La Larme
Le peuple de la petite île du Sud avait toujours pu jouir d’un bonheur que peu d’habitants du Grand-Monde pouvaient atteindre. La technologie, l’internet, l’information instantanée étaient tenus à l’écart par la Mère nature et ses bienfaits.
Mais un beau jour, une terrible épidémie s’abattit sur ce monde paradisiaque : la Larme. La maladie était impitoyable, diabolique, animée d’une force particulière. Elle semblait toucher seulement les âmes mauvaises : les voleurs, les menteurs, les manipulateurs… Les personnes vertueuses étaient toutes épargnées par le virus. Les malades pleuraient du sang, littéralement. C’était d’abord quelques larmes, qui devenaient un flot continu de gouttelettes pourpres. Après une semaine, les contaminés devenaient aveugles, étaient pris de nausées subites et leur corps se vidait de son sang. La seule issue était la mort.
Dans ce contexte obscur, la vie continuait, et les élections municipales approchaient. Un nouveau maire serait élu pour diriger l’île durant les six ans du mandat.
Le premier tour écarta la majorité des prétendants, et deux seulement purent participer au second. Le premier, Carlos, avait recueilli plus d’un tiers des voix : c’était le favori. Ambitieux et intelligent, il était prêt à tout pour gagner. Le second, Joseph, passait plus pour un outsider que pour un concurrent sérieux. Néanmoins, c’était un homme bon qui voulait le meilleur pour son pays.
Tandis que Carlos clamait haut et fort sa sagesse et sa générosité, incitant le peuple à le choisir, Joseph ruminait dans un coin, cherchant un moyen de remonter le fossé qui le séparait de son rival.
C’est à ce moment là, alors qu’il se croyait perdu que lui vint une idée désespérée. Il passa une annonce à tous les habitants, et défia Carlos : « Carlos est certain de son esprit respectable, tout comme beaucoup d’entre vous. Je lui propose un défi, risqué et perdu d’avance, selon moi. Le virus de la Larme choisit les mauvais parmi ses cibles. Lui seul peut déterminer réellement combien pèse le cœur de Carlos ».
Cette provocation contraria clairement l’intéressé. Son ennemi, ce moustique insignifiant, avait l’audace de le braver ! Mais les habitants de l’île avaient pris de l’intérêt à cette confrontation, et il ne pouvait l’ignorer. Il était dans une impasse. S’il refusait, il passerait pour un lâche. Et s’il acceptait… le danger était bien trop grand pour prendre le risque. Que faire ?
Un plan se monta alors dans son esprit tortueux. Un prénom lui vint à la bouche : Luís.
Luís était un pêcheur, un débile, un idiot de naissance. En voyant les parents, on pouvait en conclure que c’était de famille. Luís aimait par-dessus tout les bandes-dessinées occidentales, celles que lisent les enfants Européens avant de découvrir les jeux vidéos. Par chance, Carlos possédait un exemplaire, un classique. Une histoire de barbares dopés tapant sur les envahisseurs benêts…
Il se présenta alors à Luís, l’ouvrage à la main, lui demandant en échange un service. L’imbécile accepta, trop heureux de son cadeau rarissime.
Le lendemain, Carlos releva publiquement le défi de Joseph, jurant qu’il n’avait pas peur.
Les gens dirent qu’il était fou, que son outrecuidance le mènerait à la perte, mais ils saluèrent sa bravoure chevaleresque.
C’est le dimanche suivant que se déroula l’évènement. Sur l’estrade montée pour l’occasion, Carlos se tenait, saluant sa foule tout en feignant rester modeste : en réalité, il brillait de présomption. À côté de lui, Luís, le faux malade. Mais cela, personne ne le savait. Il s’était barbouillé le visage de colorant rouge, pour paraître plus souffrant que jamais. Carlos commença alors sa courte annonce : « J’ai accepté le défi de Joseph. Me voilà donc ici, face à ce malade. Puisse le destin avoir pitié de ma personne ».
Il recueillit alors le sang sur le visage de Luís et leva ses mains souillées comme preuve – la maladie se transmettant par le toucher. « Voilà, le choix revient désormais au virus présent sur mes mains. Agir ou partir ».
La cérémonie s’arrêta sur cette conclusion, et le public se dispersa. La plupart disait que tant de courage était un signe certain de dévouement.
Carlos rentra chez lui, désormais certain qu’il serait élu la semaine d’après.
Seulement, un évènement survint la veille de l’élection, alors qu’il arrivait en face de son beau pavillon. Un mendiant l’avait suivi, et s’approcha de lui. « Pitié ! Ayez pitié d’un pauvre malade qui a faim ! ». Carlos le regarda. Il était aveugle, et couvert de sang : contaminé par la Larme. « Dégagez d’ici ! Grogna Carlos en remuant les bras pour intimider le malade. Puis, il se rappela qu’il ne voyait pas. L’autre insista. « Pitié ! Vous avez déjà le virus en vous ! Aidez-moi ! J’ai faim, et soif ! ».
Il s’avança, les bras tendus, cherchant frénétiquement le visage de Carlos. Ses doigts étaient pleins de sang bordeaux. Carlos le repoussa violemment, dégoûté : « Allez-vous en ! Je ne veux pas de pouilleux ici ! Et… Sapristi ! (il remarqua qu’il avait du sang sur les mains et s’essuya vivement sur son pantalon). Déguerpissez de là ! Gardez vos microbes en vous ! ».
Il donna un violent coup de pied au malade qui s’en alla, gémissant. Il ne le revit plus.
Le lendemain se tinrent les élections. Carlos s’y présenta, fringuant et en pleine forme. Joseph, lui, se savait perdu, et fulminait de son plan raté qui n’avait fait qu’augmenter la popularité de l’autre candidat et baisser la sienne. Le futur gagnant annonça au micro : « Voilà une semaine que la Larme est en moi, et je ne suis pas malade : je me sens même revigoré, comme si elle me donnait de sa force. C’est bien là la preuve que je suis meilleur que quiconque ».
L’assemblée se consulta du regard. Il avait raison, bien sûr. Et ce Joseph… il était mauvais. Il avait provoqué Carlos, signe certain de son tempérament de manipulateur raté. Et tous savaient que la Larme montrait sa violence le lendemain de la contamination, si elle jugeait l’âme condamnable.
Carlos fut élu à la très grande majorité, battant prévisions et records. Il se mit derrière le pupitre, prêt à parler. Voilà que son rêve était accompli : il était maire. Sous l’émotion, il sentit ses yeux se mouiller.
Personne ne la vit, pas même lui. Une larme, une seule, coula de son œil et roula le long de sa joue.
Une petite larme rouge sang…
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