La ligne d'ombre
Le 22 juillet 2020
La mémoire est un beau sujet d’étude. Elle contribue à l’imagination et c’est grâce à elle que nous pouvons goûter pleinement aux plaisirs de la lecture. Patrick Modiano a construit son œuvre sur un principe qu’il a clairement identifié :
“Je crois que pour en faire une œuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie — un rêve où la mémoire et l’imagination se confondent”.
Cette citation s’applique tout à fait à Joseph Conrad, écrivain Polonais de langue anglaise (1857-1924) dont la vocation littéraire tardive a été nourrie par sa carrière de marin, d’abord en qualité de mousse, de stewards, puis matelot, ensuite lieutenant, second et enfin capitaine au long cours. C'est lors d'une traversée (1893) qu'il rencontre John Galsworthy, qui l'encourage sérieusement dans la carrière d'écrivain. Deux ans plus tard, à l’âge de 38 ans il publie son premier livre “La folie Almayer” après avoir parcouru le monde pour le compte diverses sociétés de la marine marchande britannique. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans, mais aussi de recueils de nouvelles et de récits de voyage. Toute son œuvre est basée sur les rencontres et les évènements vécus au cours de sa vie de marin.
“La ligne d’ombre” est un roman très représentatif de son style. Il a été rédigé en 1915/1916 et publié en 1917 chez Dent à Londres. L’histoire est inspirée par les péripéties rencontrées par l’auteur relatant sa première mission en qualité de capitaine de navire. L’action débute en 1887 dans le port de Singapour. Le narrateur décide de mettre un terme à son contrat de second sur un navire de la marine marchande pour retourner en Angleterre. En attendant le bateau qui le ramènera à Londres, il loue une chambre au foyer des marins et fait la connaissance des pensionnaires et du gérant. Une compagnie lui propose le commandement d'un trois-mâts basé à Bangkok pour remplacer le capitaine décédé dans des circonstances troubles. Il accepte avec enthousiasme cette promotion et se trouve rapidement confronté à un second au comportement étrange, M. Burns, qui semble tourmenté par le décès de son commandant et face à un équipage bientôt gagné par les fièvres tropicales. Rien ne va dans le bon sens et le nouveau capitaine va devoir démontrer son sang froid et sa compétence pour surmonter l'adversité. Tous les personnages du roman sont dotés de personnalités très originales, parfaitement dépeintes par l’auteur. Celui-ci nous entraîne dans un univers à la fois réaliste et fantastique ou convergent les légendes racontées par les vieux loups de mer au fond des ports brumeux. Le talent unique de Conrad s’explique en partie par l’art de combiner parfaitement le vécue et l’imaginaire. Beaucoup de ses œuvres comportent une part importante d’autobiographie, mais l’auteur s’attache surtout à retranscrire les impressions reçues que l’exactitude des faits. Il réussit ainsi à nous immerger dans un monde bien à lui ou l’imaginaire côtoie le réel. La connaissance précise qu’à l’auteur du domaine de la mer est prégnante à chaque page et donne beaucoup de crédibilité à son histoire, même si finalement l’imagination l’emporte et exalte les situations et les personnages au point de transformer le récit en allégorie ou en conte. Conrad a affirmé que la ligne d’ombre était un récit véridique, mais il précisera ensuite :
“Non. Je ne veux pas vraiment que ce court morceau soit formellement reconnu comme autobiographique. Il ne l’est pas sur le ton. Mais pour ce qui est du sentiment sous-jacent je crois qu’on ne peut s’y méprendre.”
Sur le fond, l’auteur a voulu traiter du passage de l’enfance à la vie adulte. Le thème est donné dès le début du premier chapitre :
“On referme derrière soi la petite porte de la simple enfance — et l’on pénètre dans un jardin enchanté. Ses ombres mêmes brillent de promesses. Chaque détour du sentier a son attrait. Et ce n’est pas qu’il s’agisse d’un pays encore inexploré. L’on sait fort bien que tout le genre humain a défilé par ce chemin… Oui, on va de l’avant. Et le temps, lui aussi, va de l’avant – jusqu’au jour où l’on aperçoit devant soi une ligne d’ombre annonçant qu’il va falloir aussi laisser en arrière la région de la prime jeunesse.” (page 35 et 37).
Ce court roman est admirablement écrit et est considéré comme un chef-d’œuvre, il est bien sûr recommandé à tous ceux qui rêvent d’aventures maritimes, mais aussi à tous ceux qui souhaitent être touchés, émus, secoués par des personnages d’une grande richesse psychologique et transportés par des histoires fortes où à chaque page on est bercé par le roulis, mouillé par les embruns et poussé par des vents de tempêtes.
Après “Typhon” et “Jeunesse”, c’est le troisième livre que j’ai lu de cet auteur et je ne suis pas déçu, au contraire, mon intérêt pour son œuvre est décuplé.
Bibliographie :
— “La ligne d’ombre”, Joseph Conrad, Folio Classique (2015), 247 pages, Préface d’Alain Jaubert, Notices de Sylvère Monod, chronologie et notes.
— “Histoire de la littérature anglaise”, François Laroque, Alain Morvan, Frédéric Regard, PUF (1997), 828 pages. Article Joseph Conrad pages 581 à 584.
Vocabulaire :
Un vocabulaire très riche ou les termes de marine abondent (les définitions de la plupart d'entre eux sont données en fin d'ouvrage). La lecture de ce roman pourrait être utile à ceux qui préparent le brevet de capitaine au long court !
Lisse de garde-corps : On appelle lisse une rambarde, et garde-corps (ou garde-fous) des lisses en bois placées sur le bord des navires pour empêcher les hommes de tomber à la mer.
Espar : Sur un bateau, un espar est un élément de gréement long et rigide : mâts, bômes, vergues, bouts-dehors, queues de malet, livardes, wishbones.
Apparaux : Matériel d’équipement de navire permettant d’assurer des manœuvres de mouillage, d’amarrage, de remorquage, de levage ou de pêche.
Écubier : Trous pratiqués à l’avant du navire pour le passage des câbles ou des chaînes d’ancre.
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