Dans les forêts de Sibérie
16 novembre 2019
J'avais à peine 16 ans lorsque le goût de l'aventure, insufflé par la lecture du "Naufragé volontaire" d'Alain Bombard, m'a inspiré le projet de traverser l'atlantique en radeau pour me réfugier dans une cabane en bois au fin fond de la forêt amazonienne. Quelque temps avant, avec un camarade de classe, j'avais pris le départ pour l'Espagne sans but précis, un périple à vélo qui s'est arrêté après une vingtaine de kilomètres. Deux autres projets devaient me conduire dans des contrées sauvages, l'un au cœur de l'Afrique, l'autre en Sibérie où j'envisageais une traversée à pied simplement muni d'une triple paire de chaussettes pour me garantir des engelures. Plus tard, alors que j'avais la possibilité de m'embarquer en toute sécurité (en temps de paix !) sur un croiseur de la marine nationale pour un voyage autour du monde, j'ai choisi, pour des raisons sentimentales, de ne pas quitter la France et de m'installer à Paris. Entre la pensée et l'action, il y a parfois une frontière que tout le monde ne franchit pas facilement. Sylvain Tesson aime prendre des risques et parcourt le monde comme d'autres font le tour de leur chambre.
Pour moi, Sylvain Tesson c'était l'alpiniste urbain, le voyageur insatiable, mais après la lecture de son livre "Les forêts de Sibérie" , j'ai pris la mesure de son talent d'écrivain.
En 2010, il décide de s'isoler dans une cabane en Sibérie au bord du lac Baïkal. Il y restera six mois, alternant les méditations devant sa fenêtre dans la température douillette procuré par son poêle à bois et les marches sur les pentes neigeuses des sommets avoisinants par moins 34°. Lorsqu'il prépare son voyage en remplissant six caddies de pâtes, de tabasco et de vodka il s'interroge : "...Avoir le choix entre quinze sortes de ketchup, c'est à cause de choses pareilles, que j'ai eu envie de quitter ce monde !". On le comprend. Il n'emporte pas que des nourritures terrestres, mais aussi une caisse de livres, une soixantaine, dont il donne la liste au début de son livre. Faisant sienne l'intuition d'Elisé Reclus "l'avenir de l'humanité résiderait dans l'union plénière du civilisé et du sauvage", l'auteur s'est équipé d'un panneau solaire pour disposer d'un petit ordinateur. Commence alors une aventure unique.
Entre la lecture de Jack London, de Josef Conrad de Daniel Defoe et l'observation attentive de la vie des mésanges dans les grands froids sibériens, Sylvain Tesson fait de longues marches dans la nature en déviant sa route lorsqu'il trouve des traces d'ours. Il évacue d'un trait de plume "Walden" le livre de Thoreau, le comparant à un parpaillot comptable et distille par petites touches les réflexions que lui inspire son aventure : "D'où vient la difficulté de la vie en société ? De cet impératif de trouver toujours quelque chose à dire". Cette cure de silence ou les craquements de la glace et le sifflement lugubre du vent se substituent à la voix humaine, lui inspire des descriptions lyriques sur les paysages sibériens. Confronté à la rigueur du climat, il doit, lorsque le bois est trop humide, sacrifier quelques pages du neveu de Rameau de Diderot pour allumer son feu.
L'isolement n'est toutefois pas total, il rend parfois visite à ses voisins les plus proches, distants de plusieurs dizaines de kilomètres. Il fait ce trajet à pied. Ces rencontres sont l'occasion de retrouver un peu de chaleur humaine, mais aussi de s'alcooliser en refaisant le monde. L'humour n'est pas loin, il raconte à la page 131 cette blague soviétique du type dans la boucherie "Vous avez du pain ?" Réponse : "Ah non, ici c'est l'endroit où l'on n'a pas de viande, pour l'endroit où l'on n'a pas de pain, c'est la boulangerie, à côté."
Sylvain Tesson porte parfois sur lui un jugement très sévère "Un connard qui s'alcoolise en silence". Cette dépendance à l'alcool lui coûtera cher quelques années plus tard lorsque, légèrement imbibé d'alcool, il escaladera le toit d'un chalet à Chamonix. Une chute de plus de 10 mètres le laissera dans le coma pour plusieurs jours, il lui en restera une paralysie faciale partielle et des problèmes d'epilepsie qu'il gère aujourd'hui par une abstinence totale.
Ce livre n'est pas la narration d'un baroudeur risquant sa vie à chaque minute, l'auteur avait pris soin de garantir sa survie par un minimum de précaution, mais il s'agit plutôt de rêveries et de méditations inspirées par l'isolement au coeur d'une nature sauvage encore préservée de la folie des hommes. Cette capacité à passer de l'action à la méditation est sans doute sa marque de fabrique.
Sylvain Tesson, écrivain talentueux, voyageur passionné, alpiniste urbain et buveur repenti. Il a dans l'âme une fêlure que ses excès ont transposé sur son visage. Il a troqué son profil d'écrivain parisien bon teint pour celui d'un hussard autrichien à l'aspect bourru mais au coeur tendre. Son besoin, de rompre, de transgresser, de parcourir le monde est le carburant qui alimente sa verve littéraire. Laissons lui le mot de la fin : "Plus on connait les choses, plus elles deviennente belles." (page 287).
"Dans les forêts de Sibérie", Sylvain Tesson, Gallimard, collection Folio 2015.
Son classement alphabétique dans ma bibliothèque : entre Swift et Tostoï ! Entre l'aventurier et le penseur, s'agit-il d'un hasard ?.
Mot rare : Erémétique : adj. propre aux ermites.
"La tentation érémétique procède d'un cycle immuable. il faut d'abord avoir souffert d'indigestion dans le coeur des villes modernes pour aspirer à une cabane fumant dans la clairière. Une fois ankylosé dans la graisse du conformisme et enkysté dans le saindoux du confort, on est mûr pour l'appel de la forêt". Page 158.
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