Chapitre 1.3 - Les Portes de l'Enfer
Le fourmillement matinal de la faune tira Yvonig de songes lointains. Le ciel s'était dégagé et un timide rayon de soleil s'aventurait à l'entrée du dolmen pour réchauffer l'air frais du petit matin. Le jeune homme mit quelques minutes à réaliser où il se trouvait puis, à quatre pattes, s'extirpa de sous les blocs de pierre. Il s'étira, baillant bruyamment, et laissa son regard errer sur le paysage.
Une brume légère finissait de s'évaporer sur les marais et la lande de bruyère qui entouraient l'îlot, constitué de la colline et de son dolmen. En contrebas la route humide s'étirait depuis le village qu'il avait quitté la veille jusqu'à l'horizon. Le soleil pâle de l'hiver montait peu à peu dans le ciel où subsistaient encore quelques nuages gris et ternes.
Un mouvement dans un buisson de callune attira l'attention d'Yvonig vers la lande. Un éclair roux se faufila parmi les arbrisseaux et s'approcha du promontoire où se trouvait le garçon. Une tête émergea de la végétation avec une miche de pain dans la gueule et observa Yvonig d'un air amusé. Le renard gravit la colline et vint déposer son butin aux pieds du jeune homme.
« Je me suis dit que tu serais content de trouver du pain frais au réveil!
_ J'imagine que tu l'as chipé au boulanger... »
Le renard gloussa.
« Son chien est encore emmêlé dans un roncier! Cet abruti a pensé qu'il pourrait m'attraper... »
Yvonig se pencha pour prendre le pain que l'animal avait déposé et, ne sachant que penser du présent, il hésita à lui adresser un sourire de gratitude qui finit par se dessiner sur ses lèvres. Le goupil satisfait se retourna vers la lande et s'assit, contemplant le paysage.
« Par où comptes-tu aller?
_ Je dois rejoindre la baie qui se trouve au sud ouest...
_ Ne me dit pas que tu vas rejoindre Ker Ys?
_ Bien sûr que si! Et le chemin le plus court est celui qui traverse les marais... »
Le renard se retourna brusquement.
« QUOI? Non seulement tu vas droit à ta perte, mais en plus tu tiens à traverser les portes de l'Enfer avant? Tu mettras plus de la journée à sortir du Yeun Elez, tu sais ce que tu risques à errer dans ces contrées à la nuit tombée? »
Pour toute réponse Yvonig se contenta de hausser les épaules.
Il se dirigea vers le dolmen d'où il sortit ses quelques affaires. Adossé à la roche, il entama la miche de pain frais avec son couteau tout en observant la surface d'eau stagnante qui s'étendait à perte de vue. Il lui fallait choisir une voie relativement sèche pour ne pas risquer de s'embourber, et de disparaître à jamais sous la sphaigne.
Lorsqu'il eut fini son frugal petit déjeuner, il se prépara à repartir et reprit son bâton de marche pour s'engager sur la pente glissante de la colline. Il avait repéré un sentier qui devait servir aux chasseurs et s'y engagea au pied du tertre. Sinuant en plein coeur des marécages, il semblait filer vers le sud-ouest et permettrait au garçon de garder ses pieds au sec durant la traversée.
Le renard n'avait pas bougé et l'observa d'un air intrigué avant de se décider à le suivre, bondissant joyeusement sur le chemin à la suite du conteur. Louarn aimait se changer en renard, c'est la forme qu'il choisissait le plus souvent lorsqu'il parcourait le monde des humains. Celle-ci lui avait d'ailleurs valu son nom.
Caracolant gaiement derrière Yvonig, il se laissait aller à ses instincts animaux, chassant les mulots, sautant pour attraper les oiseaux qui détalaient sur leur passage, urinant sur les branches basses avec un rire imbécile,... Cela ne manqua pas d'exaspérer Yvonig mais le garçon ne pouvait lutter à la fois contre la nature du goupil et celle du korrigan.
*****
La journée se déroula, dans son ensemble, sans soucis. Les deux compères n'échangèrent que peu de mots et ne croisèrent personne à l'exception de deux ou trois feux follets brulants dans les marais. Le soleil joua à cache cache toute la journée et ses rares apparitions entre les nuages gris avait du mal à réchauffer la terre humide et froide. Lorsque ce dernier commença à décliner, Yvonig affichait un visage inquiet. Il tournait la tête en tous sens, observant le paysage alentour avec anxiété. Autour du jeune homme ne s'étendaient que marais et landes humides, quelques rares buissons et un renard hilare.
« Je t'avais prévenu! Tu ne trouveras pas d'entre-deux pour la nuit!
_ Tais toi porte-poisse, j'en trouverai un... »
Le renard sautilla devant le garçon en fredonnant un nouvel air.
Pour te reposer tu dois trouver une porte pour notre monde
Depuis que tu as fait ce voeu en entrant dans notre ronde
Double doit être ta couche puisque double est ta nature
Trouve un entre-deux pour continuer l'avent...
Le korrigan cessa de chanter lorsque Yvonig se baissa pour ramasser une pierre et la créature magique fila sans demander son reste quand ce dernier s'apprêta à la lui lancer. Le garçon était de nouveau seul dans cette étendue déserte.
Yvonig continua d'avancer, même lorsque le soleil fut couché, il ne pouvait s'arrêter sans avoir trouvé un entre-deux, un passage vers l'Autre monde. Il ne fallait pourtant pas grand chose: l'embrasure d'une ancienne porte, une arche de ronces, une pierre levée, l'entrée d'une forêt ou un simple bosquet de saules...
Malheureusement rien ne se présentait dans ces marécages et, pire que tout, un son sinistre commençait à planer, comme une rumeur, sur les eaux croupies. Le jeune conteur n'y prêta tout d'abord pas attention, mais lorsque le bruit se rapprocha dangereusement il eut un frisson glacé dans le dos: Ce bruit était celui de centaines de petits tambours battant la mesure... Et il était de plus en plus proche. Yvonig accéléra le pas, il n'était pas question de traîner dans les parages car les musiciens qui s'approchaient ne tolèreraient pas sa présence sur leurs terres.
Le son se rapprochait inexorablement sur sa droite et de nouveaux tambours résonnèrent sur sa gauche... Il était encerclé. Les maîtres des lieux l'avaient repéré et avaient lancé la chasse. Plus à l'aise que lui pour se déplacer dans ce milieu humide, ils gagnaient du terrain à chaque minute. Yvonig jura et se mit à courir. La lune n'éclairait pas suffisamment le sentier pour lui permettre d'éviter les obstacles et il trébucha à plusieurs reprises. Les tambours continuaient de se rapprocher. Une racine plus haute que les autres fit chuter le conteur qui s'étala de tout son long sur le sentier boueux. Les tambours cessèrent soudain.
Le garçon se releva et se retourna doucement.
Sur le sentier et dans les marais qui l'entouraient des centaines de petites torches étaient alignées. Elles éclairaient les visages tordus des créatures des marais, les poulpikans. Un sourire mauvais sur leurs lèvres, vêtus de peaux de rats, les petits korrigans ne dépassaient pas la cheville d'Yvonig et l'observaient en silence. Le garçon savait qu'il ne devait pas se fier à leur taille puisque ces êtres de magie possédaient une force extraordinaire et que s'ils décidaient de s'en prendre à lui, il était perdu. C'était une véritable armée qui entourait le jeune homme, chevauchant crapauds et rats et armés pour la guerre. Ils n'avaient rien d'amical. Yvonig déglutit. Sa seule option était le chemin qui continuait derrière lui, mais il aurait le dos criblé de millier de minuscules flèches avant d'avoir pu esquisser le moindre geste.
Pendant plusieurs secondes qui semblèrent des heures pour Yvonig, des centaines de paires d'yeux brillants fixèrent le garçon sans ciller. Une corne sonna, faisant sursauter l'humain, et un groupe d'une vingtaines de poulpikans mit pied à terre et s'avança, lame au clair, vers Yvonig. Une épée dans chaque main ils étaient prêts à charger mais au moment où ils allaient s'élancer, une boule de fourrure rousse bondit et plongea dans le bataillon de bretteurs, semant la pagaille dans les rangs. Le renard se débarrassa rapidement des vingts épéistes en les envoyant voler dans les flaques d'eau à coups de pattes et de crocs sans que le reste de l'armée n'ose prendre part au combat. Ils avaient senti la nature féérique de l'animal et réévaluaient leurs chances contre un membre plus puissant de leur race.
Louarn profita de ce flottement pour se retourner vers Yvonig.
« Si tu continues sur le sentier tu arriveras à une fourche. Prend la voie de gauche et d'ici une demi-heure tu trouveras un bosquet de saules. Fais vite! »
Sans attendre d'avantage le conteur se rua sur le chemin s'attendant à recevoir une pluie d'ardillons dans le dos, mais rien ne vint. Les poulpikans furent si surpris par le départ précipité de l'humain qu'ils n'eurent pas la présence d'esprit de prendre leurs arcs. Regardant le jeune homme s'éloigner sans savoir que faire, ils oublièrent leur agresseur poilu qui se jeta au milieu des troupes impuissantes. Louarn joua de ses armes naturelles et se débarrassa d'une cinquantaine de bugale an noz avant que ceux-ci ne commencent à s'organiser.
Même si un korrigan de sa race était bien plus fort que ceux des marais, il n'avait aucune chance contre toute une armée. C'est pourquoi, lorsqu'il vit les rangs se resserrer et le gros des troupes sortir les armes il fit un magnifique bond dans les airs et, dans un éclair de lumière suivi d'un nuage de fumée violette, se changea en chouette, s'enfonçant dans la nuit avec un rire d'enfant.
Les poulpikans tentèrent vainement de lui envoyer une salve de flèches mais celle-ci retomba dans les eaux noires du marais, sans faire le moindre mal et à peine plus de bruit. Jurant et pestant, ils dressaient leurs poings vers l'oiseau qui disparaissait dans l'obscurité.
*****
Yvonig courait sur le sentier. Il était essoufflé et avait les genoux en sang à force de trébucher sur des obstacles invisibles. Les tambours avaient repris et il ne savait pas si c'était parce que Louarn avait fui ou s'il avait été vaincu. Il se surprit à espérer que le korrigan aie survécu et redoubla d'efforts pour que les petits êtres des marais ne le rattrapent pas à nouveau. Il avait passé la fourche depuis plusieurs minutes et scrutait l'horizon, priant pour que son compagnon ne lui ait pas menti.
Au bout de quelques centaines de mètres il aperçut enfin les silhouettes sombres d'arbres dans le lointain. Il guida sa course vers le bosquet et, au moment même où il franchissait les premières branches de saule, les tambours cessèrent. Les règles devaient être respectées par tous, il serait à l'abris pour la nuit.
Un hululement lui fit lever la tête et, sur le sommet d'un des arbustes, se tenait une chouette aux yeux d'or.
« Louarn... Tu es vivant! »
La chouette dévisagea Yvonig de son regard doré puis, sans rien répondre, s'envola sans le moindre bruit dans l'obscurité des marais.
« Un simple oiseau... »
Il regarda l'ombre disparaître parmi les ombres et se retrouva seul dans un silence pesant. Aucun bruit ne venait perturber la nuit, pas le moindre coassement de grenouille ne le moindre cri d'animal. Une chape de plomb s'était abattue sur les portes de l'Enfer...
*****
Yvonig frissonna. Trempé et blessé, il aurait eu besoin d'un bon feu et d'un repas chaud. Malheureusement il n'avait plus grand chose à grignoter et il lui était impossible d'allumer un feu avec tant d'humidité. De plus, même s'il était à l'abris des poulpikans sous ce bosquet, il n'était jamais bon d'attirer l'attention dans un tel endroit... Des êtres bien plus sombres pouvaient y rôder...
Il se cala comme il put entre les racines d'un saule et mangea un peu de pain qu'il lui restait, non sans penser au renard qui le lui avait apporté le matin même. Malgré ses mauvais côtés Louarn lui avait sauvé la vie ce soir, et il ne pourrait l'oublier.
Il finit par se blottir en s'emmitouflant dans son manteau, sa respiration se faisant plus lourde, il s'affaissa contre l'arbre et sombra dans un profond sommeil.
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