la jeune fille de renouer avec les sensations que pouvait lui donner sa peau. À gestes mesurés, elle caressa délicatement le volatile. Le sauvage aurait dû s’enfuir, mais contre toute attente, il fit un petit saut afin d’atteindre le pouce de Valentine qui sursauta légèrement. Il fixa ses petites billes d’onyx sur l’humaine hébétée, puis reprit son chant.
Des liens se nouèrent entre les deux éclopés : malgré la froide humidité de l’arrière-saison, Valentine prit l’habitude de laisser la fenêtre ouverte afin de donner à l’oiseau, toute latitude pour venir égayer sa claustration ou repartir dans les gris d’automne. L’assurance naturelle du moineau le menait à picorer les restes de pitance qu’elle lui réservait, et souvent il prenait ses aises en se perchant sur le haut du crâne de Valentine et lui contait ses nombreuses excursions dans un langage qu’elle comprenait. Alors, elle s’imaginait accrochée à son cou, survolant la terre des hommes, virevoltant d’arbre en arbre, s’élevant vers les cieux radieux, piquant vers un champ de blé mûri et folâtrant dans la glèbe retournée à la recherche de quelques vermisseaux. Libérée de ses attaches terrestres, la vachère faisait partie intégrante du royaume d’en haut où elle respirait un air inconnu et devenait maîtresse d’un monde de lilliputiens qui s’agitait sur le plancher des vaches. Grâce à son ami à plumes, elle faisait de nouvelles explorations sédentaires plus belles les unes que les autres.
Au début, ce ne fut qu’une légère gêne au niveau de ses omoplates, puis les jours passant, Valentine ne put se coucher sur le dos. Sa camisole devenait de plus en plus étroite. Le dix-septième jour de novembre 1898, à l'instar des êtres indépendants, l’oiseau prit son essor et ne revint pas. Quelques temps après avoir réalisé la défection du volatile et son abandon, Valentine ôta l’oripeau de toile et voulut le rejoindre. Elle déploya son pennage, lissa ses rémiges et prit elle aussi son envol, son dernier voyage.
Cinq années auparavant, le maréchal des logis Durieux avait trouvé Valentine à quelques pas du chemin de fer. Il se souvenait de ce jour maudit comme si c’était hier. Il revoyait le disque solaire jaunâtre qui peinait à éclairer ce dernier jour d’octobre de l’an 1893. Il se remémorait tous ses gestes: il avait délivré les poignets de la jeune vachère entravés par une corde ; il avait délié l’autre cordelette enserrant son cou gracile; il avait recouvert de sa vareuse, la peau opaline de la gisante violentée; à ce moment-là, il avait perçu une fine brume sortant des narines ensanglantées; immédiatement, il avait fait quérir un chariot afin de la transporter à l’hôpital de Senlis et l’avait accompagnée. Depuis lors, la jeune rescapée était restée dans un profond mutisme et avait montré une totale désaffection envers le monde.
Pendant ces cinq longues années, le gendarme n’avait eu de cesse de trouver l’infâme qui avait perpétré cet acte odieux, mais hélas son enquête fut vaine. Depuis cet abominable crime, indéfectiblement, tous les mois, il rendait visite à Valentine, lui apportant quelques bouts de savon, des mitaines, un châle tricoté avec soin par son épouse ou bien encore un panier garni. Ce fut avec une profonde peine qu’il apprit l’irrévocable voyage de Valentine la vachère.
Dans la mélancolie de novembre, les pans des pèlerines de quelques cornettes claquaient au premier vent septentrional. Caché par le petit groupe de sœurs, tête baissée, on pouvait apercevoir un homme d’arme aux yeux couleur chagrin, en tenue de cérémonie se recueillir devant le carré des indigents.
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