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Bientôt, les jambes de l'homme disparaissent dans la poisseuse mixture et le parfum d'enfance n'est plus qu'un souvenir, cédant à une pointe d'acide qui lui fend le cerveau en deux puis en quatre. Il hurle mais ce cri qui émerge du plus profond de son âme ne s'entend pas, ni de lui, ni des autres qui, du reste, ne sont plus.
" Je suis mort, la belle affaire " finit-il par s'avouer arrivé au bout de ce qui lui restait de force.
Ses yeux écarquillés observent la pulpe de sucre qui, comme un sable mouvant, l'avale tout rond, sans lui laisser un centimètre d'espoir. La masse, parvenue à la hauteur de son nombril, le soulève et l'emporte. Il a l'impression que le plancher de l'étage où il se trouve s'incline et qu'il sera bientôt emporté par la gravité, noyé par la gâterie de son âme.
Il se laisse porter. Son corps est inerte tout comme ce qui lui reste de cerveau. Il sourit peut-être quand la vague rouge l'avale enfin.
Il cesse de respirer, encore une fois volontairement. Il se laisse porter sur ce curieux élan qui le berce.
Bientôt, il perçoit le vide autour de lui. Bien entendu, l'enveloppe carmine s'est noircie dès qu'elle l'eût consommée mais de ses bras tendus par réflexe, il réalise qu'il flotte dans une noirceur totale. Une fine brise le chatouille, comme si une langue étrangère se risquait à lui caresser le corps sans pudeur. Émilien remarque alors qu'il est nu et tente de se recroqueviller, s'enrouler sur lui-même mais dès qu'il courbe le dos et que ses mains rejoignent l'arrière de ses genoux, il se met à virevolter en tout sens.
Sait-il seulement s'il est en chute libre ou s'il est aspiré vers le haut ?
Il voudrait parler. Il pourrait parler. Ses lèvres sont scellées. Il ne peut émettre qu'un faible borborygme qui lui chatouille les cordes vocales.
Ses yeux s'ouvrent sur la noirceur. Ses paupières se ferment sur l'immense blancheur du vide. Tout se répète. Il se revoit sur la chaise roulante, marchant vers elle, couché sur son lit, réveillé puis endormi.
Entre deux respirations, le vieil homme ressent enfin l'immobilisme après ce tumultueux voyage. Il flotte. Cette fois, les yeux ouverts, il cherche dans l'obscurité le mince fil d'espoir qui pourrait éclairer ce mystère.
" Personne ne me croira, cire à cierge béni. Lionel va bien rigoler. La docteure Marchessault va se faire un plaisir de me faire transférer dans l'aile des débiles et des décadents. Sébastien ne pourra plus me parler. Et Simone va venir me voir en me demandant pourquoi je fais ça. "
Simone. Ça fait longtemps qu'il a songé à Simone. La pauvre Simone.
" Pourquoi je pense à Simone, moi ? Elle est morte ma Simone. Ça fait plus de douze ans qu'elle partie. "
Émilien secoue la tête vivement. ll cesse bien vite son manège ayant l'impression que des morceaux de son crâne s'éparpillent. Il entend le flottement de ces neurones dans l'épaisse bouillie de pensées qui le harcèlent.
Puis un minuscule point lumineux brille droit devant lui. Il tend le doigt. Il le touche. La lumière s'étiole. Deux autres points dansent devant ses yeux. L'un au sud et l'autre plus loin à droite. Il est tenté de les toucher eux aussi.
Bientôt, ce firmament qui s'illumine devant lui lui donne le tournis. Il soupire :
" Je commence à avoir assez de ce petit manège. À quoi on joue au juste ? "
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