Le 17 juin 2020

 Je me demande parfois pourquoi j'achète tant de livres en sachant que je n'aurai pas le temps de tout lire, mais c'est plus fort que moi et cette habitude, que je tente de modérer, me poursuit depuis longtemps. Je fais donc des provisions pour l'hiver et heureusement, j'ai souvent l'occasion de m'en féliciter. Ainsi, il y a quelque temps déjà, au cours d'un vide-grenier, mon attention avait été attirée par un livre de Julien Green destiné à la jeunesse, il s'agissait de "Ralph et la quatrième dimension". Ne connaissant l'auteur que de réputation, j'avais été séduit par la qualité de l'impression et des illustrations. J'ignorais que Julien Green écrivait pour la jeunesse, il est vrai que cela ne représente qu'une très petite part de sa production littéraire et que cet aspect de son talent n'est pas souvent évoqué, comme s'il s'agissait d'un travail alimentaire ou bâclé. Les critiques répugnent peut-être à mentionner qu'un auteur connu pour une œuvre classique destinée aux adultes s'adonne à ce genre de littérature jugée plus superficielle. Et pourtant, l'importance de la littérature pour la jeunesse n'est pas à démontrer, beaucoup de générations ont été amenées à la lecture par des auteurs tels que Jules Verne, Kipling ou Dickens. À moins d'être un spécialiste de cette question, il est très difficile à un adulte de conseiller un livre pour un jeune de 8 à 15 ans. Je fais souvent référence aux livres qui ont bercé ma jeunesse, mais hélas ! ceux-ci n'ont pas toujours le même attrait pour les nouvelles générations. Or donc, ce livre est resté longtemps sur mes étagères (environ trois ans) avant que je me décide à le lire pour justement savoir s'il pouvait convenir à un enfant. Entre-temps, j'avais complété ma collection en acquérant de nombreux romans de Green en livre de poche, ainsi qu'une petite biographie de l'auteur dans l'excellente collection "Écrivains de toujours" des éditions du seuil. Aujourd'hui, je ne regrette pas ces achats, car après la lecture de "Ralph et la quatrième dimension" j'ai inscrit dans mes prochaines lectures de nombreux titres de Julien Green et j'ai commencé sa biographie.

 Julien Green (1900-1998) (à ne pas confondre avec Graham Green écrivain anglais à la carrière parallèle à celle de son homologue franco-américain) est né à Paris de parents américains dont les ancêtres ont émigré d'Angleterre vers les États-Unis au XIXe siècle. Le père de Julien qui travaille pour une firme cotonnière est muté en France dès 1893 puis à Paris et la famille s'installe dans le 16e arrondissement, rue Raynouard (à deux pas de la maison où, excellent présage, Balzac vécut de 1840 à 1847). Très tôt initié par sa mère à la lecture de la Bible Julien Green restera toute sa vie très croyant et cela marquera son œuvre. Après avoir passé son bac il est invité par son oncle en Virginie pour deux années d'études à l'université. Il retrouve ses racines et se sent instantanément comme chez lui dans ce pays qu'il découvre à l'âge de 19 ans. Beaucoup de ses livres (dont le premier parut en 1926 : Mont-Cinère) auront les États-Unis pour décor. Green est un enfant rêveur et sensible et de son enfance, il gardera des images qui lui donneront l'inspiration pour son conte "Ralph et la quatrième dimension".

 Le héros de ce livre est un jeune employé de bureau qui travaille pour une compagnie d'assurances. Lunaire dans la vie courante, il est peu concentré dans son travail et commet pas mal d'erreurs au point de se faire railler par ses collègues. Chez lui, il vit seul et ne reçoit personne, il est distrait, rêveur et son imagination lui joue des tours. Il perçoit des phénomènes étranges dans son appartement. Il est curieux de savoir ce qu'il se passe dans sa chambre quand il ne s'y trouve pas et regarde discrètement par le trou de la serrure pour élucider ce mystère. Un soir, il voit les objets s'agiter, voler et entend une voix. Un individu (que personne d'autre ne peut voir) lui parle à travers un miroir et prétend être son double. Il se croit fou et pourtant le phénomène se répète. Ralph est emporté dans un rêve qui n'en est peut-être pas un et découvre un monde étrange et magique où l'écriture lui offre un chemin vers sa vérité. Il décide de devenir écrivain et donne sa démission à son patron. Il s'enferme chez lui et ne communique qu'occasionnellement avec son collègue Fred. Il écrit frénétiquement, mais soudain les feuilles de son manuscrit flottent dans l'air comme des drapeaux, les lettres se séparent des pages et Ralph est happé à l'intérieur de son histoire. Il disparaît…

 Il s'agit d'un conte fantastique empreint d'une grande poésie qui reflète des sensations éprouvées par l'auteur dans sa jeunesse. Ce texte, écrit dans les dernières années de sa vie (en 1991) est comme un retour aux sources. Dans son enfance (à 6 ans), il imaginait déjà des personnages qui apparaissaient chez lui, dans le réduit où des robes remuaient doucement. Robert de Saint Jean dans son livre « Julien Green par lui-même" évoque une autre anecdote : « En vacances à Andresy en 1909, le petit garçon, le soir, lorsqu'il gagne, seul, sa chambre, une bougie à la main, fait connaissance avec l'épouvante. Une ombre fantastique, la sienne, l'accompagne sur le mur de l'escalier… » Un dessin, plus tard, fixera la scène sous ce titre : Followed, avec cette légende : « quelqu'un le suit qu'on ne voit pas ! »

 En écrivant l'histoire de Ralph, à près de 90 ans d'intervalle, c'est à ses souvenirs et ses impressions d'enfance qu'il fait appel. S'y mêle une douce poésie magnifiquement illustrée par Yan Nascimbene : « Dehors, il y eut un cri d'oiseau nocturne, les branches des arbres frémirent et la nuit se mit à respirer, de cette grande inspiration silencieuse faite des abords du silence et des hésitations de l'ombre. » page 126.

 Ma prochaine lecture de Green sera sans doute "Mont-Cinère", son premier roman paru en 1926, un huis clos lugubre dans une maison du sud des États-Unis post-guerre de Sécession avec un univers, qui rappelle, d'après ce que j'ai pu lire sur cet ouvrage, les "Hauts de Hurlevent" ; tout un programme !

 Son style classique et précis lui a valu un fauteuil à l'Académie française, sa silhouette élégante a traversé discrètement tout le XXe siècle où il s'inscrit comme un écrivain majeur. Il fait partie aujourd'hui de ces auteurs un peu oubliés qui mériteraient d'être remis en pleine lumière.

Bibliographie :

- "Ralph et la quatrième dimension", Julien Green, JBz et Cie (2011), 159 pages. Illustré de dessins élégants et nostalgiques par Yan Nascimbene

Biographie :

- "Julien Green par lui-même", Robert de Saint Jean, collection "écrivains de toujours", seuil (1967), 187 pages.